Cinéma

La Flor ou l’appel de la fiction – sur le film fleuve de Mariano Llinás

Journaliste

À rebours des standards de la production cinématographique, Mariano Llinás réalise un film tel qu’il s’en fait peu. Un film de 13h34 qui en contient au moins six. Pour peu qu’on adhère au principe libertaire et ludique de La Flor, on en sort épanoui, comblé, nourri, convaincu d’avoir été traversé par une expérience cinématographique, littéraire, théâtrale, d’avoir ressenti l’ivresse du sentiment de la liberté comme au retour des plus intenses voyages.

Le premier signe de distinction de La Flor, c’est bien sûr sa durée : 13h34. Oui, vous avez bien lu et nous n’avons pas commis d’erreur de frappe, ni de tours d’horloge. 13h34, c’est exceptionnel pour un film et une distribution en salles, mais est-ce si étonnant  en notre ère des séries télé et des week-ends de « binge watching » ? En ce qui me concerne, j’ai visionné le film de Mariano Llinás en deux jours et quatre séances d’une durée de 3 heures et quelques chacune, et il me semble que c’est une bonne cadence : pas d’une seule traite, qui serait difficile physiquement et du point de vue de la concentration, mais en sessions suffisamment rapprochées pour ne pas perdre la sensation suave de l’immersion dans un univers filmique très particulier.

Disons-le vite, Llinás « triche » un peu avec cette durée, non seulement parce qu’il nous gratifie d’un générique final de… 40 minutes, mais surtout parce que La Flor, ce sont six histoires, six films, six genres très codés de l’histoire du cinéma (film d’aventures, mélo musical, thriller d’espionnage, méta-film, muet, film historique en costumes…). Et pourtant, il y a une unité dans La Flor, parce qu’on retrouve dans ces six volets les mêmes comédiens, et notamment les quatre merveilleuses actrices principales (mais dans des rôles chaque fois différents), mais aussi parce que les différents segments sont tous portés et investis par le même état d’esprit. Un état d’esprit que l’on pourrait résumer par liberté, audace, ludisme, connaissance pointue du cinéma et amour infini de la fiction.

Soit donc une étrange affaire de momie magique ou maléfique (qui évoque vaguement Rascar Capac dans Tintin et les sept boules de cristal), une histoire d’amour compliquée entre un musicien et une chanteuse (du côté de chez Demy ?), une ténébreuse histoire d’espionnage et d’enlèvement (l’affaire Tournesol ?) qui nous balade de la Patagonie à la Russie soviétique et qui pose la question : l’amour est-il compatible avec les métiers de l’intelligence (au sens CIA/KGB du terme) ? Puis une partie de campagne et de drague solaire en noir et blanc muet (Renoir ?) et enfin, une odyssée féminine et dix-neuvièmiste baignée d’un érotisme subtil. Certains de ces films-chapitres n’ont pas de résolution finale, laissant toute liberté au spectateur de compléter les pointillés.

Llinás a compris, ou plutôt ressenti une chose importante : le besoin de fiction est différent du besoin de scénarios formatés. Ce qui compte dans l’optique de Llinás, c’est qu’un film ouvre en nous l’imaginaire, pas qu’il nous prenne par la main jusqu’au mot « fin », un peu comme une agence de voyage qui vous donnerait accès à un territoire et vous laisserait ensuite vous débrouiller seul pour le découvrir, l’appréhender, y trouver tout seul votre orientation et le chemin du retour. Le cinéma/voyage organisé où tout est fléché, prévu, programmé, surligné, bouclé, ce n’est pas le truc de Llinás et de ses équipes : eux nous donnent le premier élan, l’impulsion de départ, l’étincelle du désir… à nous de faire le reste, de nous faire le film, de combler mentalement les trous et zones d’inachèvement – mais rien de compliqué à cela, ce reste vient tout seul. Peu importe si on ne sait pas le fin mot sur cette mystérieuse momie ou sur l’affaire d’espionnage, ce qui compte, c’est que le spectateur a eu en bouche le goût du mystère, l’appel de la fiction.

Les références à Hergé, Renoir ou Hitchcock s’insèrent dans un vaste panorama qui laisse du temps au temps, ménage de grandes plages de silence et de méditation.

Le réalisateur et son équipe (on devine en eux une bande de joyeux copains et copines) ont trouvé tout au long de cette Flor (dix années de tournage avec les faibles moyens du bord) un équilibre assez miraculeux entre le sérieux et le ludisme, entre le cinéma au tout premier degré et le pastiche potache, entre l’innocence de celui qui aborde le cinéma comme un jeu enfantin ou une première fois et le savoir distancié de l’érudit qui connait chaque centimètre carré de la vaste cartographie du cinéma de toutes provenances et de toutes époques. Ces deux registres de l’innocence et de l’érudition alternent et se rehaussent sans cesse : les références à Hergé, Renoir ou Hitchcock s’insèrent dans un vaste panorama qui laisse du temps au temps, ménage de grandes plages de silence et de méditation, permet aux scènes de mijoter jusqu’à leur point extrême d’intensité, laisse surgir des jaillissements de voix off d’une grande beauté littéraire et d’une puissante mélancolie.

L’image-mouvement et l’image-temps chères à Deleuze n’en finissent pas ici de se croiser et de danser ensemble. Les détails ont aussi leur importance : telle intonation, telle façon de dire son texte, telle coiffure, tel costume, telle expression du visage, telle façon de marcher ou de brandir un flingue… Llinás est manifestement un cinéphile qui a vu beaucoup de films et qui est sensible à ces signes, logos, fragments gestuels et temporels au devenir-iconique qui marquent la mémoire mentale des spectateurs et parsèment l’histoire du cinéma.

Il sait aussi l’importance des acteurs dans le processus alchimique du cinéma : ici, un casting de comédiennes et comédiens inconnus en dehors de l’Argentine brille de mille feux et nous incite à imprimer à nouveau les noms des quatre actrices principales qui déploient leurs talents et leurs présences en majesté : Laura Paredes, Pilar Gamboa, Valeria Correa et Elisa Carricajo, nos Césars et Oscars personnels de l’année. Amoureuse déçue, bombe sexuelle, scientifique, espionne, guerrillera, figure érotique, passionaria révolutionnaire, flingueuse, elles sont capables de tout jouer avec la même subtilité, la même puissante présence, très loin des canons de beauté Barbie de la cosmétique hollywoodienne qui domine le cinéma mondial et les inconscients planétaires. Elles sont géniales dans leur façon de déployer les mille possibilités recelées par une actrice, ou tout simplement par une femme.

Il ne s’agit pas de capter le spectateur et de le retenir prisonnier volontaire d’une mécanique scénaristique, mais au contraire de ne pas craindre de l’égarer, de le perdre, de le surprendre, de lui laisser l’espace de rêver, de flâner.

On évoquait les séries télé. Disons pour terminer qu’hormis sa durée, La Flor n’a pas grand-chose à voir avec le nouveau format star des loisirs de masse contemporains. Qu’elle soit bonne ou ratée, académique ou inventive, une série est avant tout un produit industriel, commandité, produit, budgété, marketé et formaté pour des chaines de télévision, pour emplir des cases de programmes et respecter des cahiers des charges, pour conquérir des parts de marché. C’est un fait, c’est leur nature, pas un jugement de valeur. Rien de tel avec La Flor qui est un projet conçu par une bande de copains artistes (cinéastes, producteurs, acteurs et actrices de théâtre…), sous-financé, fabriqué sur un temps long (dix années) pour un devenir commercial très aléatoire que ne tolérerait jamais l’écosystème télévisuel.

De plus, les séries fonctionnent sur des principes scénaristiques fondés sur les rebondissements, des mécaniques de causes à effets, des cliffhangers, des sujets et univers clairement identifiés… il s’agit de capter le plus grand nombre de spectateurs et de ne plus les lâcher (ou plutôt de faire en sorte qu’eux ne lâchent plus leur objet fétiche) selon un processus qui flirte avec l’addiction. Les rares séries qui échappent à cette sensation de “produit calibré” et qui exsudent un sentiment de liberté et d’inattendu à tous niveaux (récit, filmage, style…), sont généralement l’œuvre de concepteurs identifiés comme cinéastes plutôt que comme showrunners – on pense à Twin Peaks de David Lynch ou P’tit Quinquin de Bruno Dumont. Lynch lui-même a déclaré que la troisième saison de Twin Peaks était un film de 18h plutôt qu’une série et la formule n’était pas qu’une coquetterie.

C’est bien à cet esprit du cinéma comme territoire de liberté, d’expérimentation, d’audace et de créativité tous terrains qu’appartient La Flor : dans cette conception-là, il ne s’agit pas de capter le spectateur et de le retenir prisonnier volontaire d’une mécanique scénaristique, mais au contraire de ne pas craindre de l’égarer, de le perdre, de le surprendre, de lui laisser l’espace de rêver, de flâner et de jouer avec le réalisateur et le film. Il s’agit d’échapper à un rapport purement consumériste, de se laisser aller à un principe de jeu, comme les enfants qui décident « et si on disait qu’on était prince, ou princesse, ou pilote de fusée… ».

Pour peu qu’on adhère au principe libertaire et ludique de La Flor, on en sort épanoui, comblé, nourri, convaincu d’avoir été traversé par une expérience cinématographique, littéraire, théâtrale, d’avoir ressenti l’ivresse du sentiment de la liberté comme au retour des plus intenses voyages. Alors que triomphent les séries, les écrans multiples et les nouvelles technologies, La Flor apparait aussi comme un genre d’ultime bilan bricolé et non-monumental d’un siècle de cinéma, une ode amoureuse mais jamais prétentieuse au septième art, doublée d’un bilan politique renvoyant dos à dos soviétisme et capitalisme au profit d’une poétique de la politique et d’un éloge des petites communautés activistes dont ce film est lui-même une émanation. Avec La Flor, Mariano Llinás nous redonne le goût d’un cinéma chimiquement pur dans toute sa glorieuse impureté.

Mariano Llinás, La Flor, sortie dans les salles le 6 mars 2019


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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