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Persona grata : chronique d’une invitation à exposer

Philosophe, Philosophe

L’art peut-il témoigner d’une exigence éthique et politique ? L’exposition Persona Grata, au Musée national de l’histoire de l’immigration, répond par l’affirmative à cette question. Art et philosophie s’y conjuguent pour interroger le concept d’hospitalité. Loin d’une visée moralisatrice, elle invite le spectateur à penser la migration à l’aune de son propre parcours.

Qu’est-ce que participer à la mise en place d’une exposition d’art contemporain pour des philosophes ? Se poser cette question, c’est se demander quelle rencontre peut exister entre la philosophie et l’art, à quel degré d’hospitalité l’une peut conduire vers l’autre. À partir de notre essai, La fin de l’hospitalité (Flammarion, 2018), nous avons été sollicités par le Musée national de l’histoire de l’immigration et le Mac Val pour participer au montage d’une exposition sur l’hospitalité au regard de l’art contemporain. L’exposition a été le produit d’un travail collectif où nous nous sommes retrouvés régulièrement avec les commissaires de l’exposition, Anne-Laure Flacelière et Isabelle Renard. Nous avons construit à huit mains le cheminement de l’exposition, à travers cinq moments qui correspondent à des chapitres du livre. Puis nous avons discuté du choix des œuvres et des artistes à partir de la sélection des deux commissaires et avons écrit les textes correspondant aux cinq moments.

L’hospitalité a été le fil rouge de cette exposition ; cela pouvait être problématique tant ce mot est usé, associé à des cultures anciennes (comme celles de la Grèce, de Rome ou de la Perse, de La Gaule ou de la Germanie, des Indiens d’Amérique selon l’article « Hospitalité » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert) et réputé absent de notre monde post-moderne. Des positions asymétriques entre l’accueillant et l’accueilli, ce qu’il en a coûté aux Indiens d’Amérique de recevoir les Européens et un modèle domestique n’ont pas rendu la notion très populaire au XXe siècle, moment historique de la décolonisation du monde. L’hospitalité serait du côté des colonisateurs, pourvue de codes sociaux qui garantiraient cette domination.

Le retour du concept d’ « hospitalité » se fait au XXIe siècle, à un stade de l’histoire où le monde semble avoir opté pour une destruction des équilibres de la fin du siècle dernier, où la mondialisation fait de plus en plus apparaître les destins des riches et des pauvres, et précipite des populations hors de pays où elles ne peuvent plus vivre, et cela sous l’œil des caméras qui filment les flux de migrants tentant leur chance dans tel ou tel pays riche. Ne sont filmés que ces moments où les migrants, exilés ou demandeurs de refuge partent pour les pays du Nord, prennent la parole pour dire leur rêve de vivre là. Les camps de Syriens au Liban ou en Turquie, les parcours des Subsahariens au Maroc ou ailleurs ne sont pas filmés. Nous n’en avons pas d’images en Europe parce qu’ils semblent ne pas nous concerner.

Il existe un conflit des hospitalités. Rien n’est univoque ou simple.

L’hospitalité devient alors une manière, d’une part, de nous rappeler collectivement à ce que nous avions élaboré après la seconde guerre mondiale, un accueil des populations persécutées. Elle détient un sens politique qui croise une nécessité fondamentale de porter secours à celles et ceux qui sont sans terre, sans communauté politique, nus en quelque sorte. D’autre part, elle est aussi le nom de pratiques issues de la société pour accueillir ces demandeurs de refuge qui traversent les frontières sans droits ou sans papiers, au péril de leur vie. L’hospitalité est devenue le mot de ralliement pour celles et ceux qui entreprennent de tendre la main au nom d’une conception de l’humain, prenant le risque du « délit de solidarité ». Un conflit se joue entre les deux formes d’hospitalité : les gouvernants sont de plus en plus rétifs à pratiquer une hospitalité politique invoquant une opinion publique qui serait défavorable et une nécessité de protéger les nationaux en temps de crise. Les tenants d’une pratique de l’accueil invoquent un devoir d’hospitalité, une hospitalité éthique qui se politise de plus en plus. Il existe un conflit des hospitalités. Rien n’est univoque ou simple. L’art devient essentiel : il n’est pas dogmatique, ne se limite pas à des slogans, des messages. Il montre les formes de vie, les imaginaires des migrations, les contradictions des individus et des sociétés, l’état de la mondialisation.

Nous avons essayé, artistes et philosophes, de retracer des parcours de migration, d’en faire des récits. Avec les commissaires d’exposition, nous avons délimité cinq salles : appels d’urgence, désenchantement, la main (dé)tendue, Should I stay or should I go ?, désirs d’horizon. Avec un titre choc : Persona grata. Être hospitalier, n’est-ce pas montrer à quelqu’un qu’il est le bienvenu, un être désirable et non un indésirable ? Persona grata pose le refus d’une vision verticale de l’hospitalité.

Certes, l’hospitalité comme « concept » plane sur l’exposition. Mais il n’a jamais été question de donner une « illustration artistique » de l’hospitalité. Nous sommes très loin de la démarche d’un Heidegger utilisant les Vieux souliers de Van Gogh pour défendre sa vision de la tension entre la terre et le monde, très éloignés également de la classification des œuvres d’art accomplie par Hegel. Notre conception de la philosophie, et de son rapport aux arts, repose au contraire sur une critique de cette conception de l’art comme illustration d’un discours, fût-il philosophique. Dans le livre même, nous avons pratiqué une philosophie de terrain, c’est-à-dire une philosophie soucieuse des lieux où se pratiquent l’hospitalité malgré les difficultés, avec le voisinage parfois de l’hostilité. Nous sommes partis d’expériences à Berlin, dans la « Jungle » de Calais, à Vintimille, à la frontière entre la Grèce et la Macédoine… L’idée a toujours été de construire un concept de l’hospitalité à partir d’observations, de rencontres, du traitement de l’actualité dans ce que l’on a appelé « la crise d’accueil des migrants » à partir de 2015. Ce que nous saisissons sur le vif fait alors écho à des textes, à des concepts. Ainsi naît un regard philosophique.

L’art atteint ce paradoxe qu’il est à la fois matériel et immatériel, qu’il nous touche et nous fait penser en même temps.

Tout comme la philosophie de terrain permet de révéler les nœuds de l’hospitalité, son caractère souvent conditionnel, l’art contemporain produit un regard habité par des formes de vie. Les propositions artistiques, qu’elles soient métaphoriques, poétiques, critiques ou engagées, font connaître ; elles ne montrent pas le concept toujours flottant mais elles expriment quelque chose du monde in situ posé avec le regard de l’artiste, ses rêves, son univers d’objets, son histoire à la fois individuelle et collective.

Dès lors, la perspective a été celle des correspondances. Les correspondances chez Baudelaire se passent à la fois entre les arts et les sens qui les portent, entremêlant l’écoute et le regard, mais aussi entre des formes sensibles et des idées. L’art atteint ce paradoxe qu’il est à la fois matériel et immatériel, qu’il nous touche et nous fait penser en même temps. Ainsi, avec les artistes, nous avons cherché des correspondances plutôt que des illustrations et mis en avant toutes les ambiguïtés, les opacités et les contradictions de nos sociétés. Les correspondances invitent à mettre en avant des analogies, des rapports aux mythes, aux rêves, aux désirs et à la réalité bien sûr.

Au tout début de l’exposition, une œuvre de l’artiste Sarkis présente un gros paquebot, dans un très beau noir lumineux. À côté, un tout petit bateau de guerre est là, presque fragile ; tout est illuminé par un jeu d’ampoules électriques, lesquelles portent le terme de « trésors ». Qu’est-ce que partir sinon s’imaginer une vie qui défie les guerres et tous les désastres ? Cette œuvre évoque le passage de la mer, le coût du rêve. Un autre moment avec Moataz Nan : au milieu de l’exposition, une très belle yourte en lattes de bois posées sur du cristal renvoie à la nécessité et à la beauté de l’abri. En même temps, l’abri n’a pas de porte, on ne voit pas l’intérieur. Pourtant, le mot « amour » en arabe se reflète sur le plafond. L’accueil est toujours menacé par son retournement et par son affaiblissement surtout dans les périodes de l’histoire où les peurs prédominent. Le cristal est en morceaux tout comme une vie peut être en lambeaux.

Enfin, une partie de l’exposition est consacrée à ce que l’on pourrait appeler l’art-document, avec des photographies, notamment celles de Bruno Serralongue, qui a réalisé des séries dans la jungle de Calais en 2006 et 2016, montrant les conditions de vie des migrants mais aussi l’entraide, la solidarité. Il y a aussi toutes ces mains qui se tendent ou se détendent et ce superbe film de Zineb Sedira à la fin de l’exposition. On fait un trajet entre les deux rives de la Méditerranée ; ce voyage est si bleu et en même temps si long. Le bateau est vide. On se demande à quoi peut bien penser ce voyageur si solitaire.

Nous avons enfin insisté sur la capacité d’agir des exilés.

Notre perspective a bien été d’établir une correspondance entre l’art et la philosophie sur la question de l’hospitalité, convaincus qu’il s’agit là de la meilleure manière de susciter la réflexion et de faire que les spectateurs repartent avec, en eux, la trace de leur propre parcours. L’exposition n’est pas du tout conçue de façon moralisatrice ou sur le ton de l’indignation. Le but est plutôt, en écho aux lieux d’accueil qui existent ou n’existent pas, aux dispositifs que l’on peut répertorier ou désirer, de solliciter la disposition, c’est-à-dire d’inciter le spectateur à s’interroger sur la notion d’accueil, sur les parcours de vie migratoires.

Nous avons enfin insisté sur la capacité d’agir des exilés, qui partent et tentent d’arriver ailleurs (avec en écho la chanson des Clash : « Should I Stay or Shoul I Go ? »). Nous voulions montrer la « normalité » des migrations, au sens où il n’est pas uniquement question de flux mais également d’individus avec des rêves, des désirs, une volonté de se faire une place, de travailler, d’éduquer des enfants, etc.

Si l’on veut sensibiliser l’opinion publique à la question de l’hospitalité, le mieux est de passer par les affects, les émotions, tout ce qui présente une construction sensible de l’hospitalité. En général, les personnes qui commencent à accueillir des exilés le font parce qu’elles rencontrent de façon fortuite tel ou tel, qui vient d’ailleurs. Elles échangent, sont traversées par des émotions puis se décident à agir. Inversement, ceux qui tiennent les discours nationalistes ne jouent pas sur les mêmes émotions et avec le même usage des affects, mais ils ont bien compris leur capacité à pousser à l’action.

Une telle exposition est habitée par une exigence éthique et politique, appréhender les vies qui sont soustraites au regard, retrouver, sous la question migratoire, un visage, une main, un sourire ou une parole. Les êtres humains ne se développent pas tout seuls, sans aide et sans accompagnement, sans soutien. Des personnes sans droits sont aussi des personnes qui se voient refusées toute place. Leur situation n’est pas seulement juridique, elle est matérielle : leur sensibilité s’éprouve sur le mode d’une grande vulnérabilité. L’éthique est concernée par les formes de vie des individus, la construction la plus juste du sensible, l’art et la philosophie aussi. C’est là où elle rejoint la politique. L’expérimentation artistique, tout en montrant des formes de vie, tient de l’utopie. Elle conjure l’hétérotopie des lieux ségrégés où vivent sans être appréhendés ni reconnus les demandeurs de refuge. Elle en fait autre chose.

 

NDLR : Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc ont fait paraître La fin de l’hospitalité (Champs, Flammarion, 2018).

L’exposition Persona Grata se tient au Musée national de l’histoire de l’immigration du 16 octobre 2018 au 20 janvier 2019.


Fabienne Brugère

Philosophe, Professeure à l'université Paris 8

Guillaume Le Blanc

Philosophe, Professeur à l'Université de Paris-Diderot

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