Philosophie

Lire Agamben (en ami) – sur Création et anarchie

Écrivain

L’œuvre de Giorgio Agamben – singulière, abondante, aujourd’hui extrêmement influente dans les champs philosophique ou politique, voire artistique – exerce sur ses lecteurs une fascination toute particulière. Mais qui sont ces lecteurs, et comment le lisent-ils ? C’est la question que l’on peut se poser au départ de l’analyse de Création et anarchie. L’œuvre à l’âge de la religion capitaliste, recueil de cinq conférences qui donne à penser, plus que jamais, la société qui est la nôtre, et la manière dont s’y exerce le pouvoir.

Comment lit-on Agamben ? Et qui le lit : les universitaires, les érudits, peut-être les abonnés d’AOC ? La question n’est pas absurde, tant le public du philosophe semble pouvoir être divers, et même multiplié. Elle m’est venue dans un train, le seul espace qui restait encore possible, avant que les écrans n’y gagnent à leur tour toute la place, pour s’isoler bienheureusement parmi les autres dans un livre, et la contrainte d’une durée faite pour cela – choisir le bon volume, pour le bon trajet. Bref, le recueil Création et anarchie de Giorgio Agamben était posé sur ma tablette, et mon voisin, monté à je ne sais plus quelle gare (on voyait déjà les Alpes), un homme sans âge précis, un peu chauve et souriant, qu’on devinait montagnard (ses chaussures), me demanda s’il pouvait jeter un œil à ce livre qui, visiblement, l’intriguait. Il n’avait jamais lu une ligne d’Agamben, me dit-il, mais en avait beaucoup entendu parler ; je ne suis pas sûr que ce fût vrai, mais ce qu’il découvrait là le mit, je dois l’avouer, dans un état assez euphorique : c’est très mystérieux, s’enthousiasmait-il, presque étrange, on a envie de savoir la suite !

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Envie de savoir (la suite) : il y a en effet chez Agamben, dans la manière même d’exposer les strates de sa pensée, une incroyable force de fascination – une façon propre de nous captiver, nous rendant littéralement captifs d’un propos qui procède, presque l’air de rien, par passage d’une référence à l’autre, de la philologie la plus érudite au questionnement de la poésie ou à l’archéologie de la politique (du moins occidentale), du droit théologique médiéval à la glose de Walter Benjamin dont il semble s’être rapproché de plus en plus au fil d’une œuvre aujourd’hui considérable, intimidante par bien des aspects, qui ne cesse en tout cas de remettre en jeu un certain nombre de motifs : usage, pauvreté, ouvert, camp, forme de vie, désœuvrement, etc. Presque par réflexe, on aimerait pouvoir réunir l’ensemble des notions dans le confort d’un système, mais toujours quelque chose échappe à la clôture, résiste à la synthèse, qui cependant n’empêche pas l’œuvre in progress d’être d’une rigueur impressionnante dans son inventivité incessamment reprise.

Peut-être faut-il alors lire Agamben à la manière de ce voisin souriant du TGV : en se laissant prendre au plaisir d’une pensée qui crée l’attente et force l’attention, ouvrant des perspectives et autorisant les échos, d’un texte à l’autre, dans une cohérence jamais close et qui nous laisse de la place. C’est une telle expérience de lecture qui peut en tout cas se rejouer pour le recueil de cinq conférences réunies et traduites sous le titre Création et anarchie : L’œuvre d’art à l’âge de la religion capitaliste, qui furent données entre octobre 2012 et avril 2013 à l’Académie d’architecture de Mendrisio : Archéologie de l’œuvre d’art, Qu’est-ce que l’acte de création ?, L’inappropriable, Qu’est-ce qu’un commandement ?, Le capitalisme comme religion. Sans doute l’origine de ces textes, leur destination d’abord orale, accentue-t-elle encore cette possibilité qui nous est donnée d’une sorte de circulation à suspens entre les concepts (d’œuvre, de création, de commandement), sous la forme d’une enquête dont il semble que l’issue aboutisse à une révélation sur la « profonde anarchie de la société dans laquelle nous vivons » – même s’il ne peut y avoir réellement de conclusion : « je pense, écrit Agamben, qu’en philosophie comme en art, on ne peut “conclure“ un travail : on ne peut que l’abandonner, comme Giacometti le disait à propos de ses tableaux. »

Le monde, la vie, la tension avec le présent problématique qui s’approche par son archéologie : c’est à chaque fois un scénario du même type qui se joue et provoque une sorte d’exaltation dans la lecture.

Ce qui relie les cinq textes composant le recueil Création et anarchie, outre leurs évidents appontements thématiques, c’est d’abord une commune manière de renvoyer, chacun selon une procédure propre, à la société dans laquelle nous vivons. Ils mettent celle-ci en question par un travail d’archéologie clairement explicité dans la première des conférences : Agamben y interroge, au point de départ de son développement, une crise de l’Europe qui « n’est pas un problème économique (aujourd’hui l’ « économie » est un mot d’ordre et non plus un concept), mais plutôt une crise du rapport au passé ». Or, si l’art est devenu pour nous « une figure » éminente de ce passé, « la question qu’il ne faut cesser de se poser est celle-ci : quel est le lieu de l’art dans le présent ? » S’ensuit un parcours visant à reconsidérer l’œuvre dans la définition de l’art,  qui nous fait voyager de la Grèce classique au New York de Marcel Duchamp en 1916, en passant par « le silence et le recueillement de l’abbaye bénédictine de Maria Laach en Rhénanie » où « un moine obscur, Odo Casel, publie en 1923 (l’année même où Duchamp finit ou, plutôt, abandonne dans un état d’ « inachèvement définitif » Le Grand Verre) Die Liturgie als Misterienfeier (La Liturgie comme célébration du mystère), une sorte de manifeste de ce qu’on définira plus tard comme le Mouvement liturgique… ».

Cette archéologie de l’œuvre d’art aboutit à ce qui, bien sûr, ne constitue pas une simple critique des pratiques de l’art dit « contemporain » : en pointant l’incapacité (des artistes, commissaires d’exposition…) de se mesurer à l’événement que constitue l’apparition du conflit historique entre art et œuvre, Agamben invite au final à « abandonner la machine artistique à son destin » en redéfinissant tout simplement une place – dans le monde – pour l’art, donc pour les artistes, qui ne sont pas plus que quiconque « les titulaires transcendants d’une capacité d’agir ou de produire des œuvres », mais plutôt « des vivants qui, dans l’usage, et seulement dans l’usage, de leurs membres comme du monde qui les entoure, font l’expérience de soi et se construisent comme forme de vie. »

Le monde, la vie, la tension avec le présent problématique qui s’approche par son archéologie : c’est à chaque fois – dans chacun des cinq textes du recueil – un scénario du même type qui se joue et provoque une sorte d’exaltation dans la lecture, comme si le mouvement de la pensée nous amenait, par le détour de l’histoire et la finesse de l’érudition, à nous regarder nous-mêmes, au miroir de notre temps. Complexité de l’abord, mais simplicité essentielle d’une démarche de philosophie radicale, fidèle à sa vocation de doute, de questionnement, de suspens du sens possible : ainsi des textes – interrogatifs – sur l’« acte de création » (partant de sa définition deleuzienne comme « acte de résistance ») ou le « commandement » (pris dans son acception double de commencement et de principe, le « prince » se confondant avec le fondement, dans une confusion à démêler pour en actualiser au présent les implications).

Ainsi encore du texte sur « l’inappropriable » qui interroge la possibilité de la pauvreté, à partir d’abord des théoriciens franciscains (écho du bel essai De la très haute pauvreté : règles et forme de vie, traduit en français en 2011 chez Payot & Rivages), puis de Heidegger pensant encore la pauvreté en termes négatifs, jusqu’au dépassement qu’en propose Benjamin dans ses Notes pour un travail sur la catégorie de justice (1916), où la justice est définie comme « la condition d’un bien qui ne peut devenir possession ». Ce sont alors des pages lumineuses sur le fait d’ « être pauvre (qui) signifie : se tenir en relation avec un bien inappropriable » – le corps, la langue, le paysage étant proposés comme modalités possibles de cette relation à l’inappropriable, dont l’idée même oblige à reconsidérer tout ce qui aujourd’hui nous entoure, nous agresse.

Magnifiques, les pages sur la pauvreté trouvent aussi un écho dans la dernière conférence, où Agamben envisage, à nouveau à partir de Benjamin, le « capitalisme comme religion ». On a, lisant ces lignes – où l’étymologie du mot « foi » est mise en lumière par son rapport au « crédit » (« pistis » en grec) – l’envie de s’exclamer : nous y sommes ! Avec une audace qu’on dira volontiers malicieuse, citant un des personnages du Salo de Pasolini (l’un des quatre scélérats sadiens y prononce ces mots : « Rien n’est aussi anarchique que l’ordre bourgeois. »), Agamben qui fut à 22 ans lui-même acteur pour Pasolini, dans L’Evangile selon saint Matthieu, prolonge l’hypothèse émise par Benjamin d’un capitalisme qui pousserait à l’extrême le caractère anarchique de la christologie : « comme le capitalisme ne peut avoir une vraie fin et est de ce fait toujours en train de finir, il ne connaît pas de principe, est intimement an-archique et cependant, pour cette raison même, est toujours en train de recommencer. » Sans origine et sans fin, le capitalisme nous condamne ainsi, en quelque sorte, à un monde sans fondement, où l’action humaine est vouée au hasard et à l’aléatoire, dans l’espèce de mécanique absurde d’un culte vide, sans visée rédemptrice.

Comme l’écrit encore Agamben : « Nous comprenons (…) pourquoi la religion capitaliste et les philosophies qui lui sont subordonnées ont tellement besoin de la volonté et de la liberté. Liberté et volonté signifient simplement qu’être et agir, ontologie et praxis qui, dans le monde classique, étaient étroitement liées, font désormais cavalier seul ». Le constat est terrible, et terriblement frappant, mais ne conduit à aucune conclusion résignée, ni appel à une quelconque restauration – « je ne veux pas invoquer un retour à un fondement solide dans l’être», écrit Agamben. Plutôt qu’à une nostalgie factice, on pourrait même dire qu’il invite à un optimisme paradoxal, ou en tout cas à une manière de devoir presque joyeux de lucidité…

Une lucidité qu’on mettra en relation aussi avec l’amitié, cette disposition qui peut-être rend la lecture de tels textes possible au-delà d’un cercle fermé d’initiés ; un idéal, en tout cas, qu’Agamben définit en préambule d’un autre livre récemment traduit, Qu’est-ce que la philosophie ? (Galilée, 2018), qu’on se permettra de citer ici comme remède à l’abattement parfois produit par nos temps difficiles : « Comme cela a déjà été dit, celui qui se trouve condamné à écrire dan une époque, qui, à tort ou à raison, lui semble barbare, doit savoir que ses forces et sa capacité d’expression ne s’en trouvent pas augmentées, mais bien au contraire, diminuées et laminées. Mais comme, cependant, il ne peut faire autrement et que le pessimisme lui est par nature étranger – et comme, d’ailleurs, il ne lui semble pas pouvoir se rappeler des temps plus propices – l’auteur doit se contenter de faire confiance à ceux qui auront éprouvé les mêmes difficultés – en ce sens, à des amis. » Confiance, amitié : quelque chose, dans la lecture d’Agamben, a la puissance d’un réconfort.

Giorgio Agamben, Création et anarchie. L’œuvre d’art à l’âge de la religion capitaliste (Payot & Rivages)

 


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire