Philosophie

Penser le lien entre anthropologie et politique – Au fondement du cosmopolitisme (2/2)

Politiste

Après avoir proposé, dans un premier volet, de reconsidérer la notion de nature humaine, il s’agit désormais pour penser philosophiquement le cosmopolitisme, et récuser toutes les illusions identitaires, d’éclairer les relations qu’entretiennent l’anthropologie et la politique.

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Nous avons, dans le premier volet de ce texte, essayé de montrer l’intérêt de la notion de nature humaine pour penser le cosmopolitisme philosophique. Au-delà, en mobilisant conjointement les ressources des sciences naturelles et de la philosophie, nous pouvons espérer comprendre quelle sorte de créatures nous sommes. Cette seconde partie cherche à éclairer la relation entre anthropologie et politique. Elle se fonde tout particulièrement sur le modèle des possibilités limitées.

Anthropologie et politique

On a pourtant tendance à penser, nous l’avons mentionné dès le début de cette réflexion, que l’idée de nature appliquée à l’homme constitue une profonde négation de sa liberté. Il est vrai que la délimitation d’une nature humaine a parfois servi à déterminer les individus et les groupes qui en seraient exclus. Une telle délimitation entretiendrait, dit-on, des affinités électives avec les idéologies conservatrices, réactionnaires ou racistes. Mais cette relation relève-t-elle de la nécessité ? C’est extrêmement douteux. La thèse inverse, celle de la malléabilité sociale absolue de l’homme, a également servi à justifier d’horribles crimes : « Le concept d’organisme vide, malléable et non structuré (…) sert aussi de support naturel aux doctrines sociales les plus réactionnaires. Si les gens sont effectivement plastiques et malléables, sans une nature psychologique propre (je souligne), pourquoi ne les contrôlerait-on pas et ne les soumettrait-on pas à ceux qui se targuent d’une autorité, d’un savoir spécialisé et d’une intuition irremplaçable, qui seraient nécessaires à ceux qui en manquent » ?  Je pose donc ici un lien fort entre anthropologie et politique qu’il me faut encore préciser.

Le modèle ici suivi est celui, que l’on doit à Descartes, et plus tard à Wilhelm von Humboldt (1767-1835)[1], de la création libre à l’intérieur d’un système de règles. Autrement dit, en tant qu’êtres humains dotés d’une organisation biologique donnée, nous sommes dépendants d’un certain nombre de structures intellectuelles possibles. Cela signifie que nous disposons d’un ensemble limité d’hypothèses admissibles sur lesquelles reposent la recherche scientifique et les performances cognitives en général. Cette limitation initiale est à la source de la créativité scientifique : « Sans ces restrictions, nous n’aurions pas l’acte créatif conduisant d’une connaissance infime, d’une expérience infime à ce déploiement de connaissances hautement articulé et compliqué. Parce que si tout était possible, rien ne serait possible »[2]. Cette idée est clairement exprimée par Jean Gayon dans son livre posthume (écrit avec Victor Petit), récemment paru, sous le titre La connaissance de la vie aujourd’hui. Je le cite : « Je suis profondément convaincu que nous sommes des êtres limités, par nos capacités cognitives, mais aussi par les contextes historiques dans lesquels nous sommes placés. Mais je n’assume pas pour autant un historicisme intégral. L’histoire nous borne, mais elle est toujours ouverte ». C’est une excellente traduction de la position que je cherche à exposer.

La création scientifique est dépendante, à la fois, des propriétés intrinsèques de l’esprit et des conditions sociales et intellectuelles. Une société décente devrait donc développer institutionnellement les possibilités de réalisation de ce besoin typiquement humain de recherche créatrice. Du lien posé entre anthropologie et politique découle le rejet de « toute forme de coercition, de contrôle autocratique d’un domaine de l’existence ». On le voit, dans cette perspective, le concept de nature humaine donne toute sa portée à la liberté et à la créativité, contrairement à ce que l’on écrit trop souvent. Gérard Lenclud a su insister sur ce point. Dans un ouvrage important, il défend l’idée selon laquelle la nature humaine consiste en un capital commun, cognitif et épistémologique, initialisant chaque version culturelle du monde. Autrement dit, il existe une communauté humaine, fondée sur une nature partagée, qui consiste dans la détention de dispositions cognitives et épistémologiques propres à l’espèce.

C’est encore la nature humaine qui donne un autre relief à l’idée que nous recherchons naturellement le bien commun. Ce que nous sommes exerce très vraisemblablement une contrainte sur ce que nous devrions vouloir. Selon la célèbre formule « devoir implique pouvoir », il serait déraisonnable de définir la moralité indépendamment de ce que nous sommes effectivement capables de faire. Owen Flanagan parle ainsi du « principe de réalisme psychologique minimal ». Adam Smith, lui-même (mais on oublie souvent qu’il est également l’auteur de la Théorie des sentiments moraux), établit un lien fort entre l’intérêt pour le sort des autres et la réalisation de notre propre bonheur. Nous ne pouvons souhaiter que se maintiennent des structures de pouvoir coercitives si, comme y a insisté John Stuart Mill, ce qui compte est de permettre le développement humain dans sa plus riche diversité. Dans cette optique, combattre les inégalités, quelles que soient leurs formes, est un objectif majeur. En définitive, l’indignation devant l’injustice, moralement justifiée, a sans doute d’autres fondements que nous sommes en droit de considérer comme naturels.

Le naturalisme (en tout cas celui que nous défendons) n’implique donc nullement que la société soit une option facultative pour l’homme : celui-ci est « une créature premièrement et nécessairement pro-sociale dont le cerveau a été “pré-câblé“ pour la vie en société ». Il n’est, dès lors, pas acceptable de faire de l’individu une totalité autosuffisante, c’est-à-dire de réduire le social à une sorte d’accident, ni de supposer l’existence d’une substance, une sorte de « moi pur », à l’abri de toute construction historique. Le sujet se construit toujours dans son interaction avec les idéalités culturelles dont il est à la fois le produit et le coproducteur. Si la socialité est consubstantielle à notre biologie et à notre psychologie, l’autonomie des sciences sociales n’est donc nullement menacée par le naturalisme, ni même par le réductionnisme, à condition toutefois que celui-ci ne soit pas éliminativiste[3].

D’ailleurs, si les traits naturels imposent des contraintes fondamentales aux formes possibles de la personnalité humaine, on ne peut négliger le fait qu’un trait socialement construit peut lui aussi fixer des contraintes profondes à notre capacité de réaliser une psychologie particulière parce que nous sommes socialisés dans les valeurs et les attitudes d’une communauté donnée. Voir ce que dit Owen Flanagan à ce sujet dans Psychologie morale et éthique. On le voit, l’hypothèse d’une communauté naturelle préalable ne nous dispense aucunement de la tâche de constitution d’une communauté politique, sauf à confondre les contraintes que la première exerce sur la seconde avec l’existence d’un déterminisme mécaniste[4], faisant ainsi de la science politique la simple province de la biologie.

Remarques conclusives

Nous avons cherché, avec une certaine allégresse, à mettre en évidence l’unité de notre espèce, au-delà des « différences superficielles de l’aspect physique et de la culture locale ». C’est, en effet, un réel bonheur, et sans doute aussi une exigence morale, de comprendre ce que nous sommes car, comme l’écrit Tchekhov, « l’homme devient meilleur quand on lui montre ce qu’il est ». Aussi la recherche, aussi dépassionnée que possible, d’un « humanisme réaliste et biologiquement informé » constitue-t-elle un objectif majeur dont la philosophie ne saurait s’affranchir.

Kwame Appiah est un protagoniste majeur de cette tentative de fonder ce type d’humanisme. Dans la perspective qui vient d’être défendue, il affirme que si nous parvenons à nous comprendre, c’est grâce à notre nature humaine commune[5]. Son cosmopolitisme s’ancre ainsi dans l’existence d’universaux cognitifs au sein de l’espèce humaine. Ce sont ces universaux qui rendent possible la conversation. Cette dernière transcende les frontières identitaires et elle remplit largement son rôle « en aidant simplement les êtres humains à s’habituer les uns aux autres »[6], d’autant que la mobilité humaine ne peut qu’accroître les situations de frontières.

Appiah parle suggestivement de curiosité cosmopolite, laquelle, à partir de quelques points communs, autorise la découverte de modes de penser ou d’agir différents. C’est ainsi qu’il en tire ce qu’il nomme la grande leçon de l’anthropologie : lorsque l’étranger n’est plus un être imaginaire, mais un acteur d’une vie sociale humaine, « si nous le voulons tous les deux, nous avons la possibilité de finir par nous comprendre ». L’affirmation de cette possibilité représente le point de départ de la morale cosmopolite[7].

Il est une autre réalité qui impose le choix du cosmopolitisme : elle tient à ce qui peut être considéré comme un propre de l’humanité, soit le fait de vivre exposés les uns aux autres et non enfermés dans des cultures et des identités. Notre essentielle vulnérabilité justifie que nous tissions des solidarités. Ainsi que l’écrit Achille Mbembe, parce que « nous sommes tous des passants » [1], l’identité n’est pas essentielle. En outre, contrairement à ce que décrit la fiction raciste, il n’existe pas « de corps purs, de cultures pures, de sang pur. […] En matière de corps, de religion, de culture ou de sang, le blanc n’existe tout simplement pas. Tous les corps sont gris ocre et obscurs. Et c’est ce qui fait d’eux des corps vivants et humains, et à ce titre poreux, ouverts sur ce qui les fait vivre, sur la chair du monde ».

La tâche de la démocratie planétaire est dès lors de refuser d’ « instruire de nouvelles fermetures ». Tout cela nous éloigne définitivement, et l’on ne peut transiger sur ce point, de nos commodes mais pernicieuses illusions identitaires.


[1] Humboldt présuppose une « forme intérieure du langage » pour désigner une puissance génératrice indépendante des variations individuelles et culturelles.

[2] Le point de vue de Chomsky n’est pas sans rappeler ce qu’Alexander Goldenweiser avait nommé le principe des possibilités limitées. Voir Alexander Goldenweiser, « The Principle of Limited Possibilities in the Development of Culture », The Journal of American Folklore. Goldenweiser s’opposait ainsi fermement au diffusionnisme, les similitudes de traits que l’on trouve dans les sociétés humaines les plus diverses ne pouvant pas être toutes expliquées par le contact. Françoise Héritier, après Georges Devereux, accorde à la pensée de cet anthropologue oublié une grande portée. Voir Françoise Héritier, « Anthropologie et psychanalyse », Journal des anthropologues.

[3] Ce dernier, dans le domaine de la philosophie de l’esprit, défend la thèse selon laquelle les neurosciences ont vocation à éliminer les termes mentaux du vocabulaire pour les remplacer par des termes cérébraux. Je me permets de renvoyer à Alain Policar, « Éliminer ou réduire. Quelle autonomie pour les sciences sociales ? », Revue du MAUSS permanente.

[4] Ainsi que le souligne opportunément Gérard Lenclud, « Par quels moyens alors s’expliquer que des hommes ayant enduré le même dressage social puissent penser aussi différemment qu’ils pensent, et qui plus est, penser réflexivement, c’est-à-dire mettre en question ce qu’ils ont été conditionnés à penser ? Ou ne serait-elle finalement qu’une illusion, l’idée assurément contagieuse depuis le siècle des Lumières selon laquelle les hommes peuvent s’arracher à leurs ancrages ? », Gérard Lenclud, « La culture s’attrape-t-elle ? ».

[5] Kwame Appiah (2006), Pour un nouveau cosmopolitisme. Dans la même optique, on citera Vanessa Nurock : « Sans (ou contre) la biologie, l’éthique est inhumaine et […] elle est même susceptible d’être immorale ». Il y aurait donc des raisons morales de rechercher les origines de nos capacités morales.

[6] Ces thèses sont défendues, avec des arguments différents mais d’esprit comparable, par Ali Benmakhlouf dans La conversation comme manière de vivre.

[7] Le regretté Robert Fine, dans un autre vocabulaire, avait fortement dégagé le présupposé principal d’une orientation cosmopolite : « L’espèce humaine peut être comprise seulement si elle est traitée comme un sujet, à l’intérieur duquel toutes les différences sont reconnues et respectées, mais conceptualisées comme internes à l’unité substantive de tous les êtres humains ».

Alain Policar

Politiste, Chercheur associé au Cevipof

Notes

[1] Humboldt présuppose une « forme intérieure du langage » pour désigner une puissance génératrice indépendante des variations individuelles et culturelles.

[2] Le point de vue de Chomsky n’est pas sans rappeler ce qu’Alexander Goldenweiser avait nommé le principe des possibilités limitées. Voir Alexander Goldenweiser, « The Principle of Limited Possibilities in the Development of Culture », The Journal of American Folklore. Goldenweiser s’opposait ainsi fermement au diffusionnisme, les similitudes de traits que l’on trouve dans les sociétés humaines les plus diverses ne pouvant pas être toutes expliquées par le contact. Françoise Héritier, après Georges Devereux, accorde à la pensée de cet anthropologue oublié une grande portée. Voir Françoise Héritier, « Anthropologie et psychanalyse », Journal des anthropologues.

[3] Ce dernier, dans le domaine de la philosophie de l’esprit, défend la thèse selon laquelle les neurosciences ont vocation à éliminer les termes mentaux du vocabulaire pour les remplacer par des termes cérébraux. Je me permets de renvoyer à Alain Policar, « Éliminer ou réduire. Quelle autonomie pour les sciences sociales ? », Revue du MAUSS permanente.

[4] Ainsi que le souligne opportunément Gérard Lenclud, « Par quels moyens alors s’expliquer que des hommes ayant enduré le même dressage social puissent penser aussi différemment qu’ils pensent, et qui plus est, penser réflexivement, c’est-à-dire mettre en question ce qu’ils ont été conditionnés à penser ? Ou ne serait-elle finalement qu’une illusion, l’idée assurément contagieuse depuis le siècle des Lumières selon laquelle les hommes peuvent s’arracher à leurs ancrages ? », Gérard Lenclud, « La culture s’attrape-t-elle ? ».

[5] Kwame Appiah (2006), Pour un nouveau cosmopolitisme. Dans la même optique, on citera Vanessa Nurock : « Sans (ou contre) la biologie, l’éthique est inhumaine et […] elle est même susceptible d’être immorale ». Il y aurait donc des raisons morales de rechercher les origines de nos capacités morales.

[6] Ces thèses sont défendues, avec des arguments différents mais d’esprit comparable, par Ali Benmakhlouf dans La conversation comme manière de vivre.

[7] Le regretté Robert Fine, dans un autre vocabulaire, avait fortement dégagé le présupposé principal d’une orientation cosmopolite : « L’espèce humaine peut être comprise seulement si elle est traitée comme un sujet, à l’intérieur duquel toutes les différences sont reconnues et respectées, mais conceptualisées comme internes à l’unité substantive de tous les êtres humains ».