Théâtre

La ligne continue de Bob Wilson – à propos de Mary said what she said

Journaliste

Montant Mary said what she said avec Isabelle Huppert seule en scène, Bob Wilson prolonge son théâtre aux images saisissantes et à la mécanique implacable. Sur un fond mélodique signé Einaudi, le monologue tourmenté de Mary Stuart ressasse le même récit en boucle, la même course vaine : celle d’une femme puissante face au pouvoir et sa tentative de maitriser son destin.

Il y a des spectacles qui ont quelque chose dans leur distribution du blockbuster : le propos semble presque inutile à mentionner tant suffisent les seuls noms des artistes. En l’occurrence, Isabelle Huppert, Bob Wilson, Ludovico Einaudi.

Publicité

Isabelle Huppert : si la comédienne française est connue autant pour ses rôles au théâtre qu’au cinéma, chacune de ses incursions sur un plateau est un événement, et elle a joué sous la direction des plus grands metteurs en scène (Claude Régy, Peter Zadek, Krzysztof Warlikowski ou encore Jacques Lassalle). Bob Wilson : le metteur en scène américain a révolutionné le théâtre en convoquant sur scène la lenteur et le silence avec Le Regard du sourd, spectacle découvert en France en 1971 au Festival de Nancy – avant d’être repris la même saison à la Gaîté-Lyrique[1]. Conçu par Wilson alors qu’il n’a que vingt-sept ans, ce théâtre d’images fondé sur l’étirement du temps lui vaut une renommée internationale et l’impose comme un grand metteur en scène. Ludovico Einaudi : le compositeur et pianiste italien, maître de la musique minimaliste, voit ses mélodies aériennes, essentielles, régulièrement utilisées comme bandes-son par le cinéma, la télévision ou encore la publicité.

Pour Mary said what she said (« Mary a dit ce qu’elle a dit »), le fameux trio est rejoint par le romancier et dramaturge américain Darryl Pinckney, auteur du texte. Pour autant, ce n’est pas la première fois que Pinckney travaille avec Wilson. Leur première collaboration remonte à 1993. Cette année-là, Wilson met en scène Orlando de Virginia Woolf, roman dont il co-signe l’adaptation avec Pinckney et qui est interprété seule en scène par … Isabelle Huppert. Si le cinéma hollywoodien n’a pas de formule pour qualifier ce procédé – reconstituer plusieurs années après tout ou partie d’une distribution ayant précédemment fait ses preuves – celui-ci a néanmoins une efficacité. Orlando ayant rencontré en 1993 un grand succès public, l’effet bulldozer de la distribution de Mary said what she said est amplifié par la reprise d’une recette précédemment éprouvée.

Dans Mary said what she said, pièce dont l’intitulé sonne comme une citation de Gertrude Stein, nous suivons le destin de Marie Stuart (1541-1587), qui fut reine d’Écosse et quelques temps reine de France. Emprisonnée dans l’attente de son exécution – elle sera décapitée à la hache – la reine se livre à un exercice de remémoration de sa vie. Dans un long monologue en trois parties et quatre-vingt-six paragraphes, la femme évoque son enfance et sa jeunesse en France (première partie), son retour en Écosse et ses premiers emprisonnements (deuxième partie) puis sa captivité en Angleterre jusqu’à son exécution sur ordre d’Elizabeth Ière reine d’Angleterre (troisième partie).

Avant que le spectacle ne débute, un petit écran encadré telle une peinture et installé sur le rideau de scène baissé diffuse une vidéo en boucle. En noir et blanc, celle-ci montre un chien tournant en rond sur lui-même dans la tentative désespérée d’attraper sa queue, tandis qu’est diffusée une musique lancinante évoquant les anciennes attractions foraines. Cette course aussi effrénée que vaine de l’animal cède le pas à une autre, et le rideau se lève sur une scène vide, ou presque : en fond de celle-ci se trouve un cyclorama (cyclo), rideau légèrement courbe dont les couleurs changeantes vont du blanc aux gris et bleus. Devant le cyclo – artifice scénographique emblématique du travail de Bob Wilson, le metteur en scène signant le décor et les lumières de tous ses spectacles –, Isabelle Huppert se tient debout de dos, vêtue d’une longue robe et les mains sur les hanches. Son monologue mental sinueux et répétitif débute (« Marie a dit ce qu’elle a dit … ») diffusé en voix-off et soutenu par la musique d’Einaudi, tandis qu’elle progresse très lentement vers le centre de la scène. La faible luminosité rend invisible les traits de son visage et ce n’est qu’une fois rejoint le centre de la scène que son visage poudré de blanc apparaît dans la lumière. C’est là qu’elle prend le relais de la bande-son et s’adresse face au public, tandis que les mélodies d’Einaudi s’adoucissent pour un temps.

La posture hiératique de l’interprète soulignée par le cintré de sa robe et son col est brisée de temps à autre par des gestes inattendus.

Au fil de la litanie tourmentée de Mary Stuart, les mélodies d’Einaudi comme les couleurs du cyclo vont évoluer, ondoyantes. Nimbant le plateau de camaïeux de gris, de bleus ou de bruns, ces lumières parfois traversées de lueurs furtives créent des atmosphères tantôt sépulcrales, tantôt plus légères. Un mélange d’épure et de stylisation qui se retrouve dans le jeu de l’interprète. Sa posture hiératique soulignée par le cintré de sa robe et son col est brisée de temps à autre par des gestes inattendus. Bras jetés vers les côtés ou l’avant, visage crispé sur un sourire grimaçant, allers et retours délimitant l’espace de la scène, débit ultra-rapide, répétition saccadée de mots, de syllabes, de phrases, viennent hacher le déroulé du texte, en surligner des passages.

Si tous ces effets (lumières, musiques, cyclo, gestes désordonnés, jeu et diction particuliers) résonnent et s’entrechoquent parfois, s’ils font ressortir un mot ou une phrase, si l’on peut y voir le signe de l’écoulement des jours ou des états émotionnels de Mary, ils peuvent, aussi, être vus comme de purs gestes esthétiques autonomes. Ainsi, si Mary évolue bien au fil du spectacle, change de postures, scande des mots, se retrouve à la fin de la deuxième partie assise derrière un léger voile et enveloppée de brume, il est difficile de saisir les étapes de cette évolution, les mécanismes à leur origine, d’appréhender précisément les conspirations dont est victime la reine.

Pour le spectateur, le spectacle se donne alors comme un objet dense, répétitif, lancinant, assez hermétique et dont il est bien difficile de capter précisément le déroulé chronologique. Pour partie liée au texte, à son écriture obsessionnelle et à sa structure redondante, cette difficulté de compréhension s’explique par la démarche qui est celle de Bob Wilson depuis ses débuts. En 1992, dans la revue Théâtre/public[2], le metteur en scène expliquait : « Le travail commence avec une forme, avec des gestes ; sans trop de considération quant à un contenu. Ensuite, je mets le texte sur les gestes et, en remplissant la forme, on peut commencer à en appréhender la texture et comment la personnalité des acteurs va s’y intégrer, ou encore partir à la découverte des causes liées aux effets initialement choisis. Donc je démarre sur les effets avant d’en voir les causes (…). Mais ça n’a vraiment pas d’importance : si l’on commence par la cause, on en fera un effet ; si l’on commence par l’effet, on en trouvera les causes ! »

Chez Bob Wilson, c’est volontairement que les actions ne suivent pas le texte – pas plus que la musique – et inversement. Refusant le naturalisme, la psychologie et l’illustration, le metteur en scène travaille la scène comme une composition visuelle, proche de l’abstraction où chaque élément développe son indépendance et sa force de manière autonome. Si le spectateur y voit des résonances, y reconnaît l’expression d’états ou d’émotions du personnage, cela relève du réflexe inconscient de créer du sens et des associations.

Certains loueront la capacité des spectacles de Bob Wilson à libérer l’imaginaire du spectateur, en permettant à ce dernier de projeter images, sens, émotions sur ce qu’il voit. Cette constance, le metteur en scène lui-même la revendique, comme il le confie dans une interview à Claude-Henri Buffard : « Je pense qu’un artiste ne fait qu’une seule et même proposition dans sa vie. (…) Il s’agit toujours du même flux, aussi longtemps que nous sommes en vie. Dans mon travail, c’est cela qui est le plus difficile à faire, maintenir une ligne continue. » Néanmoins et quoi qu’il en dise, le travail du metteur en scène a évolué. Il s’est raffiné, avec le risque qu’encourt le sucre soumis à ce procédé (perte de ses vitamines et minéraux). Ainsi si le style de Wilson est reconnaissable entre tous, avec son élongation temporelle, sa maîtrise indubitable des artifices scéniques, ses références japonisantes au théâtre Nô, ses visages blafards, ses répétitions de texte, ses tableaux minutieusement agencés, ce style, pour reprendre les mots de la dramaturge Alice Carré, « ne surprend plus. Il plaît. Pire peut-être, il rassure. »

La mécanique « wilsonnienne » impose à Isabelle Huppert – pour ne pas être broyée par la mise en scène – une rigueur de jeu et une présence en tension.

Au fil des années cette esthétique virtuose s’est cryogénisée, devenant un système dominé par un maniérisme formel impeccable et auquel n’importe quel texte peut être soumis (peu importe son propos). Certains spectacles s’en tireront mieux que d’autres, parce qu’ils s’inscrivent plus aisément dans cette mécanique, ou par la capacité des comédiens à faire face au dispositif. À ce jeu-là, Isabelle Huppert s’en tire plutôt bien. Si quelques représentations lui seront nécessaires pour pleinement maîtriser son texte – ardu – elle offre une interprétation déjà précise, brillante, donnant corps à la dignité volontaire de son personnage. Il se produit même une étonnante et intéressante mise en abyme entre le propos du spectacle et sa forme, et la mécanique du pouvoir résonne avec la mécanique du spectacle. Le monologue tourmenté de Mary Stuart ressasse le même récit en boucle, la même course vaine : celle d’une femme puissante face au pouvoir et sa tentative de maîtriser son destin. C’est une vie de lutte, où exister repose sur une mise en tension perpétuelle. De la même manière, la mécanique « wilsonnienne » impose à Isabelle Huppert – pour ne pas être broyée par la mise en scène – une rigueur de jeu et une présence en tension.

Mais cet exercice d’acteur qui promet d’être saisissant d’ici quelques dates ne suffit pas, en ce qu’il n’est que l’un des signes de ce que produit la mise en scène de Bob Wilson : un dispositif à la stylisation extrêmement séduisante faisant écran à un propos. Traversant ce spectacle aux belles images, charmé par ses couleurs, ses lumières, le spectateur avance dans un univers ouaté. Il en retient à la sortie des tableaux saisissants, quelques émotions. Mais qu’en est-il du parcours de Mary Stuart ? Peanuts. La compréhension de la vie de cette femme est plus que fragmentaire, elle est brouillonne. Les subtilités des tumultes et batailles qu’elle a dû traverser ne sont pas importantes, ce qui prime est la présentation diffuse d’un être déchiré. Mary said what she said offre, ainsi, un spectacle où le formalisme et le maniérisme exaltent une vision romantique, confite de Mary Stuart, et expurgée de toute présence du politique et du social.

Mary said what she said, texte de Darryl Pinckney, mise en scène de Robert Wilson au Théâtre de la Ville, Paris, du 05/06/2019 au 06/07/2019 et aux Célestins, théâtre de Lyon du 30/10/2019 au 03/11/2019.


[1]   Si, dans les documents de communication du Théâtre de la Ville, Robert Wilson affirme avoir présenté à l’Espace Cardin pour la première fois « quelque chose en France et en Europe », le metteur en scène se trompe. Le Prologue au Regard du sourd fut certes joué en 1971 et à l’Espace Cardin, mais la saison suivant celle des représentations du Regard du sourd.

[2]   Théâtre/Public n0106, juillet 1992. Le dossier sur Bob Wilson est conçu par le journaliste Thierry Grillet à partir de son émission du 23/11/91 sur France culture, Le bon plaisir.

Caroline Châtelet

Journaliste, critique

Notes

[1]   Si, dans les documents de communication du Théâtre de la Ville, Robert Wilson affirme avoir présenté à l’Espace Cardin pour la première fois « quelque chose en France et en Europe », le metteur en scène se trompe. Le Prologue au Regard du sourd fut certes joué en 1971 et à l’Espace Cardin, mais la saison suivant celle des représentations du Regard du sourd.

[2]   Théâtre/Public n0106, juillet 1992. Le dossier sur Bob Wilson est conçu par le journaliste Thierry Grillet à partir de son émission du 23/11/91 sur France culture, Le bon plaisir.