Littérature

« Je suis écrivain » – en hommage à François Weyergans

Écrivain

François Weyergans est mort le 27 mai dernier, à l’âge de 77 ans. D’abord cinéaste, il a rapidement été reconnu comme romancier, recevant de nombreux prix, dont en 2005 le Goncourt pour Trois jours chez ma mère, livre dont la publication n’avait cessé d’être annoncée puis reportée. Sa réputation semblait ainsi se confirmer de dilettante volontiers farceur, versé dans l’autofiction (notion qu’il détestait), voire de faussaire habile à rafler la mise, comme il le fit encore en 2009, réussissant à se faire élire à l’Académie française… Weyergans, érudit voyageur qui aima Bresson autant que Béjart, n’était pourtant pas un cynique, si retors qu’ait pu être son sens du tragique (un masque au sourire triste) : c’était, jusqu’à l’obsession, et peut-être l’absurde, un pur écrivain. Hommage.

Le mot « fin » n’est pas agréable, disait François Weyergans, qui avait fait de la procrastination une manière de signature, un effet de style faussement désinvolte, une façon sans doute de négocier, aussi, un délai symbolique dans le deal commun avec la mort. Il est mort, maintenant. Le générique de fin n’épargne personne, l’inachevable est toujours vaincu par la nécessité : un livre se finit de lui-même, s’il le faut, comme la vie… n’insistons pas. Weyergans était bien un personnage, dandy fumeur de gitanes devenu esthète du retard, gentiment provocateur, volubile et homme à femmes, à succès, vivant la nuit, faisant croire qu’il faisait seulement semblant d’écrire le jour.

Tout cela est vrai, et le titre détourné de son premier livre publié en 1973, Le Pitre, récit savamment romancé d’une analyse avec Jacques Lacan, a pu prendre des airs de programme, de clin d’œil : voilà un écrivain qui fut au moins facétieux, et qui est allé jusqu’à s’amuser de mourir à 77 ans (ont noté tous les nécrologues), l’âge limite supposé des lecteurs de Tintin, son double belge et admiré, désigné en même temps que la Bible comme son inspiration principale – Weyergans fut, pour l’anecdote, élève dans le même établissement qu’Hergé, l’Institut Saint-Boniface de Bruxelles.

Tout cela est vrai, qui ressemble un peu aux blagues d’un écrivain brillant et désinvolte, plus publiciste que profond, pourrait-on croire, qui a donné pour titre à son dernier livre le nom d’un cocktail à peine ironique, Royal Romance : gin et fruits de la passion. Tout cela, c’est l’amitié par exemple d’une star de la télévision peu connue pour sa rigueur janséniste (Jean-Luc Delarue), le sens des stratégies éditoriales pourvoyeuses de prix très nombreux, la campagne-éclair et presque gaguesque pour l’accession au fauteuil 32 de l’Académie française (brièvement occupé avant-lui par un autre gagman, Alain Robbe-Grillet), le goût enfin des palaces, des plaisirs, du provisoire…

Weyergans avait, comme on dit, la littérature dans le sang, et la conscience du souffle qu’il y faut, mais ne dure pas toujours.

On pourrait croire même que l’habit vert de l’ « immortel » figurait, comme un symbole, le costume d’écrivain que convoitait Weyergans, en bon fils, avec ce que cela suppose de pose et de fiction, sinon de facétie : on s’emploie à broder des lauriers publics, on se vêt d’une petite légende qui vous protège, des importuns et de la mort, bref on fait le pitre, sans être sûr que le cœur y est ; en sachant, plutôt, que la peau ne ment pas. Weyergans avait, comme on dit, la littérature dans le sang, et la conscience du souffle qu’il y faut, mais ne dure pas toujours. Il a mis beaucoup d’énergie à se mettre en scène, dans ses livres mêmes, à travers ses doubles (des alias aux noms variés, souvent amusants : Weyergraf, Graffenberg, Daniel Flamm…) et dans la vie peut-être, où il fut amical et fugueur, éludant et digressif – délicieux.

Tout cela est vrai, superficiel en apparence et pourtant très sérieux, d’un tragique forcément souriant, d’une noirceur vibrante et fine, sensible infiniment. Delarue est mort, d’ailleurs, et on ne sait ce qu’il adviendra de l’épée que Weyergans tenait de son ami Maurice Béjart, élu avant lui à l’Académie des Beaux-Arts, ni de l’uniforme vert conçu pour l’occasion par Agnès B. On pense aussi à Bresson, car s’il faut en revenir aux livres, à ce qu’il est peut-être un peu trop pompeux d’appeler l’œuvre de Weyergans, sans doute faut-il en passer par sa passion première du cinéma, lui qui fut étudiant à l’IDHEC, réalisateur et monteur (il y insistait souvent) de ses quelques films, qu’on aimerait du reste beaucoup pouvoir (re)voir ; lui qui, collaborant pendant quelques années aux Cahiers du cinéma, fut donc l’auteur en 1965 d’un portrait de Robert Bresson pour la série de Janine Bazin et André S. Labarthe « Cinéastes de notre temps »…

Ce magnifique Bresson ni vu ni connu s’ouvre, après un générique en lettres  manuscrites, sur un travelling au long d’une vitrine de librairie, à Saint-Germain-des-Prés, et tandis qu’on aperçoit l’enseigne du Divan, on entend la voix du cinéaste déclarer, presque déclamer : « Un film, c’est la chose au moment même, c’est le présent du présent continu… ». Tout est presque déjà là, du coup, à travers une espèce de théâtralisation subtile, au miroir des livres parcourus, dans lesquels se reflètent la rue, le monde, la saisie possible du temps. Quel présent ? Et quelle présence ? Voilà donc la grande affaire, et qui éclaire les faux caprices du futur romancier, cet homme d’absences et de retard : le temps. La seule affaire qui vaille, du reste, le seul mystère entier, toujours remis, qui explique aussi l’obsession du montage, apprise au cinéma, reprise dans l’art de la composition des livres.

« J’ai monté moi-même mes films, nous racontait-il en 2005, parce que je ne comprenais pas pourquoi on déléguait à une technicienne ce plaisir de monter. On n’imagine pas Van Gogh assis dans un fauteuil en train de dire à un assistant : mettez-moi un peu plus de jaune sur le tournesol, là. Au cinéma, quand on veut raccorder le plan moyen d’une femme qui entre et le moment où elle se tourne en gros plan, par exemple, il faut passer un long moment sur son épaule, pour trouver le mouvement qui va, et c’est très excitant ! Quand j’écris, c’est un peu pareil, au moins dans ma tête : c’est un plaisir, mais c’est très long, ce qui fait que je travaille cinq ou six mois certains paragraphes, pour en être satisfait. »

Tous les livres de Weyergans travaillent cette espèce de fantasme anti-téléologique, dont la digression constitue la figure stylistique la plus visible.

C’est un plaisir, c’est très long… la littérature est ce jeu dont on espère secrètement qu’il sera toujours prolongé, qu’il sera peut-être sans fin, et si l’on y regarde de plus près, tous les livres de Weyergans travaillent cette espèce de fantasme anti-téléologique, dont la digression constitue la figure stylistique la plus visible. Retard, détour, danse avec la mort et l’idée du destin : le pied du prosateur a beau être léger sur ce chemin, on ne serait pas loin d’y voir quelque chose comme une empreinte métaphysique, dont la singulière histoire de Macaire le copte, court récit d’un Egyptien en quête de sainteté, livrait peut-être, en 1981, la clé inversée.

Évidemment, le rapport au cinéma, et donc au temps, suppose pour l’auteur du Radeau de la Méduse une relation particulière au père, Franz Weyergans, critique de cinéma et « grand écrivain catholique », selon une formule qui semble suffire à résumer sa condition, sans rien expliquer vraiment… Le roman Franz et François, prix Renaudot en 1997 et étape importante dans le processus de reconnaissance élargie de François, raconte bien sûr beaucoup de cette histoire, sans forcément tout en dire. On ne voudrait pas faire du fils, surtout, un romancier chrétien malgré lui ; mais s’il faut ici lui rendre hommage, c’est en devinant sous la légèreté véloce de ses livres, presque futiles parfois dans leur façon de fendre le présent – miroir du temps, surface des choses – d’autres abysses, à l’évidence, inquiétants et beaux…

Weyergans était fasciné aussi par ce qui fut le dernier projet, inaccompli, de Robert Bresson : filmer la Genèse. Il y a quelque chose d’un peu magique, en effet, à rêver d’un film de la fin, qui dirait le début de tout : comment imaginer que cette rêverie ne fût pas partagée par l’auteur de La vie d’un bébé, ce procrastinateur continûment hanté par la contrainte de finir ? Alberto Giacometti, autre maître en minceur – et en abyme – de Weyergans, disait qu’il est impossible d’achever un tableau : il faut à l’artiste accepter de simplement l’abandonner. Peut-être cet abandon, difficile et plaisant, est-il au fond la leçon du pur écrivain qui nous a quittés.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire