Littérature

L’égalité des idiots – à propos du nouveau livre de Pierre Guyotat

Critique littéraire

En 1970, Pierre Guyotat a raté d’une voix le Médicis pour son livre alors interdit Eden, Eden, Eden. Hier, il vient de remporter ce prix pour Idiotie, l’occasion de revenir sur la cohérence esthétique et politique d’une œuvre qui sexualise autant qu’elle mémorialise les enjeux historiques.

Bertrand Leclair a récemment signé dans AOC une critique éclairante d’Idiotie de Pierre Guyotat. Il concluait sur ces mots : « Le dire de l’idiot n’en continue pas moins d’exister, et d’agir en vérité : voilà bien ce dont Idiotie témoigne avec une force désormais sereine, admirable de l’être. » La vérité du dire de l’idiot, juste façon d’évoquer la singularité de ce récit de Guyotat qui semble nécessaire pour se départir de quelques malentendus tenaces sur son travail.

Le premier malentendu, souvent réitéré, par la critique concerne la langue. Au milieu des années 2000, Guyotat a entamé un cycle autobiographique dont les traits stylistiques diffèrent de son œuvre de fiction. Celui-ci sépare les textes « en langue » de ceux « en langue normative ». Si cette désignation correspond évidemment à des moments distincts de son travail, à des caractéristiques formelles identifiables, et obéit à des ambitions différentes, il apparaît peu utile d’opérer une translation de cette division sur le plan politique. En sol français, le mariage entre avant-gardes esthétique et politique a une longue histoire.

Il semble toutefois qu’il vient faire paravent devant des livres plus difficilement assignables à un doxique engagement littéraire. L’Américaine Kristin Ross a bien montré dans son remarquable ouvrage Rouler plus vite, laver plus blanc que l’avant-garde n’épouse pas toujours la vélocité des changements sociaux, et peut même constituer une arrière-garde. À titre d’exemple, au tournant des années 1960, le Nouveau Roman n’apparaît assurément pas comme un vecteur de modernisation ni d’élaboration des théories de la décolonisation. Petit détour pour dire que le réflexe qui poserait la langue « expérimentale » de Guyotat du côté d’une plus grande radicalité politique que les textes en langue normative est un raccourci intellectuel, notamment parce que ses récits autobiographiques sont le lieu d’une complexe conceptualisation de l’espace social et que celle-ci vient enrichir le travail expérimental qui se poursuit en parallèle – que les univers et les styles se contaminent, pour ainsi dire. Par ailleurs, les mots « expérimental » et « normatif » sont, pour ainsi dire, des concepts essentiellement contestés.

Cette division, si elle est trop strictement maintenue, provoque un second malentendu à propos d’une différence générique marquée entre les textes de fiction et les récits autobiographiques. Cette division occulterait une tierce partie de son corpus, soit l’ensemble des livres d’entretiens, recueil d’essais, écrits sur la musique, collaborations avec des plasticiens, textes destinés aux arts de la performance. Et il semble plutôt, après examen des preuves, que les deux pôles se nourrissent l’un l’autre, que la fiction est alimentée par le matériel autobiographique, et inversement, que le « courage de la vérité » qui marque le cycle de récits de soi (ainsi que plusieurs textes essayistiques) tourne autour de scènes originaires qui pourraient figurer côte à côte avec les putains, proxénètes, esclaves qui peuplent les fictions de Guyotat.

Pour le dire simplement, et c’est ce que mon récent livre tente de mettre de l’avant, c’est qu’une pensée politique qui obéit à quelques principes généraux traverse l’ensemble de l’œuvre : l’expression d’une biopolitique des corps assujettis, l’élaboration de micro-utopies émancipatrices, la mise en place d’une mémorialisation et d’une sexualisation des enjeux historiques, l’amalgame entre désir de transparence à soi et pour soi et relation conflictuelle aux événements politiques. Ces lignes de force, qui constituent d’authentiques idées politiques, trouvent leur incarnation dans des énonciations très variées, comme autant de stratégies offensives différentes. Idiotie apparaît, de ce point de vue, comme une excellente occasion de redire que l’œuvre « normative » de Guyotat n’est aucunement une régression politique, ni un sage retour à la raison après la folie avant-gardiste. Après tout, cette lisibilité est somme toute très relative. Parlons comme les critiques marxistes d’une autre époque : Idiotie apparaît comme un moment de synthèse d’idées dialectiques, de différents courant de son œuvre, de morceaux jadis épars ici rassemblés.

Cette demande faite au père donne le ton à l’ensemble de la trame narrative.

Alors de quoi est faite cette Idiotie ? Roman d’apprentissage, comme l’était Arrière-fond, d’apprentissage du monde social, Idiotie est aussi, avant tout, un roman d’émancipation. « Hier, mineur encore pour une année et demie, j’ai envoyé à mon père une demande d’émancipation, une adresse poste restante du quartier de la Bourse où des amis s’engagent à reconnaître le terrain avant que j’y présente ma carte. » (p. 29) Cette demande faite au père donne le ton à l’ensemble de la trame narrative, qui retrace l’arrachement difficultueux au milieu familial, au terreau bourgeois, aux déterminations sociales. À certains égards, Idiotie poursuit parfaitement Coma, Formation et Arrière-fond. D’un point de vue chronologique, il en constitue la suite : Arrière-fond se concentrait sur un voyage en Angleterre réalisé à l’adolescence, Idiotie reprend le récit de la jeunesse de Guyotat alors qu’il quitte la maison familiale après le décès de la mère. Fuyant son père, ou les émissaires que ce dernier engage, occupant divers petits boulots, il zigzague dans un Paris presque benjaminien : « Je tourne dans Paris, sa proche banlieue parcourue l’été dernier dans mes courses vers les cousettes au grand cœur, le mien alors si joyeux : au nord, vers la Zone, dont la neige ne réduit pas les remugles ; les charrettes des chiffonniers sans voix brinquebalent sur les pavés verglacés, de la poussière, de la cendre autour ; taudis, volées d’enfants mâchurés. » (p. 47)

Idiotie raconte les années 1958 à 1962, notamment la période algérienne, si souvent commentée, si cruciale dans son parcours biographique et littéraire, et pourtant jamais vraiment racontée. De longs passages prennent la forme de méditations métaphysiques (déjà nombreuses dans les récits précédents), alors que de longs segments listent des faits et des actions. Ce mélange de deux tonalités, l’une réflexive, la plus souvent lyrique, et l’autre presque factuelle, explique très certainement la difficulté relative à se saisir du texte. Idiotie ne pose pas de problèmes immédiats de lisibilité, mais, oscillant entre une sécheresse stylistique et un emportement impétueux, exige une attention soutenue du lecteur. Ainsi, la langue normative n’empêche pas l’univers de Guyotat d’être parfois opaque (dans ce qu’il figure, et dans sa syntaxe), opacité percée par des moments de limpidité, voire d’illumination. Il me semble également que ce partage action/réflexion, entre immédiateté et distanciation (selon ses propres mots), est aussi une mise en scène de la portée cathartique de la littérature. Ce long processus d’aveu (des fautes, des défaites, des souffrances, des tortures) se poursuit depuis plus de dix ans chez Guyotat ; en fait, il était déjà entamé dès les années 1970, dans « Cassette 33 longue durée » (repris dans Vivre, 1984). Cette transparence participe d’un désir d’explications de soi, d’un exercice de lucidité qui prend parfois les traits d’une logorrhée délirante.

Le cycle autobiographique présente certes la caractéristique principale de s’appuyer sur la vie de l’auteur, mais aussi de réitérer la pulsion des avant-gardes historiques de concilier l’art et la vie, ou dans ce cas, de brouiller complètement tout ce qui pourrait séparer l’art et la vie. Tout se passe dans ces livres comme si les événements étaient vécus pour devenir littérature, et comme si l’écriture était en soi une forme de vie. Ce sont des absolus qui sont ici liés à une transformation de soi par la littérature, ou plus encore, par le fantasme de transformer la littérature – dans, par et contre la famille, dans, par et contre l’armée. Les trois premiers volumes du cycle constituaient, et il s’agit là de leur pleine puissance, une réflexion lucide sur ce qu’implique la subjectivation politique, quelles sont les conséquences de l’émancipation d’un sujet à travers les contraintes psychiques et sociales qui balisent son action dans le monde. Chez Guyotat, les sujets se délitent, et c’est dans cet effacement que devient possible leur émancipation.

Cette dissolution du soi dans les autres est une clé de voûte pour comprendre les rapports entre l’œuvre de fiction et les mémoires de Guyotat.

Idiotie retrace le parcours d’un devenir écrivain dans la coercition, présente un jeune homme traversé par la vie extérieure, plus qu’il ne la traverse lui-même. « Je traverse avenues, rues, places sans regarder, ni droite, ni gauche, ni devant, comme si je n’existais pas, pour moi et pour les autres : les freinages, les klaxons sont pour les vivants. » Cette dissolution du soi dans les autres est une clé de voûte pour comprendre les rapports entre l’œuvre de fiction et les mémoires de Guyotat. L’idiotie, nous dit-il, c’est aussi savoir parler avec la voix des autres, même quand on parle pour soi avec « sa force de mémoire », plus précise que la mémoire « grossière et concassée » (Arrière-fond).

« Illumination : c’est de la bête que je dois faire une œuvre, de l’idiot qui parle, du “rien”, encore un peu de psychologie française, de “personnages” – c’est dans le 4 x 4 de commandement que j’ai écrit, quelques mois auparavant, en attente du chef de bataillon, le prologue d’un livre à paraître deux ans plus tard, et bientôt l’épopée d’un idiot – par l’idiot, détruire l’humanisme, comprendre le monstre politique ou de camp (la culture n’a pas empêché la pire déshumanisation… » (p. 149)  ; et plus loin, en clôture du livre, dans un intertexte explicite avec Tombeau pour cinq cent mille soldats (« Les soldats casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveaux-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets : les bébés roulent hors des bras des femmes accroupies sur les tôles mitraillées des G.M.C. ») et avec Arrière-fond (« Des dizaines de familles d’ouvriers, d’employés, européens et ‘‘musulmans’’, d’une mine de pyrite, à trois kilomètres de la mer, sont assaillies et massacrées à midi, par un commando du F.L.N. auquel se joignent, dans le paroxysme de l’action, des voisins retournés : hommes, femmes, enfants, bébés, sont égorgés, éventrés, éviscérés, châtrés, décapités, dépecés – certains, vivant encore –, au couteau, à la hache, à la fourchette  ; filles et femmes, violées devant frères et époux châtrés. »).

« Mais avec eux, auprès d’eux maintenant, et à cette heure encore, tous les égorgés, tous les mutilés du nez, des lèvres, des oreilles, tous les énuclées, tous les démembrés, tous les désentraillés, tous les traqués abattus, tous les battus à mort, tous les déchiquetés, tous les enflammés, bébés jetés contre les murs, mères enceintes éventrées, toutes les violées, tous les torturés, tous les ébouillantés vifs, tous les hachés, tous les sciés vifs, tous les écorchés, tous les rendus fous, tous les humiliés à vie, tous les disparus jamais retrouvés : victimes à retardement du crime original de la conquête » (p. 249-250). Coma parlait depuis le malade, Formation depuis l’enfant, Arrière-fond depuis l’adolescent. Dans les premiers volumes du cycle, Guyotat se figure en martyre, en saint, en Louis XVII, en Jeanne d’Arc, en Mowgli. Chez Guyotat, l’énonciation autobiographique est toujours précarisée par l’existence des autres, projetée sur les figures anonymes et célèbres du passé, sur les objets, sur les bêtes – ce que Michel Leiris désignait comme le jeu égalitaire des « hommes, bêtes, vêtements et autres ustensiles » dans sa préface à Éden, Éden, Éden en 1970.

Guyotat dépasse ici la prise de conscience de l’action des autres, et pose les bases d’une éthique de l’insoumission.

Idiotie témoigne de la persistance de plusieurs figures : récit de l’Exode, motif de l’emprisonnement, omniprésence de la mère, adresse à Dieu. Mais il leur donne une ampleur, d’abord stylistique (la phrase ne cesse de surprendre, sinueuse, énumératrice, parfois rugueuse, évoquant par moments celle de Bergounioux), puis référentielle, en donnant accès au cœur du livre à l’épisode algérien, où naît cette profonde indignation pour les opprimés qui traverse son œuvre. Idiotie est un livre de formation politique, ce qu’était déjà Formation qui relatait la compréhension précoce de la violence biopolitique de l’histoire. Mais Guyotat dépasse ici la prise de conscience de l’action des autres, et pose les bases d’une éthique de l’insoumission se nouant dans le rejet de la langue du pouvoir colonial, dans l’agonisme du discours.

La partie du livre intitulée « La prison », précédemment publiée dans Critique en 2016, donne accès à la genèse de cette insoumission. Emprisonné pour sédition et complicité de désertion, il se retourne alors contre l’idée même de France, incarnée par ses appareils répressifs et idéologiques : « Le doute, la honte, la rage me tiennent éveillé ; je détache la petite pierre du bas du mur, prend le bloc de couleur orange, écrit suite aux restes de compte, de kilos, une première note : Rien n’est pur ; ni eux, ni moi, ni moi surtout ; personne pour m’assurer dans ce qui reste de mon moi : la certitude de quelques faits, l’indépendance proche d’un peuple dont c’est le droit, mon désir de créer : entre ces deux réalités, l’une collective, l’autre individuelle, je ne suis rien ; mon corps même m’échappe, mes nerfs en contraignent l’usage : et ce bref sanglot du dernier interrogatoire, comme je voudrais remonter, comme pour le vol, le temps et revivre la scène à mon avantage, à celui du moins de la Cause à laquelle ils me rattachent et dont cette faiblesse d’un seul a pu réduire la force collective. » (p. 133)

Cet emprisonnement donne lieu à des interrogatoires, où les lieutenants lisent ses « petites fictions et notes », pour ensuite lui demander de « justifier chacun des faits rapportés dans ces notes », ce qui paradoxalement lui donne envie de les « corrige[r], les augmente[r], les amplifie[r] intérieurement », transformant la censure extérieure en pulsion créatrice. C’est là le cœur de la politique de Guyotat : le pouvoir coercitif n’annihile pas la littérature, il lui confère une force de contestation encore plus grande qui concerne, en dernière instance, la liberté du verbe et du corps, où le sujet est toujours dans les limbes de l’émancipation individuelle et collective.

En cela, Idiotie sape toute idée d’autorité esthétique, morale, politique, éthique. Il suppose l’égalité absolue des humains, des anomaux, des choses. Cette égalité est le fondement même de l’œuvre de Guyotat, et vient lutter contre les forces de domination qui la travaillent de l’intérieur. Elle fait écho à ce maître ignorant dont parle Rancière, dont l’ignorance est peut-être jumelle de l’idiotie du jeune illuminé qu’est Guyotat : « Il n’y a d’insensés que ceux qui tiennent à l’inégalité et à la domination, ceux qui veulent avoir raison. La raison commence là où cessent les discours ordonnés à la fin d’avoir raison, là où est reconnue l’égalité : non pas une égalité décrétée par loi ou par force, non pas une égalité reçue passivement, mais une égalité en acte, vérifiée à chaque pas de ces marcheurs qui, dans leur attention constante à eux-mêmes et dans leur révolution sans fin autour de la vérité, trouvent les phrases propres à se faire comprendre des autres. » (Jacques Rancière, Le Maître ignorant)

 

Pierre Guyotat, Idiotie, Paris, Grasset, 2018.

NDLR : Julien Lefort-Favreau a récemment publié Pierre Guyotat politique (Lux éditeur, 2018). 


Julien Lefort-Favreau

Critique littéraire, Enseignant à Queen's University

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