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À propos de la série Il Miracolo de Niccolò Ammaniti : l’Italie comme terrain d’expérience narrative

Journaliste

Romancier confirmé, Niccolò Ammaniti livre avec la série Il Miracolo son premier travail de réalisateur. Mêlant politique-fiction et bondieuseries, son propos s’articule autour de la figure de Fabrizio Pietromarchi, président du Conseil de centre gauche d’un pays à la veille d’un référendum sur sa sortie de l’Union européenne, et d’une énigmatique statue de la vierge pleurant des larmes de sang. L’intrigue se fait alors prétexte pour aborder les problématiques italiennes modernes avec un regard critique très noir et parfois ironique.

Une statuette de la vierge qui pleure des larmes de sang. Un point de départ visuellement inoubliable qui permet, à l’auteur de Je n’ai pas peur, pour son premier travail en tant que réalisateur, de mêler différents genres narratifs et de construire une série complexe et très littéraire.

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Pour mesurer toute l’étrangeté et la richesse de la série Il Miracolo, et comprendre sa mécanique interne, il faut d’abord écouter sa bande-son. Étonnant pour une série pensée par un romancier, mais c’est ainsi. Les huit épisodes sont baignés d’une colonne sonore essentiellement constituée d’électro mondialisée et ultracontemporaine, The Avener, Nils Frahm, Etheral Electric Elixir. Mais, pour son générique d’ouverture, Niccolò Ammaniti a choisi Il Mondo, tube chanté en 1965 par Jimmy Fontana, chanteur à succès de l’Italie de l’époque – Enrico Briccoli de son véritable nom. Il Mondo est son titre le plus emblématique et son refrain dit : « Gira il mondo gira / Nello spazio senza fine / Con gli amori appena nati / Con gli amori già finiti / Con la goia e col dolore / Della gente come me ». Soit : « Tourne le monde tourne/ Dans l’espace sans fin/ Avec les amours à peine nées/ Avec les amours déjà finies/ Avec la joie et la douleur/ De gens comme moi ».

Ainsi fonctionne cette série italienne co-produite par Arte, mille-feuilles foisonnant tant par sa forme et les sujets qu’elle aborde, où se télescopent l’Histoire, la modernité, la tradition, la rupture, le populaire et l’intellectuel, le scientifique et l’irrationnel, le collectif et l’intime.

Le propos de Il Miracolo se construit autour de la figure de Fabrizio Pietromarchi (Guido Caprino, épatant de sobriété), Président du Conseil de centre gauche. Il est à la veille d’un référendum important sur la sortie de l’Italie de l’Union européenne, un Italexit qui risque de se retourner contre lui, car le oui va sans doute l’emporter alors qu’il est résolument pro-européen. À quelques jours du vote, alors qu’il dégringole inexorablement dans les sondages, Pietromarchi est contacté par le chef de la sécurité intérieure. Le général Motta (Sergio Albelli) lui montre ce qui pour l’instant est tenu secret : une statuette de la vierge qui pleure des larmes de sang.

D’autres personnages et d’autres histoires vont venir se coudre à ce fil narratif, jusqu’à former un tissu aux mailles serrées. Un prêtre catholique en perdition, probablement le protagoniste le plus ambigu de la série, la femme du Président du conseil, leur étrange baby-sitter, des mafieux, une famille en deuil dans un village calabrais, une jeune scientifique déboussolée.

S’il a déjà participé à l’adaptation de ses livres au cinéma en tant que scénariste, c’est la première fois, avec Il Miracolo qu’Ammaniti s’occupe aussi de réalisation.

Niccolò Ammaniti est un romancier confirmé, plusieurs fois adapté au cinéma et récompensé par le prix Strega (l’équivalent du Goncourt) en 2007 avec comme Dieu le veut. C’est un des auteurs italiens les plus traduits à l’étranger. Son dernier livre paru en français, Anna (Grasset 2016) était un roman de science-fiction qui se déroulait en Sicile. Dans les années 90, Ammaniti a été un des chefs de file du mouvement Cannibales, groupe de jeunes auteurs qui s’étaient donnés pour mission de bousculer le monde des lettres italiennes. Ils y sont en partie parvenus, introduisant en particulier dans leurs textes des formes propres à de la littérature de genre, du polar, du paranormal, voire du gore. Mais tous n’ont pas connu le succès d’Ammaniti. S’il a déjà participé à l’adaptation de ses livres au cinéma en tant que scénariste, c’est la première fois, avec Il Miracolo qu’il s’occupe aussi de réalisation. Sur la série il a endossé le rôle de showrunner, c’est-à-dire d’homme-orchestre et maître d’œuvre, qui conçoit et supervise le projet du début à la fin.

Au départ, a-t-il raconté en interview, il avait prévu d’écrire un roman, avant de penser que la dimension visuelle du sang versé appelait un traitement autre. C’est une caractéristique importante du travail d’Ammaniti, qui après avoir navigué d’un genre littéraire à un autre semble aujourd’hui capable de passer d’un domaine artistique à un autre, déclinant l’acte de création sous différentes formes, qui se croisent. « J’ai travaillé de la même façon que lorsque j’écris un roman. En fait, je ne me demande jamais quel genre d’œuvre je suis en train d’écrire. Selon moi, plusieurs influences peuvent vivre autour de cette madone, les situations peuvent être surréalistes, oniriques, mais aussi grotesques ou encore dramatiques ». Il remarque en revanche que, par rapport à l’écriture d’un film destiné au grand écran, celle d’une série se révèle plus proche du travail romanesque. « Car dans un roman il n’y a pas de limite. Il peut compter cent pages comme mille deux cents. C’est l’histoire qui te porte et c’est à toi de décider de quelle façon et quand elle doit se terminer. Des personnages secondaires peuvent prendre, dans certaines pages, autant d’importance que les protagonistes principaux. Les séries fonctionnent un peu ainsi. Alors que, quand tu dois réduire une histoire à 1h30 ou 2h20, ce qui est en général la durée d’un film de cinéma, c’est plus compliqué. Aussi j’ai choisi de créer une série car je sentais que cela respectait la dynamique que j’utilise dans mon écriture ».

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, Il Miracolo n’est pas une série sur le catholicisme. Elle est plutôt à relier aux constructions idéologiques et intellectuelles qui constituent tout être humain. La vierge qui pleure du sang est un phénomène inexplicable, en cela il ébranle tous ceux qui y sont confrontés. Mais l’intention de l’auteur-réalisateur dépasse le simple questionnement religieux. Il s’agit plutôt de parler de l’humain, ce qui semble assez inhabituel dans le paysage télévisuel transalpin, où les séries sont souvent policières. Surtout, Il Miracolo échappe à la construction implacable et millimétrée, efficace mais parfois prévisible, de beaucoup de séries. Dans la façon dont s’agrègent les différentes histoires, dans la construction des épisodes, dans la temporalité complexe, Ammaniti innove. Tout n’est pas rationnel dans le récit et les questions posées, notamment autour des personnages, de leur passé ou de leurs réactions, restent souvent ouvertes.

Plusieurs questions sociétales sont présentes, de façon plus ou moins centrales ou plus ou moins secondaires, comme celle des migrants et du sort réservé aux Africains qui traversent l’Europe.

Ce qui constitue le style et la saveur des romans de Niccolò Ammaniti, l’empilement des genres littéraires et d’éléments qui appartiennent tant à la culture classique que populaire, voire à son histoire passée ou récente, se retrouve ici. La vierge qui pleure des larmes de sang renvoie à différentes bondieuseries dont la Péninsule semble s’être fait une spécialité au fil des siècles. Mais dans la série la statuette est trouvée chez un parrain de la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise. La mafia ressurgit d’ailleurs tout le temps dans cette série, à la fois comme élément incontournable de la vie italienne et comme genre littéraire et télévisuel, puisque ces dernières années plusieurs séries en ont parlé, parfois en abordant ses liens avec le monde politique, notamment 1992, qui avait également été diffusée sur Arte. Cela dit, plusieurs questions sociétales sont présentes, de façon plus ou moins centrales ou plus ou moins secondaires, comme celle des migrants et du sort réservé aux Africains qui traversent l’Europe. Souvent, tout est observé sous un regard critique très noir, parfois ironique, qui confère un ton particulier au propos d’Ammaniti et renvoie à son travail de romancier, porteur de problématiques modernes traversées par son pays. Et, le personnage du prêtre, le terrible père Marcello, formidablement incarné par Tomaso Regno, qui a reçu un prix pour son interprétation, peut être vu comme une attaque radicale, et très politique, de l’Église en tant qu’institution, de ses dérives et de l’hypocrisie de son fonctionnement.

Il est par ailleurs constamment question de politique, sans que ce soit à proprement parler le centre du propos. La situation de l’italexit est fictive, bien entendu, et à aucun moment il n’est fait mention d’une personnalité existant réellement. Pour autant, elle renvoie à l’histoire récente. En 2016, Matteo Renzi, Président du Conseil de l’époque, a dû démissionner suite à un référendum qu’il avait lui-même organisé et qu’il a perdu. Cela dit, il n’est pas anodin que Il Miracolo se déroule à la veille d’un référendum sur la sortie de l’Europe. Amaniti ne parle pas de catholicisme mais de notre relation au monde et aux autres, et la construction européenne en est pour lui l’illustration, entre croyances, certitudes, savoir, éthique. À l’heure où son pays est en proie au populisme, même si Il Miracolo a été conçu avant l’arrivée de la Lega et du mouvement Cinque stelle au pouvoir, le propos de Niccolò Ammaniti sonne d’une étrange tonalité. Dans un des épisodes, le président du Conseil qu’il a imaginé, Fabrizio Pietromarchi, poussé à bout par des banquiers, explose : « Ce n’est pas de ma faute si on vit dans un pays suicidaire. C’est leur instinct masochiste qui pousse les Italiens à toujours faire les mauvais choix ». Cette série est peut-être le signe d’une volonté de jeunes écrivains italiens de se saisir du roman national. À travers ce personnage torturé de Fabrizio Pietromarchi, écartelé entre sa vie d’homme, de mari et de père, sa morale politique, et une statue de la vierge qui pleure du sang, elle est aussi à l’image d’une Italie moderne, tournée vers l’avenir, mais impuissante.

On pense alors au film Viva la libertà (2013), signé Roberto Andò avec Toni Servillo dans le rôle principal. La politique fictive mais pourtant proche de la réalité servait de prétexte à un film plus largement philosophique sur la conscience, la responsabilité, l’engagement. C’est le cas ici. Fabrizio Pietromarchi, comme les autres personnages, est déconcerté par la vierge qui pleure, lui qui dit ne pas croire en Dieu. Comment va-t-il réagir face à ce phénomène inexplicable ? C’est peut-être le propos de départ de ce projet, de mettre des personnages face à des situations totalement inimaginables. Ainsi la jeune scientifique, Sandra Roversi, incarnée par la diaphane Alba Rohrwacher, qui traverse ce film comme un ange descendu sur terre. Elle cherche désespérément à trouver une explication logique au phénomène, en analysant le sang de la vierge. Une réaction professionnelle qui va en réalité l’entrainer bien loin. Ainsi la religion se retrouve confrontée à l’ADN.

Alors que chacun se débat avec sa conscience et avec des évènements compliqués, la vierge, elle, continue inexorablement de pleurer des larmes de sang.

Peu à peu, on va découvrir la vie privée et familiale de ces personnages, tous perturbés par le miracle qui leur fait reconsidérer le sens de leur vie, et tous confrontés d’une manière ou d’une autre à la mort. La mort, mais aussi la maternité ou la paternité, sont des thèmes qui reviennent constamment dans la série. Comme si Ammaniti, avec chaque personnage, rebattait les cartes et proposait de nouvelles façons de penser et de vivre. Chacune de ces histoires porte en elle un élément d’étrangeté. Et c’est dans leur tissage, leurs enchâssements, les mises en abîme successives que se déploie tout l’art d’Ammaniti.

Et le personnage principal de la série est peut-être moins Fabrizio Pietromarchi que sa femme, Sole (émouvante Elena Lietti). Cette personnalité un peu borderline va se révéler bien plus riche et complexe que prévu. Telle une héroïne de tragédie, elle est celle qui refuse les assignations et les dictats du monde qui l’entoure. Elle va d’ailleurs, dans une scène très forte, se livrer à une critique en règle de la société italienne traditionnelle autant que du monde des réseaux sociaux d’aujourd’hui. Et chaque femme, de la jeune scientifique à la vieille maman du général Motta, va bousculer les présupposés qui lui sont attachés. Cette attention aux personnages féminins n’est pas nouvelle chez Ammaniti, elle est au cœur de son roman Anna, histoire d’une petite fille qui doit se débrouiller pour survivre dans un monde où les adultes meurent un par un.

Cela dit, alors que chacun se débat avec sa conscience et avec des évènements compliqués, la vierge, elle, continue inexorablement de pleurer des larmes de sang.

Ce visage à l’imperturbable sourire, qui goutte comme le temps s’égrène, hante pour longtemps le téléspectateur de Il Miracolo, et certaines scènes sont visuellement très fortes et imprégnées d’étrangeté. En cela, on pourrait rapprocher Niccolò Ammaniti du Paolo Sorrentino de la Grande bellezza, par la beauté plastique et onirique de ce qu’il nous donne à voir. La statuette conservée dans une piscine désaffectée, sorte de cathédrale post-moderne, saisissante. Le sang qui n’en finit pas de couler. Les inexplicables rêves de Fabrizio Pietromarchi, qui renvoient à des peurs très profondes, et nous entrainent dans une autre dimension.

Reste que cette série ne pouvait être qu’italienne, et pas seulement par la présence d’une statuette qui pleure. Ce pays a un rapport particulier à l’histoire. Elle est présente au quotidien dans des villes où toutes sortes d’époques sont visibles à travers les vestiges, les temples et les cathédrales côtoyés tous les jours par une population qui vit de fait dans une cohabitation constante du passé et du présent. Et c’est cette ambiance-là que raconte Il Miracolo, avec sa bande-son électro, portée par un vieux tube des années 60.

Il Miracolo. Série en 8 épisodes, téléchargeable en VOD sur Arte.fr, écrite et réalisée par Niccolo Ammaniti. 

 


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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