Littérature

Se préparer à la catastrophe avec Gaëlle Obiégly : Une chose sérieuse

Critique

Dixième roman de Gaëlle Obiégly, texte poétique étrange, Une chose sérieuse invite le lecteur a mener l’enquête au sein d’une petite société survivaliste d’humains équipés et occupés à attendre la catastrophe. C’est aussi un livre sur l’écriture et la littérature, son économie matérielle et la figure de l’auteur.

Si vous lisez « Une chose sérieuse » de Gaëlle Obiegly, vous suivrez le récit tortueux de Daniel, dont l’esprit empêtré cherche à se libérer de l’emprise de la puce qu’on lui a implantée dans le cerveau. Avec d’autres personnes marginales, il a été recruté par Chambray, une richissime femme d’affaires, pour faire partie d’une communauté isolée qu’elle entraîne à la survie. L’imposante patronne, dont Daniel doit écrire la biographie, a eu une révélation : l’imminence d’une catastrophe planétaire. Elle dépense sa fortune – à moins qu’il ne s’agisse d’un investissement – en expérimentations scientifiques destinées à fabriquer des êtres hybrides, pucés, augmentés par la technologie, qui pourront résister à ce cataclysme. Embrigadant ou capturant des SDF, des paumés, déjà des « survivants » au modèle impitoyable de la société contemporaine, qu’elle soumet à un entraînement intensif en pleine nature – non sans en faire mourir quelques-uns – cette mégalomane inquiétante a créé un groupe de futurs rescapés censés assurer l’avenir de l’espèce humaine.

La grande originalité de ce roman est de ne pas être une narration vraiment linéaire : le récit est en effet plutôt circulaire, avec un narrateur attachant qui radote volontiers et délire un peu parfois sur les bords. Mais Daniel – un être fragile, légèrement handicapé et plutôt doué, ex-gardien de parking souterrain – en dit plus à chaque fois sur les épisodes importants de sa vie, que le lecteur reconstitue, transformant la lecture en enquête, au fil de ce témoignage hoquetant : on est emporté dans la progression tendue de cette histoire spiralaire. Est-ce que ce personnage téléguidé par cette mécène malsaine – qui fait de lui à sa guise son jouet sexuel – va réussir à conserver une part de sa liberté et de son humanité ? Même si on ne le débranche que le dimanche, il semble qu’il reste beaucoup plus humain que cette maîtresse omnipotente, dont on n’aura que des descriptions allusives, comme si elle demeurait toujours un peu extérieure à son histoire. Daniel fait de la résistance.

Les facultés de Daniel sont-elles augmentées ou diminuées ? La puce, en même temps qu’elle lui procure une vraie puissance physique et intellectuelle, affaiblit son libre arbitre. Le livre de Gaëlle Obiegly certes envisage la cyber-humanité sous une forme effrayante, comme une fabrique de nouveaux esclaves, mais la romancière pose aussi l’idée de l’irréductibilité de notre humanité. Daniel ne cesse de se créer des espaces de liberté, ne serait-ce que dans les toilettes, où les ondes de la puce téléguidée passent beaucoup moins bien, et où il a caché un livre. Jusqu’à la fin, Daniel reste conscient, et entretient la possibilité d’une échappée. Son récit clandestin est l’une des manifestations de la persistance de sa liberté, puisqu’il l’écrit en marge du récit officiel, l’académique biographie de Chambray, dont nous ne saurons pas grand-chose.

Deux figures féminines totalement contraires gravitent autour de Daniel : à l’opposé de Chambray, cette femme tyrannique et surpuissante (peut-être même détentrice d’un pénis secret) qui manipule le fragile écrivain handicapé avec délectation, il y a Jenny, que Daniel a connue enfant, et qu’il a alors profondément mordue au front, fasciné, la marquant d’une cicatrice indélébile. Il l’a retrouvée plusieurs fois dans sa vie, et elle est devenue de plus en plus sauvage, animale, communiquant de moins en moins par le langage, douée d’une force hors du commun. C’est l’une des seules de la communauté à ne pas avoir été « pucée », parce qu’elle est en quelque sorte naturellement augmentée. Daniel l’aime, même s’il n’y a rien de sexuel entre eux, puisqu’il est attiré par les hommes. On sent tout au long du livre que Jenny restera toujours plus forte que Chambray aux yeux de Daniel. Toute la fortune et la technologie de sa patronne ne pèsent pas grand-chose face à la pureté de son amour pour Jenny la sauvageonne, qu’il ne laisserait devenir cobaye pour rien au monde.

L’autre force irréductible à laquelle se raccroche Daniel est sa sexualité : même si Chambray le manipule, son identité et ses désirs authentiques restent homosexuels et elle ne pourra pas modifier intimement le narrateur. Comme cette puce électronique affleure sous ses cheveux, et reste à la surface de son corps, les atteintes à son humanité, qui le blessent, ne parviennent pas à modifier les couches les plus profondes de son esprit si original, en lutte. Daniel préserve – non sans efforts – son intégrité en dépit des assauts de l’adversité technologique et sociale.

Le narrateur fragile et fort à la fois se bat avec son récit comme ses neurones harcelés se défendent des électrodes.

La connexion des pauvres hères du groupe à leur puce électronique est moins forte que les connexions humaines, qui restent les plus puissantes. La petite communauté expérimentale et improbable peut faire penser à certains égards à celle qui se constitue autour de Vernon Subutex dans le roman de Virginie Despentes : cohabitation des marginaux à la campagne, force des liens tissés, nuisance des plus puissants, quelques rapprochements entre les deux œuvres sont possibles, même si ici le récit très intimiste n’a rien d’une saga. On ne sort jamais du cerveau torturé de Daniel, dont on ressent toute l’oppression : le narrateur fragile et fort à la fois se bat avec son récit comme ses neurones harcelés se défendent des électrodes.

Ce livre conduit aussi une réflexion sur ce qu’est l’écriture et la littérature, et sur la figure de l’auteur. L’écriture, alimentaire, peut être un outil de soumission, car Daniel est le nègre de Chambray, il représente l’écrivain contraint, pour survivre, d’accepter toutes les conditions que lui pose son obscène mécène. Cette logique est poussée à l’extrême, il y a une vraie proximité dans le roman entre cette image de l’auteur et celui du prostitué. Mais heureusement, l’écriture reste surtout un outil essentiel d’émancipation, car le témoignage clandestin que Daniel adresse à un possible futur membre de la secte est une forme de résistance.

Alors que des émissions de télé comme Koh-Lantah ou Survivor, ou encore l’organisation réelle de camps de survie en pleine nature pour bourgeois en quête d’émotion témoignent du goût de notre société pour cette idée de survivance, Gaëlle Obiégly a frappé juste en reliant ce motif à celui de l’imminence de la catastrophe planétaire annoncée. Il s’agit à peine d’un roman d’anticipation, puisque les puces implantées sous la peau des êtres humains existent déjà. Le cataclysme imminent, dans le livre, ressemble plus à la lubie d’une milliardaire illuminée, qu’à une menace réelle. Cela n’inquiète pas beaucoup Daniel, même s’il espère réellement faire partie des survivants. Ce roman au charme poétique et étrange nous prouve en tout cas qu’en attendant la catastrophe, le bonheur et la liberté, à capter dans les interstices de nos contraintes les plus effrayantes, sont toujours possibles.

 

Gaëlle Obiégl, Une chose sérieuse, Collection Verticales, Gallimard, 3 janvier 2019, 192 pages.

Françoise Cahen

Critique, Professeure de lettres en lycée, Chercheuse en littérature

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