Littérature

Idiotie de Guyotat : tout sauf une bêtise

Écrivain

Un demi-siècle après le surgissement de son Tombeau pour cinq cent mille soldats, Pierre Guyotat fraie à la source même du geste artistique qui avait fait naître ce monument littéraire et fait paraître Idiotie, livre terrible et pourtant profondément revigorant.

Galvaudé par l’usage médiatique et publicitaire qui voudrait nous faire croire qu’il en pleut chaque semaine, le mot de chef-d’œuvre s’impose, cette fois : à quelque définition du terme qu’on se réfère, Idiotie y renvoie. Cela reste vrai qu’on l’aborde comme un ouvrage autonome à la puissance d’évocation saisissante ou comme la clé de voûte d’une œuvre toute entière fondée par le récit qu’il déploie : racontant les années 1958 à 1962 telles que les a vécues l’auteur autour de sa vingtième année, à Paris puis en Algérie où il était conscrit, Idiotie en devient en effet le fascinant récit des origines d’une œuvre majeure.

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Un demi-siècle après le surgissement des sept chants de Tombeau pour cinq cent mille soldats dans un paysage littéraire français qui s’en est trouvé immédiatement modifié, en 1967 (l’auteur avait 27 ans), Idiotie fraie en effet à la source même du geste artistique qui l’a fait naître. Ce geste s’en trouve éclairé d’une lumière nouvelle quand son ambition, de fait, s’y révèle moins élevée que profondément « idiote », au sens poétique du terme, ainsi que l’affirme le titre d’un livre terrible par sa matière (il se clôt sur un vibrant rappel de tous les morts de la Guerre d’Algérie, « victimes à retardement du crime originel de la conquête »), et pourtant profondément revigorant. C’est qu’il atteste, à travers le regard d’un adolescent à la sensibilité hypertrophiée, d’une réalité sensible qu’occulte sciemment le quotidien publicitaire et anesthésié qui est le nôtre (et revient en mémoire cette affirmation toute simple formulée par l’auteur dans le volume d’entretiens Explications, paru en 2000 : « C’est l’usage publicitaire – au sens large et profond – des mots, qui corrompt la pensée. Quand on aura enfin compris ça, on aura compris beaucoup de choses»).

En vérité, la suite de tableaux tous saisissants qui constituent Idiotie, qu’ils disent la grande pauvreté dans le Paris de 1958 ou la brutalité de certains gradés dégradant l’honneur de la France dont ils se réclament en Algérie, restitue les stations d’un long combat spirituel, de ces combats dont Rimbaud disait au même âge qu’ils peuvent être aussi brutaux que la bataille d’hommes. Défiant d’abord la loi du père par une longue nuit d’hiver qu’il mettra des mois à expier en errant affamé dans les rues de Paris, puis la loi de l’armée (appelé en Algérie en 1960, il est emprisonné au printemps 1962 pour sédition et complicité de désertion), le jeune homme passe en quatre ans et 250 pages de l’extrême fragilité où l’a laissé la mort d’une mère vénérée à la grande force intérieure qui lui permet de sortir grandi des dix jours d’interrogatoires qu’il a subis. C’est après le récit de l’emprisonnement que le récit commence de flirter avec les visions hallucinatoires d’où procèderont les sept chants de Tombeau pour cinq cent mille soldats : le lecteur reconnaît à travers les personnages ici ancrés dans la réalité sordide du maintien de l’ordre en Algérie les figures fantasmatiques et bien plus réelles de l’épopée qui sublimera son expérience désastreuse – quand Tombeau pour cinq cent mille soldats, comme toutes les grandes épopées depuis l’Antiquité, n’avait au fond pas d’autre raison d’être créée que de répondre à une question impossible mais inévitable : qu’est-ce qui a bien pu nous mener là, et en l’occurrence nous mener à tant d’horribles horreurs, tous ensemble et moi au milieu d’eux ?

De fait, et comme toujours chez Guyotat mais d’une manière neuve ici, ce qui frappe visuellement dès la première page, c’est la stupéfiante matérialité de la phrase, non pas tant écrite que marquée, gravée.

Guyotat raconte pour la première fois ce violent renvoi au réel que lui fut l’emprisonnement, dont les effets furent amplifiés par la réaction de camarades incapables de comprendre que l’on puisse de quelque manière que ce soit s’entendre avec un ennemi susceptible de vous égorger la nuit prochaine. Isolé au cachot, « le doute, la honte, la rage (le) tiennent éveillé », et le jeune écrivain qui vient de recevoir à l’armée un exemplaire de son tout premier livre (Sur un cheval, paru au Seuil en 1961) entame ainsi l’écriture d’un carnet dissimulé entre deux pierres : « 9 jours que je suis enfermé. Rien, rien n’est pur ». Rien, ni personne : ni ceux qui l’accusent, ni lui-même, qui se dépeint comme étant encore croyant à l’époque mais écartelé entre deux réalités, « l’une collective, l’autre individuelle ». Persuadé qu’il est juste que l’Algérie atteigne à l’indépendance, il est obnubilé par l’idée de « faire œuvre » (encore faut-il rester vivant et retrouver la liberté) et tout autant par le corps inaccessible de la femme, corps féminin qui s’affirme en bien des pages d’Idiotie le lieu même d’un vertige hitchkockien : un insoutenable appel du vide. Tenaillé par la chair, il lui semble cependant impossible de « céder à la femme », d’envisager une descendance, un soutien réciproque et durable qui « relâcherait la tension nécessaire au grand œuvre spontanément transgressif, me contraindrait à écrire de la fiction sage, morale, de convention, à vie, pour mes obligés ».

C’est de cette nuit algérienne et morale que surgira dans son carnet la première phrase de Tombeau, à la suite d’une « illumination » qu’il traduit en programme d’écriture ainsi restitué au coeur d’Idiotie : «C’est de la bête que je dois faire une œuvre, de l’idiot qui parle, du « rien » (…) plus le mental et les préoccupations sont limitées, plus le verbe est beau et ample : l’idée fixe comme percée et éclatement du réel.»

De fait, et comme toujours chez Guyotat mais d’une manière neuve ici, ce qui frappe visuellement dès la première page, c’est la stupéfiante matérialité de la phrase, non pas tant écrite que marquée, gravée. Peu d’adjectifs, « rien que des faits, les plus petits » ; dans un fascinant mélange entre la grande maturité qui autorise enfin à distiller les pires souvenirs et l’immédiateté préservée d’un ressenti adolescent si longtemps mis au secret, ces faits vieux d’un demi-siècle saisissent le lecteur comme un alcool fort, ambré, un alcool de cinquante ans d’âge dont il faut admettre la puissance piquante aux yeux avant d’en goûter le subtil équilibre, fruit d’une empathie qui fut dangereuse d’être sans limite à l’adolescence, cultivée au long de l’œuvre comme la part idiote peut-être mais la meilleure de soi-même. Il en résulte paradoxalement une grande douceur, un effet de chaleur sensible, et peut-être est-ce cela qui revigore, qui peut réconcilier le lecteur à son tour : car le lecteur en vient ici à partager, en réalité, le processus de réconciliation de l’auteur avec lui-même, cinquante ans après ces années d’incessantes déchirures (l’adolescence ? un tissu entamé que plus rien ne retient).

Sur ce point, il n’est pas inutile d’insister sur le caractère écrit de Idiotie, quand les récits autobiographiques publiés par Guyotat depuis le superbe Coma, en 2005, étaient de préférence dictés, comme s’il fallait maintenir une frontière, un écart, entre «  l’œuvre en langue », c’est-à-dire les fictions majeures déployant un univers fantasmatique en expansion constante, et une démarche autobiographique relevant de la « langue normative ». Idiotie abolit cette ligne de partage des eaux, quant il est certes écrit dans une langue qui n’entame pas physiquement les mots comme le fait son œuvre de fiction, mais qui en garde les traces, marquée par le rythme et les expressions idiomatiques : ainsi quand font irruption dans un bistrot des confins parisiens où s’organise la résistance algérienne des policiers « décasqués mais matraque au poing », ou encore quand le regard du myope se choisit « à cru ou avec verres ».

Idiotie dès lors ne se contente pas de frayer à la source, il délivre dans le passé désormais lointain dont il s’empare cette « meilleure part de soi » longtemps mise au secret, celle du créateur résolu à dire le monde non pas tel que les censeurs ou les publicitaires veulent qu’on le représente.

Ce processus de réconciliation n’est pas nouveau ; on le percevait en cours depuis plusieurs livres déjà, les dernières fictions en langue laissant une place de plus en plus importante à la douceur et au comique (un comique qui n’épargnait pas le « mossou qui met en gorge nos répliques », ainsi que l’un des « joyeux animaux de la misère » désigne son « créateur »). Il faut sans doute rappeler ici ce que savent les lecteurs de Coma, à savoir le lourd tribut qu’a coûté à Guyotat, physiquement et psychiquement, l’interdiction en 1970 du très fascinant Eden Eden Eden, dont la langue encore intacte se dresse face au lecteur avec la beauté du serpent. L’interdiction, que n’avait pas réussi à éviter les trois préfaces « préventives » de Barthes, Leiris et Sollers, ne fut levée qu’en 1981. L’ayant vécue comme une mise sous séquestre de la meilleure part de lui-même, celle qui crée sans se préoccuper davantage du qu’en-dira-ton que de la morale, Guyotat a réagi à la censure en créant une langue imperméable à la bêtise de ses agents, réinventant la syntaxe et tronquant les mots au point de donner à ses pages, à grands renforts d’apostrophes et de voyelles éludées, un aspect littéralement sémitique dans les monolithes noirs et tranchants que furent Prostitution et Le Livre (Gallimard, 1975 et 1984). Le processus s’est inversé à partir de Progénitures (Gallimard, 2000), qui le premier a desserré la morsure anticipée de la censure, acceptant de se découper sur le blanc de la page en versets aériens à lire d’un seul souffle pour déployer l’épopée d’un monde de chômage et de misère hanté par la chair animale, le nôtre. Dans les deux volumes de Joyeux animaux de la misère (2014 et 2016), le dire s’est fait plus limpide encore, le rythme plus souple, les mots moins écorchés (à tous les sens du terme) : disons donc que l’on a assisté depuis 2000 à une levée d’écrou très progressive.

Idiotie dès lors ne se contente pas de frayer à la source, il délivre dans le passé désormais lointain dont il s’empare cette « meilleure part de soi » longtemps mise au secret, celle du créateur résolu à dire le monde non pas tel que les censeurs ou les publicitaires veulent qu’on le représente, mais dans sa crudité tragique, dans sa cruauté pérenne. Nul hasard si l’empathie, tout au long d’Idiotie, va toujours au plus faible : rarement elle se tourne vers les gens aisés qui manient les puissances de l’argent aussi bien que la rhétorique permettant de les orienter à leur unique profit ; toujours elle va à ceux qui n’ont rien, sont considérés, n’ayant rien, comme n’étant rien, que ce soit sur le trottoir parisien ou dans les casernes d’Algérie.

Paradoxalement, cet idiot irréductible à la communauté voit et exprime librement ce qui d’ordinaire doit rester caché chez chacun, tout ce qui relève du secret le plus commun dans l’expérience du corps humain.

Ce tropisme de la faiblesse, moteur de l’œuvre en langue de Guyotat, ne résulte pas tant d’une forme de générosité issue de son éducation catholique dans l’immédiat après-guerre que d’un constat : à ceux qui n’ont rien demeure cependant une vie, et avec elle une petite et très fragile part d’humanité, qui se donne à voir nue, sans atours trompeurs. La faiblesse peut en devenir une force de vie, l’idiot le sait mieux que quiconque.

Me voici donc ramené au titre, d’une importance décisive, d’autant que la notion d’idiotie invite dans l’esprit du lecteur celle de « sous-réalisme » susceptible de caractériser l’une des lignes de force de l’œuvre en langue de Guyotat. On se souvient que, dans le premier Manifeste du Surréalisme, André Breton voulait atteindre à une écriture qui se déploie « en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale » (ce que revendique évidemment l’artiste qu’est Guyotat), mais pour ce faire il évoquait une « dictée de la pensée », visant à libérer « le fonctionnement réel de la pensée ». Le sous-réalisme de Guyotat vise nettement moins haut. C’est bien plus à une dictée du corps singulier qui s’exprime à travers le langage qu’à une dictée de la pensée qu’entraîne l’idiotie ici revendiquée par le titre. On peut d’ailleurs rappeler que le texte décisif qu’il a prononcé en 1972 à Cerisy pour affirmer avec force la dimension libidinale de l’écriture s’intitulait «Langage du corps» (in Vivre, 1984).

Clément Rosset a éclairé dès 1978 dans Le Réel : traité de l’idiotie l’acuité de ce mot, explicitant son étymologie : « Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique (…) Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elle-mêmes » ; singularité irréductible, l’idiot est celui qui est ignorant au point d’être « étranger à un métier », inadapté à toute définition professionnelle et même sociale. Paradoxalement, cet idiot irréductible à la communauté voit et exprime librement ce qui d’ordinaire doit rester caché chez chacun, tout ce qui relève du secret le plus commun dans l’expérience du corps humain ; c’est que l’idiot, imperméable aux représentations héritées, est avant tout ce corps immédiatement confronté à l’excrément, à la nudité, à l’attraction animale et à la mort – à tout ce que, dans l’ordinaire de la vie sociale, nous renvoyons derrière le voile d’une pudeur intériorisée au plus jeune âge.

Selon la médecine du XVIIIe siècle qui a fixé ces termes, le « débile » a l’âge mental d’un enfant de sept ans, « l’imbécile » celui d’un enfant de quatre ans et « l’idiot » d’un enfant de deux ans : l’âge d’un enfant qui manie les mots comme des choses mais n’a pas encore pleinement «accédé au langage» ainsi que le formule une expression aussi fallacieuse que celle qui veut que le soleil se lève (on sait bien qu’il n’en est rien : la terre tourne) puisqu’en vérité c’est le langage commun qui, via la langue maternelle, envahit l’enfant, quoi qu’il en veuille.

La petite enfance, idiote et toujours singulière, est avide et impudique de n’avoir pas encore appris qu’on ne doit pas « regarder comme ça » et moins encore dire « tout haut » ce que l’on a vu que la décence interdit de voir. C’est un âge, surtout, où le « dire » est profondément ancré dans sa vérité archaïque, dont témoigne l’étymologie renvoyant le bavardage adulte à l’ineptie : le verbe « dire » vient d’une racine indo-européenne signifiant « montrer » à laquelle le latin, qui conservait au terme son caractère juridico-religieux, a donné le sens de « montrer, faire connaître par la parole ». Rendre visible par la parole ce qui ne l’était pas ou plus : « l’art ne doit pas restituer le visible, mais rendre visible », affirmait Paul Klee, et l’art littéraire le premier quand il prétend « dire » le monde.

Encore faut-il, avant de « dire », être un peu Voyant, pour retrouver Rimbaud qui est décidément, bien davantage que Sade, la figure tutélaire de l’œuvre de Guyotat : la singularité de l’idiot, sa puissance d’empathie dont veut résolument témoigner Idiotie sont l’une des voies d’accès à une autre réalité, celle qui agît les hommes dans leur arrière-monde. La verticalité du geste artistique de Guyotat ne vise pas tant à élucider « l’instinct de ciel qui est en nous » (disait Mallarmé) qu’à révéler le dessous des choses, ce qui agit les hommes en profondeur, loin en dessous du discours socialisé où ils se prétendent gouvernés par la raison – ce à quoi s’emploie l’œuvre en langue de Guyotat depuis cinquante ans. Pour n’en donner qu’un exemple, on peut évoquer les scènes de tribunal de Progénitures atteignant au plus haut comique lorsque les « putains » mâles et femelles sont convoqués au tribunal pour y témoigner, bien que ces « figures », personnages majeurs de la grande scène libidinale que déploie Guyotat dans son œuvre en langue, n’aient aucune existence légale. Tantôt anges tantôt démons, les putains viennent incarner un instant des paroles d’ordinaire interdites dans l’espace judiciaire, étant d’autant plus libres dans leur expression qu’ils sont asservis, et donc irresponsables, au tribunal comme ailleurs ; ils peuvent dès lors s’égayer dans l’espace dévolu au verbe judiciaire pour y révéler dans les rires, les pensées taboues qui glissent furtives sous le discours amidonné des juges, embarquant le tribunal dans une énorme farce, mais une farce susceptible d’élucider ce qui ne se dit pas mais gouverne énergie et émotions. Les putains de Guyotat montrent par leur parole, révélant en somme les « couches du dessous » des décisions judiciaires – et ça n’est pas rien, quand bien même « les couches du dessous », ainsi que le disait Henri Michaux, « sont rarement belles ».

Puisqu’il faut conclure, j’aime encore que le dictionnaire, à l’article « idiot », me renvoie également au provençal « mariolle » : l’enfant de Marie (mère vénérée s’il en est), et donc l’innocence même, peut-être, aussi ravagé ce mariolle serait-il par la culpabilité qu’il porte de se découvrir au monde ce qu’il est que le monde réprouve. Le mariolle, celui dont beaucoup aiment autant ne pas croiser le regard sans œillères, dans les familles comme ailleurs : aiment autant renvoyer son dire au délire. Le dire de l’idiot n’en continue pas moins d’exister, et d’agir en vérité : voilà bien ce dont Idiotie témoigne avec une force désormais sereine, admirable de l’être.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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