Littérature

La mécanique des pannes – à propos de Neptune Avenue de Bernard Comment

Critique

Si, avec Neptune Avenue, Bernard Comment ne prophétise pas la fin du monde industriel et l’extinction conjointe de l’humanité, il joue de ces inquiétudes contemporaines, fondées sur des expertises hautement crédibles, pour déployer l’histoire d’un narrateur vieillissant, immobilisé au 21e étage d’un immeuble new-yorkais à la suite d’une gigantesque et soudaine panne d’électricité. Un homme qui, à l’heure du bilan, apparaît comme un passant, quelqu’un qui a contemplé la grande histoire et sa propre vie depuis le bord de la rive.

Et si, un jour comme un autre, tout ce que nous connaissons, à quoi nous sommes accoutumés, à quoi nous ne pensons même plus (presser sur un interrupteur, ouvrir un robinet, lire nos mails) – s’interrompait brusquement ? Si tout continuait – la vie, les rapports humains, la conscience de l’avenir et le souvenir du passé – mais sans l’attirail de la vie moderne, qui semble devenu indissociable de l’existence occidentale même ?

La collapsologie a le vent en poupe. Selon ce courant de pensée transdisciplinaire, le monde dans lequel nous vivons pourrait s’effondrer d’un coup, brutalement, définitivement. La plupart de ces théories à la fois apocalyptiques et réalistes font découler la catastrophe d’un problème énergétique – un épuisement des ressources naturelles qui conduirait, par une suite de réactions en chaîne, à la disparition pure et simple du modèle de vie qui est le nôtre depuis quelques siècles – voire, à terme, de la vie tout court.

Bernard Comment ne prophétise pas, avec Neptune Avenue, la fin du monde industriel et l’extinction conjointe de l’humanité. Mais son roman joue de ces inquiétudes contemporaines, fondées sur des expertises hautement crédibles, pour déployer l’histoire d’un narrateur vieillissant, immobilisé au 21e étage d’un immeuble new-yorkais à la suite d’une gigantesque et soudaine panne d’électricité. Avec la lumière, disparaît la communication : « Que reste-t-il quand tous les écrans se sont éteints depuis dix jours déjà, et peut-être pour longtemps encore ? » D’autant que le silence médiatique s’accompagne bientôt de celui de la ville (la rareté des véhicules laisse entrevoir la probabilité d’une pénurie générale de carburant), de l’eau courante et même, plus inquiétant encore, des oiseaux.

Neptune Avenue est ainsi, d’abord, un roman de la fin.

Suisse récemment installé aux Etats-Unis après avoir vécu à Paris et à Londres, l’homme souffre d’une maladie dégénérative, et ses jambes douloureuses lui interdisent de se passer d’ascenseur. Coincé dans son vaste appartement au sud de Brooklyn, face aux baies vitrées qui donnent sur l’océan et sur les tours de Manhattan plongées dans le noir, il en est réduit à deux activités : écouter ses voisins, et se souvenir de sa jeunesse.

Son existence a été comme le baromètre des changements du monde, et voilà son déclin à l’image de celui de son nouveau pays d’accueil : quel symbole plus fort que de faire s’éteindre, d’un inexplicable claquement de doigts, les lumières du plus puissant pays du monde ? L’avantage principal de cette situation est de clouer le bec à leur « président bouffon ». Mais au-delà de cette satisfaction, c’est tout un modèle qui laisse transparaître d’un coup sa vulnérabilité : « C’est incroyable à quel point les Américains laissent leurs lumières allumées, dans les bureaux, toute la nuit, comme pour assurer le spectacle et affirmer une puissance, celle de l’énergie à volonté, sans fin. »

Neptune Avenue est ainsi, d’abord, un roman de la fin. « On croyait être débarrassés de la débâcle du xxe siècle, et ça revient, partout, de la même manière, avec le même culot, la même effronterie, la même brutalité. Et ça finira probablement tout aussi mal. J’aurais donc fait tout ça pour des prunes ? Ma vie, ma fortune, ce voyage, tout réduit à néant ? (…) J’aurais abandonné mes passions de jeunesse pour en arriver là ? »

Des passions, il n’en a pourtant pas manqué : passions politiques, dans des années où pas une journée ne passe sans que soient prononcés les mots de « dialectique » ou de « révolution » ; passions amicales, à l’époque où la famille est éclipsée par l’incandescence des rencontres ; passion amoureuse bien sûr, inspirée par Nina, la compagne de son meilleur ami Bob. Cette jeune femme – jeune pour toujours, puisque morte prématurément d’une maladie foudroyante, des années avant le début du récit – illumine le roman de sa présence solaire et de sa chevelure « en boule ». Dans le Genève des années 1980, cette égérie à la Angela Davis fascine le narrateur par sa liberté, son brio, son intelligence instinctive, et restera son unique amour véritable.

Libre, l’époque l’était ; mais l’exclusivité, en amour, n’est pas une affaire de mode. Nina va où elle veut quand elle veut, mais elle est fidèle à Bob. Et le narrateur se consume silencieusement pour elle, tout en reconnaissant en Bob un double, un « frère », un ami indéfectible. Jusqu’à une nuit de vacances entre amis, dans le Sud, où Nina le rejoint dans sa chambre. Une fois, une seule fois, ils feront l’amour – épisode brûlant sur lequel elle lui enjoint dès le lendemain de garder un silence définitif.

Avec la fin des études vient la dispersion du collectif, et la nécessité des choix de vie. Le narrateur décide de bifurquer radicalement, abandonnant la littérature pour la finance, Genève pour Londres où il consacre désormais l’essentiel de sa vie à amasser une fortune dont, coincé au sommet de son immeuble new-yorkais, il ne sait plus que faire. A moins que sa fin à lui, et celle du système qui a encouragé toute cette accumulation, ne soit l’aube d’une ère nouvelle et la promesse d’un recommencement à travers la silhouette juvénile de Bijou, la fille de Nina. Cette enfant née quelques mois après l’étreinte du narrateur et de la jeune femme n’a jamais connu son père officiel, Bob. Ni tellement sa mère, qui l’a confiée dès sa naissance ou presque à sa propre génitrice : « Ce n’était pas fait pour [Nina], elle ne se sentait pas mère ».

Après la disparition de ses attaches amicales (Nina puis Bob, deux ans plus tard), puis familiales (sa mère, à l’orée du roman), le narrateur prend prétexte d’une quête de lointains parents pour se défaire de tous ses biens matériels et partir s’installer aux Etats-Unis. Plus exactement à New York, où il ne met guère de temps à retrouver la trace de cette jeune femme qu’il n’a jamais vue, mais avec laquelle il noue assez facilement des liens d’amitié. Après quelques mois, l’opportunité se présente de s’installer dans l’appartement voisin de celui de Bijou. Le voilà tout tourné vers l’avenir, par la grâce de la jeunesse de celle à qui, jusqu’au bout, il se refusera à avouer clairement qu’il est – probablement – son père.

Venu « fermer la parenthèse, et retrouver le fil, un fil ancien, incertain, mystérieux », il paraît retrouver un sens à son errance à travers l’espoir de transmettre son patrimoine. Cet ancien jeune homme « insouciant », peut-être même « innocent », se voudrait investi d’une responsabilité, porteur d’un héritage. Seulement voilà : là encore, il fait face à une femme qui ne veut pas. Bijou se veut libre, Bijou ne veut rien entendre, Bijou apôtre de la décroissance se réjouit de la catastrophe qui oblige, enfin, les hommes à consommer de manière plus raisonnable : « L’économie doit être mise au service des êtres vivants, c’est cela qu’on a perdu de vue. Nous sommes devenus les servants, et pire les esclaves d’un système de production qui était censé nous bénéficier. » Et au grand jamais elle ne voudrait devenir, à son tour, dépositaire d’une fortune inutile, porteuse d’un consumérisme frénétique et mortifère.

L’espoir du narrateur a fait long feu : « Et tout à coup j’avais pensé, il y a trop de « n » dans Nina, c’est le signe de la négation, du refus, de l’inatteignable, j’aurais dû le comprendre tout de suite. Au moins, il n’y a aucun « n » dans Bijou. » Mais la phonétique ne fait pas tout, et la transmission est un échec.

Une certaine forme de transmission, en tout cas : celle, patriarcale, qui cherche à reproduire le modèle ancien. Un modèle fondé sur l’hypervirilsation du monde, où l’injonction à la toute-puissance était permanente, où l’hybris était la norme. La grande panne, évidemment, c’est aussi celle de la virilité en berne, du cow-boy qui se découvre impuissant : « On parle de la plus grande démocratie du monde, mais la violence fait partie de l’imaginaire de ce pays, depuis le western et même avant (…). Et là, plus personne ne tient le bon bout. Plus personne n’a la main sur rien. Chacun est renvoyé à l’obscurité de la nuit et à l’incertitude de demain. » Plus encore qu’une impossibilité matérielle à se déplacer et à communiquer, c’est tout un imaginaire qui s’effondre.

Le narrateur comme son ami Bob savent éprouver la joie de la perte.

Le désarroi du narrateur à la disparition de ce modèle, sa difficulté à accepter qu’on puisse refuser sa fortune, rebondit contre la joie neuve de Bijou, son inventivité devant la catastrophe (en pleine pénurie, elle sait lui dénicher des asperges, son mets préféré), sa légèreté à l’idée d’inventer un monde nouveau. La testostérone électrique envolée, l’esprit de conquête affaissé, les hommes se retrouvent démunis face à des femmes qui savent, elles, toujours renouer avec la vie.

En définitive, cet homme, à l’heure du bilan, apparaît comme un passant, quelqu’un qui a contemplé la grande histoire et sa propre vie depuis le bord de la rive. Un velléitaire, qui « aurait voulu » quitter son métier de financier pour « prendre le premier train possible », mais a fini par rejoindre son bureau ; qui aurait dû répondre au téléphone le jour où, de son hôpital, Nina voulait lui annoncer sa mort imminente et peut-être lui demander de l’épouser ; qui aurait pu plonger dans « l’eau de plomb d’un quai de Kobe », dans « l’eau de la baie de Salvador aux scintillements changeants », ou dans « les eaux froides et lustrales de Californie ou du Portugal ». Mais qui n’en a rien fait. Cette histoire d’un homme qui a « tout foiré » fait de Neptune Avenue un roman du regret, de la perte et de l’occasion manquée.

Et pourtant, le narrateur comme son ami Bob savent éprouver la joie de la perte : tandis que le premier avoue qu’il y a « quelque chose de jouissif dans l’élimination des biens », le second confesse qu’il y a vu quelque chose « d’étrangement beau » dans le visage de Nina à l’agonie.

Brûler ce qui a été n’est-il pas délectable, en effet ? Et n’est-ce pas, au lieu d’une invitation au désespoir, le signe qu’il est temps d’inventer quelque chose de nouveau ? C’est un reproche souvent adressé aux collapsologues : en l’annonçant comme inévitable, ils se résoudraient à la catastrophe.

Mais pour reprendre les termes critiques du scientifique Daniel Tanuro, on peut préférer la « lutte » à la « résignation endeuillée » ; c’est la direction que semble indiquer Bijou en quittant l’abri qu’elle a aménagé pour le narrateur et en se dirigeant vers sa propre chance, ou vers ses propres origines lointaines – l’Afrique, continent de la jeunesse et, peut-être, de l’avenir du monde.

« La nature ne finira-t-elle pas par avoir le dernier mot, tout comme elle reprend ses droits ici, dans l’interruption brutale de tout courant ? La nuit redevient la nuit. Et les jambes des jambes, pour marcher. »

Bernard Comment, Neptune Avenue , Grasset, 272 pages.

 


Sophie Bogaert

Critique , Éditrice

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