Cinéma

Cannes, la revanche

Journaliste

Le plus grand problème de la croisette s’épelle en sept lettres : Netflix. Mais en alignant notamment Tarantino, Kechiche, Desplechin, les Dardenne, Almodovar, Dolan, Bong Joon-ho, Loach, Jarmusch, Malick, Bellochio ou Suleiman, l’affiche de l’édition qui s’ouvre cette semaine assène haut et fort combien Cannes, même sans l’opérateur américain, apparaît toujours comme un très grand festival. Pour combien de temps encore ?

L’année dernière, le Festival de Cannes a senti passer le vent du boulet. C’était sans doute injuste puisque l’essentiel de la mission du festival était accompli, à savoir présenter une sélection officielle riche en films de haut niveau, de Burning de Lee Chang-dong à Leto de Kirill Serebrennikov, du Poirier sauvage de Nuri Bilge Ceylan aux Eternels de Jia Zhang-ke, du Livre d’image de Jean-Luc Godard à Une Affaire de famille de Hirozaku Kore-Eda et sa palme d’or méritée, sans oublier les perles des Séances Spéciales (Les Ames mortes de Wang Bing…), de la Quinzaine des réalisateurs (En Liberté !, Les Oiseaux de passage…), de Un Certain Regard (Un Grand voyage vers la nuit de Bi Gan…) ou de La Semaine de la Critique (Wildlife, Shéhérazade, Guy…).

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Mais le film d’ouverture était en partie raté (Everybody knows de Asgar Farahdi), de même que Les Filles du feu de Eva Husson ne fut pas la meilleure publicité pour la cause cinéféministe à l’occasion de l’appel pour la parité et l’égalité salariale entre hommes et femmes dans le cinéma. Autre bémol, les grands auteurs américains étaient absents de la Croisette, certains étant désormais passés dans le giron du plus grand problème de Cannes, qui s’épelle en sept lettres : Netflix.

La situation, impossible à dénouer en quelques jours ou d’un coup de baguette magique, était (est) la suivante : d’un côté un nouveau géant du numérique qui investit dans le cinéma et qui ne veut pas se plier à la réglementation française, soit attendre un délai de trois ans entre la sortie salle d’un film et son autorisation de mise en ligne, d’où la mise à disposition des productions Netflix directement sur sa plateforme sans passer par la case de la salle (révolution copernicienne pour les cinéphiles français) ; de l’autre côté, une profession du cinéma français (singulièrement les distributeurs de films et exploitants de salle) vent debout contre Netflix et le zapping de la salle, et qui entend protéger légitimement ses intérêts. C’est en quelque sorte le combat GAFA contre États, nouveau monde contre ancien monde, appliqué au domaine du cinéma : la logique purement économique et commerciale des nouveaux ogres du numérique contre la logique d’équilibre, de régulation et d’intérêt général de l’écosystème cinématographique à la française.

Entre ces deux camps momentanément (?) irréconciliables, Thierry Frémaux et Pierre Lescure, directeur et président du Festival, furent pris entre le marteau et l’enclume. Désireux d’accomplir leur mission qui consiste à montrer les meilleurs films et cinéastes du moment, ils étaient prêts à accueillir Roma d’Alfonso Cuaron ou The Other side of the wind, le film mythique inachevé d’Orson Welles. Mais face au refus du cinéma français d’accueillir à Cannes des films ne passant pas en salles, et face au refus de Netflix de voir ses productions présentées hors compétition, le Festival de Cannes s’est retrouvé bredouille en produits Netflix et même boycotté par le géant. Il n’en fallait pas plus pour que la presse (surtout les publications corporate américaines telles que Variety ou Hollywood Reporter) se déchaîne contre Cannes, accusant le festival d’être ringard, largué, indécrottablement français, non adapté aux nouvelles réalités du cinéma et du marché, et ne montrant que des films ennuyeux susceptibles de ne plaire qu’à une poignée de critiques snobs ou pervers — on grossit à peine le trait.

La sélection officielle qui a été annoncée le 18 avril dernier sonne comme la grande revanche de Cannes.

La supposée perte de vitesse et d’aura de Cannes fut ensuite alimentée par la Mostra de Venise  qui présenta, elle, le Cuaron et le Welles, ainsi que le Buster Scruggs des frères Coen, autre Netflixerie. Netflix était à Venise et pas à Cannes, qu’on se le dise ! Le Lion d’or décroché par Roma acheva de légitimer et d’anoblir Netflix tout en enfonçant le dernier clou du storytelling cinébusiness de l’année : Cannes est en perte de vitesse, bla bla bla, rattrapé par Berlin et dépassé par Venise, bla bla bla, la Mostra s’insérant beaucoup mieux dans le calendrier de la course aux oscars qui démarre… en septembre, précisément à Venise, et à Toronto. Encore une fois, cette vision des choses était surtout celle de l’industrie du cinéma, car si on voulait bien examiner l’affaire sur le plan critique et cinéphile, les compétitions berlinoise et vénitienne demeuraient largement inférieures à la cannoise (même chose pour les sections parallèles) et ce n’est pas Roma qui pouvait changer cette donne.

Je me souviens avoir discuté de ces sujets avec Scott Foundas, ex-plume de pointe de la critique américaine désormais employé par un de ces titans du numérique qui investissent dans le cinéma, et il ne croyait pas plus que moi au déclin de Cannes. « La presse a besoin de gros titres choc pour vendre, mais tout cela est un épiphénomène conjoncturel monté en épingle. Tu verras, les grands cinéastes américains reviendront à Cannes » me disait-il en substance. La sélection officielle qui a été annoncée le 18 avril dernier lui donne raison et sonne comme la grande revanche de Cannes.

C’est simple, on ne voit pas comment composer programme cinéphiliquement plus alléchant que celui qui vient d’être mitonné aux petits oignons par Thierry Frémaux. Toutes les grandes signatures de ces vingt ou trente dernières années seront sur la Croisette en une sorte de Super Grand Chelem de l’auteurisme international, à savoir Quentin Tarantino, Abdellatif Kechiche, Arnaud Desplechin, Luc & Jean-Pierre Dardenne, Pedro Almodovar, Xavier Dolan, Bong Joon-ho, Ken Loach, Jim Jarmusch, Terence Malick, Marco Bellochio, Elia Suleiman…

À ces noms scintillants s’ajouteront des cinéastes plus jeunes mais déjà remarquables, aux patronymes moins rutilants, mais appelés à devenir des forces vives du cinéma au même titre que les maîtres précédemment cités, et qui fouleront leur premier tapis rouge cannois de Compétition : le Chinois Diao Yinan (déjà détenteur d’un Ours d’or), le Roumain Corneliu Porumboïu ou l’Américain Ira Sachs. Ajoutons-y des femmes cinéastes plus que prometteuses, elles aussi bizuths de la Compétition (et qui sont bonnes cinéastes avant toute considération de genre) et dont on espère ardemment qu’elles transformeront l’essai Me Too, telles Justine Triet, Céline Sciamma, Jessica Haussner ou la très talentueuse Mati Diop. Cette dernière et Ladj Ly représenteront l’Afrique en même temps que le cinéma français, et monteront les marches de la plus prestigieuse sélection avec leur tout premier long métrage.

Le programme de Cannes cette année prouve que l’on peut composer un beau festival de cinéma sans Netflix, mais pour combien de temps encore ?

Bref, cette Compétition 2019 brille de mille feux, allie intelligemment l’expérience et la nouveauté, les grandes stars de la réalisation et les nouveaux promus, ceux qu’on brûle de retrouver et ceux qu’on est impatient de découvrir. Les sélections parallèles sont toute aussi riches en programmes attrayants. Un Certain Regard présentera les nouveaux films de Christophe Honoré, Bruno Dumont, Albert Serra, Kantemir Balagov ou Oliver Laxe, la Quinzaine des réalisateurs tirera aussi son feu d’artifice avec Quentin Dupieux, Rebecca Zlotowski, Bertrand Bonello, Lav Diaz, Nicolas Pariser, Benoit Forgeard, alors que même l’ACID, benjamine des sélections, proposera quelques films de cinéastes remarquables et remarqués (Alain Raoust, Pierre Trividic & Patrick Mario Bernard…), sans parler de toutes les potentielles surprises venant de réalisateurs encore non répertoriés sur la cinéplanisphère.

Certes, ce splendide plateau sur le papier ne garantit pas une excellence générale sur l’écran. Il y aura peut-être, sans doute, des déceptions, des films qui ne donneront pas autant qu’ils promettaient ou dont on attendait trop, d’autres qui diviseront, mais c’est là le lot habituel. Et au vu des échantillons présentés dans les quelques projections distillées à Paris avant le coup d’envoi de mardi prochain, la qualité est là, les films attendus sont à la hauteur et ceux que l’on attendait pas surprennent en bien. Sans vouloir glisser dans la réthorique promotionnelle, on sent bien que 2019 sera un grand cru cannois, donc un grand cru pour le cinéma mondial.

Il n’empêche que les questions de fond demeurent. La France a raccourci sa fenêtre entre la salle et la mise en ligne mais cela suffira-t-il à satisfaire les ogres numériques ? Pour le moment, Netflix ne revient pas à Cannes, mais le programme de cette année (et de l’année dernière) prouvent que l’on peut composer un beau festival de cinéma sans eux. Oui, mais pour combien de temps encore ? Le festival de Cannes pourra-t-il longtemps se passer du « nouvel Hollywood » digital (Netflix, mais aussi Amazon ou Google…) ?

Au-delà de la problématique de Cannes, les enjeux concernent le cinéma français et la bataille qui s’est engagée est un nouvel épisode de la guerre de l’exception culturelle. D’un côté, il est clair que les géants numériques amènent une nouvelle énergie, de nouveaux moyens et produisent des films et des cinéastes que les studios hollywoodiens ne produisent plus en leur laissant une liberté artistique plus grande. S’ils attirent des gens comme Cuaron, les Coen ou Scorsese, c’est évidemment significatif et ne peut se balayer d’un revers de main.

De l’autre côté, il nous semble normal de chercher à élaborer des règles du jeu qui n’empêcheraient pas Netflix and co d’exister mais qui les empêcheraient de tout dévorer, de faire disparaitre les acteurs du cinéma indépendants ou de moindre puissance, menaçant à moyen terme la diversité de création. Car pour un Cuaron ou un Scorsese, combien de films médiocres et formatés dans l’ordinaire du menu cinéma de Netflix ?

De même qu’il apparait vital de réguler les GAFA, tant du point de vue de la fiscalité que sur le plan des contenus haineux, il est fondamental de soumettre Netflix and co à quelques principes simples comme celui de ne pas absorber tous les talents et tout le champ de la production cinématographique, celui de contribuer à alimenter l’écosystème du cinéma des territoires où ils font du chiffre d’affaire et des profits, ou celui de ne pas empêcher que leurs films soient vus aussi en salle, le lieu qui demeure encore le plus majestueux et approprié pour visionner un film, celui où l’expérience de spectateur est la plus intense et la plus concentrée. Ce que chaque festivalier pourra vérifier une fois encore à Cannes.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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