Cinéma

Noirs éternels, les étoiles clandestines de Jia Zhangke et Zhao Tao

Doctorant SACRe

Nouveau film du réalisateur chinois Jia Zhangke, Les Éternels évoque deux décennies d’errance d’un couple marginalisé évoluant dans un monde ultra-violent, celui de la pègre de Datong – deux décennies qui commencent en 2001 dans la frénésie d’un pays saisi par le changement. À travers l’histoire de ces deux individus, Jia Zhangke propose un regard omniscient sur la Chine autant qu’un geste poétique et immédiat.

Qiao tire une balle dans l’air de la nuit – vacarme du corps à corps entre Bin et ses ennemis s’interrompt, l’écho sinistre du coup de revolver résonne dans le silence des rues de Datong. D’un geste, Qiao braque son arme sur ses opposants, avance le bras tendu vers les agresseurs de Bin – un à un, les fait reculer. Dans le noir de ce regard de plomb, un noir d’éternité, aucun retour possible et la prémonition des cinq années de prison qu’elle devra traverser seule : pour sauver Bin, elle se condamne ; le port d’arme est illégal en Chine et Qiao n’avouera pas à ses geôliers que celui qu’elle aime est le véritable propriétaire du revolver. Jamais actrice n’aura porté dans ses yeux résolution si ténébreuse.

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Tel est le destin de ceux qui appartiennent au jianghu (江湖), le monde parallèle des bandits, des chevaliers errants et des maîtres d’arts martiaux, là où s’inscrivent les dissidences et les révolutions silencieuses contre l’ordre et l’État. Les Éternels (Jiānghú érnǚ, 江湖儿女) [1], dernier film de Jia Zhangke, sans conteste l’un des plus grands cinéastes vivants, donne à voir sur deux décennies les errances d’un couple (Zhao Tao et Liao Fan), frappé par la violence de la pègre et l’exclusion que la société fait subir à ceux qui s’écartent de la loi.

C’est tout le cinéma de Jia Zhangke qui traverse le corps de Zhao Tao, et avec lui l’histoire de la Chine toute entière, ses espoirs, ses fantômes et ses angoisses.

Tout commence dans un bus cahoté par les saccades des routes accidentées, comme avait commencé Xiao Wu, l’histoire d’un pickpocket laissé pour compte, le premier film de Jia [2] ; plus tard, un petit haut de satin noir frappé d’un papillon arc-en-ciel et voilé d’une veste de soie rouge que Zhao Tao portait déjà dans Plaisirs inconnus ; une musique, YMCA des Village People sur laquelle Tao danse, comme elle dansait sur le Go West des Pet Shop Boys dans Au-delà des montagnes, ou, plus timidement, sur la reprise du tube allemand de Dschinghis Khan par George Lam dans Platform ; enfin, une balle tirée dans la nuit… ou le tranchant d’un coup de lame, celui de Touch of Sin. C’est tout le cinéma de Jia Zhangke qui traverse le corps de l’actrice et avec lui l’histoire de la Chine toute entière, ses espoirs, ses fantômes et ses angoisses.

Tourné en 35 mm et en digital, incluant des rushes DV non montés de Still Life, variant les formats et les résolutions d’image au fil de scènes et des époques comme c’était déjà le cas dans Au-delà des montagnes, sublimé par les noirs d’Éric Gautier, directeur de la photographie habitué des films d’Arnaud Desplechin, Léos Carax ou encore Alain Resnais, Les Éternels déploie sa structure tripartite comme les volets d’un paravent chinois aux accents singuliers, fascinante confrontation des légendes de la Chine ancienne et des désillusions de l’époque contemporaine.

Retour aux Trois Gorges – comme Shen Hong dans Still Life, Qiao, tout juste sortie de prison, part en quête de Bin et emprunte la voie du fleuve bleu. Chemise jaune pâle et bouteille d’eau à la main, le même bateau, la même moiteur et quelques mèches de cheveux noirs collées sur son front humide. Comme dans Still Life, le conjoint infidèle renvoie Tao à sa solitude, clandestine esseulée, solitaire face au fleuve – le jianghu n’est-il pas, littéralement, le monde des lacs et des rivières ? « Le jianghu appartient à ceux qui n’habitent nulle part », note le réalisateur.

S’ouvre alors la dernière partie du film, Qiao a rejoint le Shanxi où elle mène une carrière prospère de chef de gang, Bin, affaibli et malade, part la rejoindre en quête de réconfort. Reste une énigme sur laquelle le film se tait : le Xinjiang, où Qiao envisage de s’installer avant de revenir dans sa région natale, un nom répété à plusieurs reprises comme un horizon obscur, une promesse de silence – un voyageur que la jeune femme rencontre dans le train affirme avoir vu des ovnis à Karamay, Qiao assistera elle-même au spectacle surnaturel d’un ciel criblé de météores, miroir de « la solitude de l’espèce humaine dans ce vaste univers ».

Voilà bien la puissance contestataire du cinéma de Jia Zhangke ou quand l’histoire de quelques étoiles clandestines soulève toutes les voix du silence et de l’oubli.

Reflet d’une solitude certes, mais aussi dernière impression d’une absence, et même d’une disparition, celle de tout un peuple : a-t-on jamais relevé que le monument qui se transforme en fusée et s’envole dans Still Life (autre film habité par les extraterrestres) était l’un de ces totems érigés par le gouvernement local à la gloire des populations déplacées, délogées de force pour permettre la construction du barrage des Trois Gorges [3] ?

Une manière d’instrumentaliser leur souffrance à des fins de propagande en faisant passer le départ contraint pour un sacrifice volontaire – 1,8 million d’absents dans un paysage de ruines : le surnaturel est précisément le signe de ce dépeuplement. Au risque de surinterpréter le film, cette récurrence soudaine de la science-fiction dans Les Éternels, précisément au Xinjiang, évoquera peut-être à certains une autre disparition, celle des millions de Ouïghours et de Kazakhs que le gouvernement de Xi Jinping persécute et emprisonne en ce moment même dans cette région reculée du nord-ouest de la Chine, laissant derrière eux des villages fantômes. Voilà bien la puissance contestataire du cinéma de Jia Zhangke ou quand l’histoire de quelques étoiles clandestines soulève toutes les voix du silence et de l’oubli. À ce propos, le réalisateur note :

« Il existe un endroit que Qiao ne parvient jamais à atteindre : le Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine. Peut-être avons-nous tous un Xinjiang en nous, un de ces lieux où nous n’irons jamais, moins à cause de la distance que de la difficulté à commencer une vie nouvelle. Il est difficile de rompre les liens affectifs, d’oublier nos amours, nos souvenirs et nos habitudes, et cela nous cloue sur place. Ces liens agissent comme la gravité, qui nous retient au sol et nous empêche de nous envoler dans les airs. Une gravité affective qui nous maintient dans les relations sociales et nous retient d’aller librement. Notre dignité d’êtres humains apparaît dans l’issue de cette lutte pour nous échapper. »

Les Éternels de Jia Zhangke sera en salle le 27 février


[1] Jia Zhangke explique le titre original du film, Jiānghú érnǚ,  de la manière suivante : « Le mot ernü (“fils et filles”) désigne des hommes et des femmes qui osent aimer et haïr. L’autre mot du titre, jianghu (qui signifie littéralement “rivières et lacs”, bien qu’il soit difficile à traduire en français), évoque un monde de drames, d’émotions et, bien sûr, de dangers réels. En associant les deux mots du titre, se révèle un monde d’individus qui osent défier l’ordre dominant, qui vivent selon les principes moraux de la bonté et de l’hostilité, de l’amour et de la haine. », note du réalisateur sur le film, avril 2018, dossier de presse des Éternels.

[2] Jia Zhangke a réalisé entre autre Xiao Wu, artisan pickpocket (Xiao Wu, 小武, 1997), Platform (Zhantai, 站台, 2000), Plaisirs inconnus (Ren xiaoyao, 任逍遙, 2002), Still Life (Sanxia Haoren, 三峡好人, 2006), A Touch of Sin (Tian zhuding, 天注定, 2013) et Au-delà des montagnes (Shan He Gu Ren, 山河故人, 2015).

[3] Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne, « Rencontre – Jia Zhang Ke », Les Inrockuptibles, 2 mai 2007 ; Katiana Le Mentec (EHESS), ethnologue qui a travaillé pendant plusieurs années aux côtés des populations déplacées des Trois Gorges, avait eu la gentillesse de transmettre une image de cette construction à certains de ses contacts de la région, qui avaient confirmé cette affirmation : l’édifice aurait été construit en forme de caractère « feng » (奉), en référence à Fengjie (奉节), la ville où se déroule le film de Jia Zhangke, et qui avait été entièrement submergée par la mise en eau du barrage.

Dimitri Martin Genaudeau

Doctorant SACRe, (Fémis/PSL)

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Notes

[1] Jia Zhangke explique le titre original du film, Jiānghú érnǚ,  de la manière suivante : « Le mot ernü (“fils et filles”) désigne des hommes et des femmes qui osent aimer et haïr. L’autre mot du titre, jianghu (qui signifie littéralement “rivières et lacs”, bien qu’il soit difficile à traduire en français), évoque un monde de drames, d’émotions et, bien sûr, de dangers réels. En associant les deux mots du titre, se révèle un monde d’individus qui osent défier l’ordre dominant, qui vivent selon les principes moraux de la bonté et de l’hostilité, de l’amour et de la haine. », note du réalisateur sur le film, avril 2018, dossier de presse des Éternels.

[2] Jia Zhangke a réalisé entre autre Xiao Wu, artisan pickpocket (Xiao Wu, 小武, 1997), Platform (Zhantai, 站台, 2000), Plaisirs inconnus (Ren xiaoyao, 任逍遙, 2002), Still Life (Sanxia Haoren, 三峡好人, 2006), A Touch of Sin (Tian zhuding, 天注定, 2013) et Au-delà des montagnes (Shan He Gu Ren, 山河故人, 2015).

[3] Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne, « Rencontre – Jia Zhang Ke », Les Inrockuptibles, 2 mai 2007 ; Katiana Le Mentec (EHESS), ethnologue qui a travaillé pendant plusieurs années aux côtés des populations déplacées des Trois Gorges, avait eu la gentillesse de transmettre une image de cette construction à certains de ses contacts de la région, qui avaient confirmé cette affirmation : l’édifice aurait été construit en forme de caractère « feng » (奉), en référence à Fengjie (奉节), la ville où se déroule le film de Jia Zhangke, et qui avait été entièrement submergée par la mise en eau du barrage.