Littérature

Roberto Calasso, illuminé rationnel – à propos de L’Innommable actuel

Critique littéraire

Avec L’inommable actuel, Roberto Calasso poursuit l’exploration d’un territoire littéraire propre – un territoire d’ombre et de lumière, de vive conscience surtout, qui ne serait pas le sien sans la méthode qui le caractérise, sans le style et la capacité de raisonnement, de déduction, de sa pensée. Procédant souvent par montage de citations, il met en écho notre monde actuel avec la Vienne des années 1933 à 1945.

Dès son titre, L’Innommable actuel, le dernier livre de Roberto Calasso installe dans l’esprit du lecteur une question, une inquiétude : suis-je assez intelligent pour lire ces pages ? Serai-je à leur hauteur ? Certes, il ne faut pas évacuer de la question toute l’ironie, et l’auto-ironie, qu’elle contient… Elle n’en reste pas moins valide, légitime. Peu à peu, lorsqu’on progresse dans le livre, un autre sentiment surgit, une autre question, qui modifie, dans le bon sens, la première : cette intelligence dont je manque, Calasso la déploie, me la tend, me la donne à partager, pas du haut de son orgueil ou appuyé sur une science supposée certaine, mais par sa réflexion obstinée, sa lente progression dans le sujet qu’il s’est choisi. Dès lors, il faut le répéter : la reconnaissance est l’une des grandes vertus que le lecteur met en pratique face à un livre dont il tire un grand, un surprenant bénéfice.

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Avant d’en venir à la tentative de description de cet ouvrage, il faut souligner que c’est la totale singularité de la méthode (au sens large) de Roberto Calasso, qui nous frappe, qui sollicite notre attention, pour la désarçonner aussitôt. Et cela vaut évidemment pour tous ses livres, toujours traduits avec grande subtilité par Jean-Paul Manganaro. Je me contente de citer ceux que je garde le mieux en mémoire, en reconnaissante mémoire donc, tous parus chez Gallimard : La littérature et les dieux (2002), K. (sur Kafka, 2005), Le rose Tiepolo (2009) et La Folie Baudelaire (2011). Dans La littérature et les dieux, Calasso rappelait que l’écrivain, c’est d’abord celui qui est « enthousiasmé par le langage ». Et dans son Kafka, il relevait cette phrase de l’écrivain pragois : « Chacun a sa manière de remonter du monde souterrain, moi, je le fais en écrivant. » Cela dessine, esquisse, le territoire littéraire de Roberto Calasso. Territoire d’ombre et de lumière, de vive conscience surtout, qui ne serait pas le sien sans la méthode dont nous parlions, sans le style et la capacité de raisonnement, de déduction, de sa pensée.

Le livre est divisé en deux parties, plus une troisième très brève. A première et courte vue, chacun de ces deux chapitres pourrait former un livre en soi, et le troisième une sorte d’échappée, ou de cristallisation. Mais si cela était, l’intelligence de la vision et l’amplitude réflexive de l’ouvrage tel qu’il nous est livré, s’en trouveraient gravement amoindries. « Touristes et terroristes », tel est le titre de la première partie, « La société viennoise du gaz » celui de la seconde. Deux points formels : chaque partie est divisée en fragments, discrètement séparés par un simple interlignage ; à la fin de ce volume, comme dans tous les ouvrages de Calasso, les « sources », nombreuses, diverses, utilisées dans le livre sont scrupuleusement indiquées, avec simplement la mention de la page, sans appel de note dans le texte renvoyant à ce référencement. Je ne saurais dire en quoi, mais ces choix de présentation me semblent importants, significatifs de la démarche de l’auteur.

Venons-en au contenu.

La première partie, théorique si l’on veut, accumule, selon une logique scrupuleusement divagante, appuyée sur l’analogie et l’association d’idées, des angles de réflexion sur notre actualité, notre vie présente, individuelle et (surtout) collective, et sur ce qui, en elle, est, aujourd’hui, « innommable ». Il y est question de terrorisme, de religion, des processus de sécularisation, de conscience, d’intelligence artificielle, des poussées incontrôlées d’internet et de la funeste loi des algorithmes, de démocratie directe ou indirecte, de l’information et du tourisme, des transhumanistes, etc.

De très nombreux auteurs sont convoqués, des scientifiques, des philosophes, des écrivains. Cela va de Jeremy Bentham à Simone Weil, de Stuart Mill à Robert Walser, de Durkheim à Malebranche, de Leibniz à René Daumal. Calasso ne s’interdit pas l’humour, par exemple lorsqu’il établit un parallèle entre dadaïstes et dataïstes, adeptes de l’information en flux continu. Avec les transhumanistes, ces « humanistes séculiers », les adeptes du Big Data professent que « la conscience est la barrière invisible contre laquelle bute l’information ». « Plus que de penser, il s’agit pour eux de réaliser. Tel est le mirage vers lequel ils tendent, impatients, lugubres et joyeux. »

A la différence de nombre d’intellectuels et d’intervenants médiatiques, Roberto Calasso ne donne pas le fin mot de sa pensée, ne la totalise pas en une synthèse, une idée générale ou une idéologie. Il ne s’agit évidemment pas de dissimuler cette idée, mais de démontrer que l’approche plurielle, selon des angles inédits, sous des éclairages inattendus, est plus féconde, qu’elle nous fait progresser dans cette conscience si souvent mise à mal ou négligée.

Le personnage central de cette réflexion est l’Homo saecularis, qui n’est pas né de la dernière pluie mais s’impose comme le fruit d’un « processus progressif d’évidement, à l’œuvre depuis plusieurs millénaires ». Un « sécularisme humaniste (autrement appelé, en France, laïcité) implique toutes les nuances possibles, de la tiédeur à la bigoterie agressive, que l’on rencontre dans les religions antérieures ». A la fin du chapitre, Calasso cite Walter Benjamin qui, à propos de Kafka, évoquait cette « faculté d’attention » de l’homme, tellement malmenée aujourd’hui. Elle constitue, pour reprendre une expression de Malebranche, « la prière naturelle de l’âme ». Même sécularisées, les « catégories théologiques sont toujours vivantes et à l’œuvre ». Calasso ne pose jamais à l’oiseau de mauvaise augure, heureux de faire entendre son chant funèbre.

Les deux temps du livre – l’actuel d’abord, celui l’a préparé ensuite – s’emboîtent, s’articulent.

Le contenu de la deuxième partie est annoncé dès les premières lignes de l’ouvrage. Ce paragraphe souligne le projet, la matière et la visée de l’auteur. Je le cite : « Durant les années 1933 à 1945, le monde s’est livré à une tentative d’autoanéantissement, en partie réussie. Celui qui vint ensuite était informe, brut, hyperpuissant. Dans le nouveau millénaire, il est sans forme, brut et toujours plus puissant. Aucune de ses composantes n’offrant de prise, il est l’opposé du monde que Hegel entendait étreindre dans l’étau du concept. C’est un monde broyé, y compris pour les hommes de science. Sans style propre, il les utilise tous. »

Le titre, « La société viennoise du gaz » est emprunté, à nouveau, à Benjamin. Dans le post-scriptum d’une lettre à Margarete Steffin datée du 7 juin 1939, il écrit : « Karl Kraus est mort trop tôt. Ecoutez-moi bien : la Société viennoise du gaz a cessé toute livraison de gaz aux Juifs. L’utilisation du gaz par la population juive entraînait des pertes pour la Société, parce que les plus forts consommateurs, justement, ne réglaient pas leurs factures. Les Juifs recouraient de préférence au gaz pour se suicider. » Calasso a raison de citer ces phrases sans les commenter. A un certain degré de réalité, les mots seuls peuvent placer celui qui lit ou entend devant le vertige de cette réalité. Cette réalité n’est pas seulement celle d’une histoire passée, révolue.

Les deux temps du livre – l’actuel d’abord, celui l’a préparé ensuite – s’emboîtent, s’articulent. Les années d’apprentissage, si j’ose dire, du monde contemporain – lorsque le nazisme monta en puissance, s’installa puis fut vaincu – sont décrites selon une scrupuleuse chronologie. En cette décennie, « c’était comme si le temps avait formé une spirale de plus en plus resserrée, qui s’achevait dans un étranglement. »

A nouveau, Roberto Calasso procède par un montage de citations venues de tous les horizons, tirées pour la plupart de récits, de mémoires ou de journaux intimes, en limitant son propre commentaire à la dimension descriptive. Céline ou Jünger, Klaus Mann, Elie Halévy ou Arthur Koestler donnent leurs impressions. Ce n’est pas toujours la lucidité qui commande, mais une sombre intuition du malheur qui vient, s’installe. Mai 1933, Céline, dans une lettre à Eugène Dabit : « Il y a je ne sais quoi dans l’air d’hystérique et d’urgent […] Il y a une mue – C’est un bateau qui s’éloigne […] Nous allons vers la violence. Elle est tout près. » Plus directement concerné, Goebbels révèle, non pas une face cachée de l’antisémitisme nazi, mais une pensée comme soumise, dans son ignominie même, à une sorte de force supérieure, de fatalité, dont Hitler ne serait que l’exécutant.

Il y a aussi, à un niveau moins hallucinant, presque candide, des passages du Journal de Gide regardant monter le nazisme, avec un calme aveuglement, voyant (en janvier 1941) en Hitler « celui qui se veut grand jardinier de l’Europe… » Quelques années plus tôt (septembre 1937), Robert Brasillach s’en va, conquis, visiter l’Allemagne. « Cent heures chez Hitler », c’est le titre de son reportage pour la Revue universelle. Par exemple, il assiste, fasciné, à une consécration des drapeaux ; Hitler est là, dont le journaliste note « la couleur et la tristesse des yeux ». Et aussitôt, il établit un parallèle entre les gestes du Führer et la consécration chrétienne du pain et de vin : « une sorte de transfusion mystique analogue », dit-il…

Tous les passages cités dans ce chapitre mériteraient d’être mentionnés. Ils dessinent cet « étranglement » dont, pour une part au moins, nous sommes, dans notre monde actuel, les héritiers. Calasso n’est cependant pas un écrivain apocalyptique. Il perçoit, devine et analyse des fragments disparates d’une logique, d’un enchaînement de causes et d’effets. A l’aide de ces éléments, il établit une continuité, trace le profil plus que plausible de notre monde, pris dans son histoire, sa modernité.

Au troisième chapitre, long d’à peine une page, il cite un rêve que Baudelaire avait inscrit sur un feuillet isolé, sans date. Un de ces rêves « qui donnent envie de ne plus jamais dormir ». Une tour se fissure, « tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé… » Le rêveur est là, calculant autant qu’il le peut, ce qui menace. Il fait partie de la scène. Conclusion de Calasso : « Quand la “nouvelle” de ce rêve parvint aux “nations”, tout correspondait, à l’exception d’un ajout : les tours étaient deux – et jumelles. » Nous voici, soudain ou à nouveau, renvoyé au très actuel innommable….

 

L’innommable actuel, de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard, 194 p.

 


Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

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