Cinéma

Lanzmann ou comment filmer l’inmontrable

Psychanalyste

Le spectacle quotidien des images de morts et de tueries de masse pose, certes, la question de l’éthique des médias. Il pose aussi la question de la mort devenue objet consommable, objet de jouissance. La nazisme a initié ce fait. C’est là que le film Shoah, qui se garde de bout en bout de la jouissance des assassins, constitue un acte de transmission essentiel pour éclairer, ici et maintenant, ce qui s’est passé – et menace toujours. Décédé le 5 juillet dernier, Claude Lanzmann aurait eu 93 ans avant-hier.

De Shoah (1985) à Quatre sœurs (2018), l’apport de l’œuvre cinématographique de Claude Lanzmann, essentiel pour de nombreuses disciplines, l’est assurément pour nombre de praticiens de la psychanalyse. C’est de son impact considérable que cet article veut témoigner, et de l’enseignement qui en découle.

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Comme chacun sait, Shoah fut en premier lieu l’irruption d’un nom nouveau qui s’est imposé dans le langage courant. Annonçant une écriture cinématographique inédite par ses modalités et son souci de l’éthique, ce titre a nommé de façon neuve et absolument nécessaire ce qui s’est passé dans les camps nazis. On pourrait le dire ainsi : issu du texte de la Bible (du prophète Sophonia notamment), le nom Shoah a remplacé en l’inversant l’expression nazie « Solution finale de la question juive » (qui privait les victimes de nom avant même de les « liquider »), se substituant au terme d’holocauste utilisé jusqu’alors. Quelles qu’aient été ses vertus cicatricielles, ce terme sacrificiel faussait la perspective en induisant du lien à un martyrologe juif. Aucune victime, aucun survivant ne s’est sacrifié, n’a été sacrifié ; aucun juif n’a été tué parce qu’il était juif, sinon du seul point de vue des assassins, et c’est eux et uniquement eux qui ont à répondre de cette assertion en soi criminelle.

Les juifs sont morts parce qu’ils ont été tués, en masse, et le nom de Shoah est venu désigner en même temps l’effectuation des crimes jusque dans leur organisation bureaucratique et la contemporanéité de la mort de chacune des victimes, femmes, enfants, hommes assassinés dans la chambre à gaz et dans les tueries par balles. Les extrayant une par une du monde des tueurs, le film leur donne ce nom pour toujours : « Et je leur donnerai un nom impérissable », annonce l’exergue du film emprunté au prophète Isaïe.

L’art de Lanzmann est de provoquer un écart qui amène le spectateur à un suspens actif de la pensée face au réel produit par les criminels.

Du point de vue de nombreux psychanalystes, la pratique de la parole et de l’écoute ne pouvait qu’être interrogée et renouvelée par la leçon cinématographique déployée par Shoah tout au long des neuf heures trente que dure sa projection intégrale : même les crimes nazis ne sont ni impensables, ni indicibles. Surseoir à cet impensable de la Shoah nécessite cependant d’élaborer un dispositif permettant d’éviter un risque majeur : celui de constituer un savoir clos sur lui-même que l’on pourrait transmettre comme un produit de consommation culturelle parmi d’autres, ne nous confrontant à l’horreur que pour mieux en évacuer la portée sitôt perçue (fermer les yeux est la seule façon d’échapper à la fascination quand les déferlantes émotionnelles noient le spectateur sans lui donner les moyens d’entendre la réalité du crime nazi, et moins encore de l’inscrire en lui-même).

L’art de Lanzmann est de provoquer un écart qui amène le spectateur à un suspens actif de la pensée face au réel produit par les criminels. Le terme de pudeur si souvent employé par le cinéaste est une façon de désigner cet écart ; c’est précisément parce qu’elle instaure une limite à notre perception, parce qu’elle nous impose un cadre éthique à travers une écriture cinématographique rigoureuse, que l’œuvre de Lanzmann nous contraint à sortir du voyeurisme. Ce dernier est impossible à penser par le spectateur lorsqu’il est directement soumis aux images, oubliant qu’il devient l’objet d’une jouissance qui n’est pas étrangère à celle des criminels jouissant de leurs crimes – quand ces derniers savaient pertinemment ce qu’ils faisaient, eux qui connaissaient le programme au moment de sa mise en œuvre.

Cet écart cependant ne va pas sans déranger le spectateur au plus profond de lui-même, mis dans une position instable où interroger l’horreur plutôt que d’en subir la fascination sans même en avoir conscience : le voilà, en somme, responsabilisé. On m’autorisera ici un contre-exemple. Dans l’ouvrage Lettre d’un psychanalyste à Steven Spielberg, je revenais à propos de son film La Liste de Schindler (1994) sur un reproche qui a été fait au réalisateur américain : celui d’avoir choisi de filmer sous la douche, la vraie, des femmes qui auraient été trop belles. C’était là un faux procès qui résultait en réalité d’une approche de la Shoah qui se voulait directe, se prétendait immédiate : en donnant la prévalence à l’intime (le sien propre) sur le politique, le cinéaste privilégiait le lien à la jouissance des criminels, laissant leurs pulsions envahir l’écran.

C’est dire que l’œil du cinéaste n’était plus le directeur du film, qui lui échappait – d’où la question qu’à travers cette Lettre je posais à Spielberg : « À partir de quel œil regardez-vous le monde européen des camps ? Est-ce l’œil d’Amon Göth, le chef du camp de Platzow où les déportés sont présents et protégés par Oskar Schindler ? Amon Göth depuis l’appartement de la villa qu’il occupe au-dessus de celui de Schindler, sur son balcon, alors qu’il vient de faire l’amour avec un jolie femme, alors qu’il vient d’uriner avec le bruit et la durée en temps réel dans votre film, le voilà avec son arme en train de viser une déportée qui est dans le camp. Il la tue, puis une autre. L’œil du nazi est montré comme un événement cinématographique qui permettrait de faire savoir ce qui s’est passé. Cela ne montre que sa jouissance, dont lui et ses complices ont arrosé l’Europe bien suffisamment pour ne pas leur en donner encore l’occasion par votre caméra. »

Il s’agit de distancier les actes de meurtres, malgré les images, afin d’éviter que la pensée soit débordée par la jouissance des meurtriers.

Shoah se garde de bout en bout de cette jouissance des assassins, qui reste hors-champ, hors sens – et c’est là, déjà, une véritable leçon de maintien pour l’écoute analytique. Le mot de pudeur ici signifie qu’il s’agit de distancier les actes de meurtres, malgré les images, afin d’éviter que la pensée soit débordée par la jouissance des meurtriers. À l’image, cette jouissance reste cachée, souterraine, même lorsqu’elle apparaît comme étant le moteur de la réalité insoutenable de ceux qui furent présents sur place, les Sonderkommandos, les « juifs du travail », qui, sous la menace, poussaient les gens dans les chambres à gaz qu’ils « nettoyaient » avant le gazage suivant.

Dès lors, c’est cette jouissance souterraine que le spectateur va nommer horreur au moment où elle devient repérable, l’horreur en étant l’aboutissement, n’étant plus impensable. Par ce mode de tournage, la jouissance n’a plus le champ libre ; elle est cadrée entre images et paroles, prise dans l’écart créé entre elles qui permet de convoquer le spectateur, de le rendre partie prenante du film.

C’est sans doute pour cela que certains préfèrent n’en rien savoir, rejetant Shoah, le refoulant, accusant le film de vouloir montrer des images insupportables, sans percevoir l’acte de création intense, novateur, civilisateur qui nous fait accéder dans l’actuel, ici et maintenant, à un acte de transmission éclairant ce qui, au registre du réel, s’est passé.

Il faut sans cesse rappeler que Shoah est un grand film de cinéma ; sa mise en scène est une œuvre d’art relevant, en tant que telle, d’un processus de sublimation. Lanzmann arpente les lieux des crimes avec les survivants – et les prises de vue de leurs visages sont sublimes –, pour découvrir, comprendre, comment les juifs ont été tués. Dans le même temps, il « arpente » aussi en les laissant venir face à la caméra les paroles actuelles de ceux qui furent présents au moment des crimes : paroles des survivants juifs, mais aussi propos des témoins polonais, des tueurs nazis (propos qui ne sont jamais mis en lien les uns avec les autres). D’être contemporaine et filmée comme telle, la parole génère un décalage entre les images et le dire. Tandis que les premières montrent par exemple les restes des chambres à gaz détruites par les criminels, les paroles qui les accompagnent à l’écran ne les commentent pas, mais disent (c’est-à-dire, étymologiquement, « montrent par la parole ») comment les corps des victimes apparaissaient à l’ouverture des lieux de meurtre.

Cet écart créé entre paroles et images est explicitement désigné dès la toute première séquence du film, lorsque apparaît cette phrase à l’écran : « L’action commence de nos jours… à Chelmno sur Ner, Pologne. » Cet écart met le spectateur en position active : il se retrouve responsable dans l’actuel de ce qu’est en train de filmer le film. C’est là, en somme, ce que le réalisateur nomme un « événement originaire », un des termes par lequel il désigne Shoah et l’ambition du film : chaque nouvelle séquence de paroles et d’images fait à son tour événement originaire pour les suivantes et les précédentes, fondant ainsi une trame et ouvrant un temps pour nous donner accès à ce qui s’est produit.

Le mode filmique d’écriture de Lanzmann offre un lien à la vérité de l’inconscient.

Ce début de savoir est l’effet d’une sublimation artistique qui, en cadrant la jouissance des criminels, ne peut que convoquer tous ceux pour qui la parole est signe de l’humain et de la vie de l’esprit : ce qui concerne au plus près des psychanalystes interrogeant les fondements mêmes de la discipline élaborée par Freud, discipline de parole et d’écoute.

Freud le dit dans toute son œuvre, et par exemple en 1916 dans ses Considérations actuelles sur la guerre et la mort : « Finalement, dans l’inconscient, nous ne sommes qu’une bande d’assassins. » Ce qui oblige chacun à combattre en soi un tel constat pour le sublimer, et depuis la Shoah à le combattre chez tous ceux qui jouissent de ce penchant meurtrier que l’Europe nazifiée a mis en acte à une échelle vertigineuse. Le vertige entraîne une perte de connaissance, une perte du savoir, et c’est bien cela qui nécessite d’instaurer un suspens de la pensée face à la Shoah, afin de dépasser l’impossible à représenter la chose produite qui est le nôtre, à instaurer une perception vraie contre laquelle notre « je » lutte spontanément, s’opposant à ce suspens.

Shoah enseigne ainsi une manière nouvelle pour prendre en compte, dans la pratique de la psychanalyse et ses abords théoriques, les effets des camps nazis chez les analysants comme chez les analystes : le mode filmique d’écriture de Lanzmann offre un lien à la vérité de l’inconscient, invitant à réagencer les principaux moments scandant l’histoire du freudisme, depuis la découverte magistrale par Freud de la sexualité infantile structurant notre inconscient, en 1900.

Après les grandes boucheries de 1914-1918, Freud a pu observer que les cures fonctionnaient moins bien, que les traumatismes de l’enfance évoluaient beaucoup plus difficilement vers leur cessation. C’est alors que, pour aller au plus profond de l’humain et découvrir le point de départ du sujet et du moi, il a introduit les nouvelles notions que sont Eros et Thanatos, instinct de mort et instinct de vie, d’abord dans Au-delà du principe de plaisir (1920), puis dans Malaise dans la civilisation (1929).

Dans ce deuxième texte, Freud fait l’hypothèse qu’une fois la vie advenue au sortir de l’inanimé, elle s’organise sous forme de pulsions de liaisons luttant contre les pulsions de déliaison : dans la perception psychique de la vie (l’endopsychisme), c’est l’imbrication d’Eros et Thanatos qui donne son élan au fondement du monde psychique du moi, et non pas le seul Eros qui, sans Thanatos, ne serait pas source de vie. Pulsions de vie et pulsions de mort s’équilibrent, de telle sorte qu’il y a un léger décalage en faveur de la vie.

Il s’agit là d’une jouissance dont l’objet est la mort elle-même, la mort devenant un objet consommable, distribuable.

Après la seconde guerre mondiale et les camps de la mort nazis, postérieurs à la mort de Freud, un nouveau moment du freudisme est intervenu : l’enseignement de Lacan, en France, a promulgué l’importance du signifiant dans l’inconscient pour rendre à l’œuvre de Freud sa valeur heuristique entre l’intime et le collectif.

Une quatrième scansion majeure s’est produite au moment où Shoah est parvenu à nommer ce qui n’avait pas de précédent : la décision effective de détruire massivement juifs européens, Tziganes, malades mentaux, homosexuels, opposants. Cette destruction massive a donné lieu à une jouissance – on retrouve cette jouissance dont nous parlions plus haut – qui a ruisselé, s’est répandue sur l’Europe nazifiée, ne serait-ce que comme moyen de captation des masses. Or, ce mot de jouissance, « Genuss » en allemand, n’a pas chez Freud l’importance décisive qu’impose de lui accorder la Shoah en nous confrontant, dans la pratique psychanalytique, à l’innommable ressenti devant les effets des meurtres nazis. Il devient dès lors nécessaire de décrire un changement de paradigme dans le lien entre Eros et Thanatos : c’est qu’il s’agit là d’une jouissance dont l’objet est la mort elle-même, la mort devenant un objet consommable, distribuable. Ce qui, pour une part, rend caduc son rôle subjectif de limite de la vie.

Les nazis ont attaqué l’écart entre vie et mort institué depuis l’inscription, il y trois millénaires, par l’éthique des religions monothéistes. La désimbrication d’Eros et de Thanatos a eu lieu. Eros, fait de pulsions de liaison, n’a plus été freiné par les pulsions de déliaison de Thanatos. La jouissance d’Eros a rendu inerte Thanatos : la vie vaut la mort et les deux ne valent plus rien.

C’est sur le point de fragilité immense de la naissance de la vie – ce conflit entre Eros et Thanatos – que frappe la Shoah. L’origine du psychique est symbolique, au sens où cette origine ne peut être que vide. Ce vide de l’origine est la fragilité du moi sur quoi il repose. Le nazisme, avec la Shoah, a voulu combler ce vide de l’origine, qui définit l’humain mais reste insaisissable, le remplir concrètement, par l’eugénisme notamment. En vain, mais à quel prix ! Et la pratique de la psychanalyse s’en est trouvée atteinte.

Alors que l’analyse vise avant tout à promulguer l’ouverture de l’inconscient par un désir de savoir qui vient interroger les pulsions de vie et de mort, la mémoire des crimes nazis restés indicibles s’interpose dans ce processus.

Shoah, par l’agencement spécifique des images et des paroles décrit plus haut, parvient à réintroduire, en quelque manière, la fonction de frein d’Eros par Thanatos. Lanzmann a pu dire, dans une interview des Cahiers du cinéma : « Cadrer c’est creuser dans le plein du réel. » J’ajoute quant à moi : dans le plein du réel des jouissances des crimes commis par de tels criminels de la vie. De la vie biologique mais aussi de celle du psychique, du symbolique, du langage.

Cette immense cruauté perverse montant en jouissance a durablement organisé la désubjectivation du monde intime, de l’intime des gens : du lien de la vie à la vie, du lien à la mort, produisant pour le sujet une tendance persistante à se confondre avec l’excitation pulsionnelle qui le fonde. Alors que l’analyse vise avant tout à promulguer l’ouverture de l’inconscient par un désir de savoir qui vient interroger les pulsions de vie et de mort, la mémoire des crimes nazis restés indicibles s’interpose dans ce processus. Sur le plan symptomatologique, une telle désimbrication d’Eros-Thanatos a des effets dans la clinique. Désormais, un psychanalyste et celle ou celui qui est en analyse rencontrent sans cesse cette cruauté intensément inscrite dans le champ de la culture et de notre civilisation. Qu’il s’agisse de Daesh ou des innombrables tueries ayant lieu dans le monde, le couplage bourreau/victime est toujours et encore lesté par la mort/meurtre devenu objet du collectif, sans cesse jeté par les médias à notre regard.

L’éthique du psychanalyste et la fonction de la psychanalyse doivent désormais viser à dénazifier la mort, autorisant ainsi sa subjectivation et permettant à la castration de faire limite aux jouissances afin que la mort, séparée de la vie dans le vivant, retrouve sa place dans le registre du symbolique, et que la vie, qui ne se confond pas avec le biologique, retrouve son inscription dans la vie. Ce qui est arrivé à la vie et à la mort avec la Shoah nous met à la tâche, nous gens de la parole, d’être les défenseurs quoiqu’il nous en coûte du mouvement vers la vie. À nous de nous en emparer : en tant qu’œuvre d’art, Shoah est le début d’une désacralisation, donc d’une actualisation de ces faits restés hors transmission. Il préfigure enfin une écriture de l’indicible et de l’inmontrable.


Jean-Jacques Moscovitz

Psychanalyste

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