Littérature

Quand Alain Viala interroge un mythe français – à propos de La Galanterie

Critique

Socio-historien de la littérature, Alain Viala retrace dans La Galanterie, une mythologie française l’évolution d’une notion tour à tour dénoncée comme étant l’expression de la misogynie et d’un idéal bourgeois dominateur, regrettée comme forme d’étiquette disparue ou louée comme une facette d’un art de vivre à la française.

Oubliée aujourd’hui, la Carte de Tendre fut un exercice cartographico-littéraire auquel se livrèrent au milieu du XVIIe siècle les assidus du salon de Mlle de Scudéry. Il s’agissait d’une figuration plaisante des étapes de l’amour telles qu’étaient censées les franchir les gens de bon aloi.

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Cette carte n’eut qu’un temps mais elle inspira tout de même un siècle entier, celui qui allait de romancières comme Mme de La Fayette à des peintres comme Antoine Watteau. Mais elle fonda surtout une tradition toute française dont Alain Viala vient d’illustrer l’importance dans un splendide ouvrage faisant suite à sa France galante de 2008 et montrant que cette tradition galante demeure vivace malgré la dureté des temps et alors qu’on la donne pour morte depuis tout un temps.

Qu’est-ce qui justifie pourtant qu’on puisse lui consacrer aujourd’hui un grand livre alors que céder le passage à une dame dans une porte n’est plus vraiment de saison et qu’est venu le temps des ronds-points et des trottinettes à moteur ? Trois raisons nous paraissent avoir décidé Viala, qui fut professeur de littérature à Paris Sorbonne Nouvelle, puis à Oxford, d’écrire cette histoire dans un contexte tout moderne.

La première est qu’au temps des querelles identitaires hargneuses, la galanterie est autre chose et mieux qu’une référence nationale en ce qu’il s’agit, selon l’auteur, d’une mythologie bien ancrée avec son efflorescence variée et telle que chacun à l’intérieur d’un vaste espace social puisse s’en réclamer pour peu qu’il se reconnaisse dans le mythe.

La seconde est qu’au temps où les rapports entre sexes et genres animent plus que jamais querelles et prises de position, la galanterie peut subsister ou renaître comme forme d’arbitrage au milieu d’affrontements plus bassement idéologiques. Enfin, cette même galanterie est faite de différentes composantes culturelles, voulant que, s’il existe une galanterie bien française, elle n’en existe pas moins comme grand mythe auquel de nombreux humains peuvent se référer.

L’homme galant est celui qui respecte autrui, les femmes en premier lieu et qui se réclame d’un code de savoir-vivre ne cessant guère au cours des temps de se réécrire et de s’affiner.

Commençons ici par ce troisième aspect des choses. Dès son origine que l’on peut même faire remonter à l’avant Grand-Siècle et, par exemple, à une Renaissance qui serait aussi bien italienne que française, la galanterie est multiforme pour le meilleur et parfois pour le pire. Et de fait, Alain Viala va nous dire et redire qu’au départ la « vocation galante » est avant tout une forme de civilité et de distinction des manières.

L’homme galant est celui qui respecte autrui, les femmes en premier lieu et qui se réclame d’un code de savoir-vivre ne cessant guère au cours des temps de se réécrire et de s’affiner, fût-il assez convenu. Mais autre chose est la galanterie comme entreprise de séduction d’homme à femme et quelquefois aussi de femme à homme. Sous cet angle, Viala distingue deux options divergentes, étant ou bien séduction toute de loyauté, ou bien, et comme diront certains, séduction plus « sucrée », plus enjôleuse, moins honnête.

On passe alors à un érotisme où s’amorce un libertinage plus ou moins affirmé. Érotisme qui, pouvant passer de l’homme à la femme (voir, au XXe siècle telle Roberte ce soir de Pierre Klossowski, roman ignoré du présent volume) invite à franchir un pas de plus. Et c’est là que la galanterie libertine en vient à basculer vers la prostitution telle que, note Viala, celle-ci atteint à son plus haut étiage en France au XIXe siècle.

Et nous voilà ainsi arrivés aux temps des femmes galantes dont la catégorie peut s’étendre jusqu’aux actrices en ce dernier siècle, elles qui se donnent en scène à voir et à vendre. Aussi quel chemin parcouru dans un seul et même espace de représentation, chemin qui va du galant homme de cour pour atteindre à la femme galante de trottoir ! Les féministes actuelles tireront argument de ces deux profils et de leur éventuelle confusion.

Mais, quant à la galanterie comme distribution de plusieurs sens selon un prisme triangulaire, on n’en a pas fini encore. Après la civilité et l’amour, honnête ou pas, on en vient sous le même vocable, à toute une esthétisation de l’éthique initiale et qui fera de l’art galant une production parmi les plus françaises qui soient. Dans celle-ci, au fil de deux siècles, on verra se succéder, venant après les Watteau et les Rameau de l’époque classique, des Nerval et des Verlaine, des Debussy et des Fauré, des René Clair et des Jean Renoir, des Louis Aragon et des Pierre Michon. Soit une tradition qui gagne tous les arts et telle que, en bien des cas, l’enseigne galante se fait synonyme universel d’un label on ne peut plus français. Sans pour autant, redisons-le, qu’il s’agisse ici d’une identité très ancrée, mais davantage d’un grand mythe se répandant avec bonheur dans les mœurs et les formes d’expression.

À noter que l’objet galant, qui peut être un acte, un geste ou tout autre chose est lui-même facilement multidirectionnel. Voyez la superbe Enseigne de Gersaint du grand Antoine Watteau qui a été tout ensemble la réclame d’un commerçant en tableaux peints, l’évocation de scènes de rue et enfin l’hommage de messieurs élégants à des dames divinement vêtues. Soit toute une gamme de significations variées mais se superposant avec bonheur.

Alain Viala parvient à démontrer que la galanterie a et est, à elle seule, toute une histoire qui, en faisant varier ses tonalités, n’en reste pas moins elle-même.

Aussi peut-il arriver que cela galantise sur plusieurs plans à la fois. Ce qui autorise également des sauts dans le temps d’un siècle à l’autre. Avec sa vingtaine de poèmes des Fêtes galantes, Paul Verlaine reconduit un siècle et demi plus tard l’esprit Watteau. Mais, de la peinture de l’un à la poésie de l’autre, on voit s’ajouter chez le rimeur ce qu’il faut de mélancolie et de musicalité. Demeure néanmoins de part et d’autre, un grâcieux qui n’est pas confiné au seul milieu artistocratique mais peut gagner de modestes mieux champêtres. Du premier quart du XVIIIe au dernier tiers du XIXe, un même registre se poursuit avec juste ce qu’il faut d’érotisme.

Ce genre d’exemple permet à Alain Viala de démontrer que la galanterie a et est, à elle seule, toute une histoire qui, en faisant varier ses tonalités, n’en reste pas moins elle-même. La rupture violente viendra cependant avec la Grande Révolution. Et c’est comme si le galant avait à céder la place à une philosophie assortie de pornographie. Après quoi, tout va régresser et revenir à des temps plus rudes en début de XIXe siècle.

Mais l’Empire et la Restauration ne furent qu’une pause qui vit le galant revenir par une porte dérobée que discerne bien Viala et qui passe par la mémoire des temps passés – temps heureux pour quelques-uns. Ce qui par exemple se traduit par le canal des souvenirs et plus précisément de la collection d’objets. Honoré de Balzac, dans Le Cousin Pons, a magnifiquement décrit le type du « chineur » d’objets recueillis dans des châteaux jadis fortunés. Pons est ainsi un type social comme Balzac en produira tant et, dans le cas présent, sous les traits d’une manière de brocanteur accueillant ceux qui rentrent d’exil. Un bel éventail de jadis est ici racheté et revendu comme façon de pratiquer un galant tout nostalgique.

L’éventail du vieux Pons illustre à sa manière la méthode dont se prévaut le socio-historien de la littérature qu’est Viala. Car celui-ci se réclame d’un empirisme inductif qu’il met en œuvre avec un rare bonheur. Ce qui revient à passer en revue les époques successives pour y ratisser les manifestations diverses d’une galanterie qui se transforme à travers ses productions multiples en prélevant à chaque occasion ce qui finira par constituer le grand inventaire historique du mythe français. « Ici donc [est retenu], écrit Viala, tout le galant, c’est-à-dire tous les objets auxquels ce terme a été appliqué, tout ce qui a été qualifié comme tel au moment de sa manifestation. En quelque domaine que ce soit : aussi bien un tableau, un texte, qu’une fête ou qu’un quelconque acte de sociabilité. Par qui que ce soit : aussi bien ceux qui produisaient le texte ou le tableau ou qui vivaient la fête que ceux qui les observaient et commentaient. J’appelle cette démarche endogène ». (p. 16). Quant à la démarche exogène, elle apparaîtra au gré des connexions et enchaînements que l’analyste dégagera entre domaines distincts.

Voulant toutefois éviter l’effet bric-à-brac dans cette récolte, l’historien prendra soin de jalonner sa narration de 17 vignettes qui seront autant de points de repère et d’éléments de scansion. Il aura de plus pris la peine de refouler un énorme matériau illustratif dans une sorte de grenier numérique où se trouvent emmagasinés et codés quantité de documents complémentaires, où le lecteur pourra trouver l’information plus complète dont il aurait besoin. Retenons ici l’ultime vignette dans une singularité qui en dit beaucoup sur la perpétuation du galant à la française: « Gucci présentait à la Fashion week de Milan 2015, relève Viala, une gamme marquée par un tissu orné d’un motif de la Carte de Tendre » (p. 367). Ce retour topographique sur tissu d’un désir en mouvement est belle façon de boucler la boucle tout en faisant savoir qu’avec la galanterie on n’en a jamais fini.

Mais revenons-en à l’esthétique et à son efflorescence galante dans les marges du Romantisme. Ce ne sont pas les maîtres de cette puissante école qui donnèrent dans le galant. Ce sera davantage le fait de leurs seconds couteaux réfugiés en de petits cénacles. S’ils sont d’une bohème quelque peu archaïsante, cela donnera Gérard de Nerval. S’ils anticipent au contraire, ils engageront Théophile Gautier vers un art pour l’art qui anticipe sur le Parnasse. Tout cela indique que, en art, la galanterie évitera de s’élever aux sommets. Ce qui permettra à Charles Baudelaire de qualifier de sucrée certaines de ses créations trop faciles.

Ce nouvel art galant donne ainsi naissance à des figures d’amoureuses comme aimaient à s’y reconnaître les publics d’alors, dont les plus populaires. On vit ainsi faire florès des Cydalise, des Camargo et des Marguerite. Banville installe la première d’entre elles à la tête du cortège galant ; Arsène Houssaye fait exister la seconde en artiste pami les plus lestes de la scène ; mais c’est Dumas fils qui fait de sa Marguerite Gaultier un personnage à part entière et relevant d’un romantisme mélodramatique. Femme galante dans le plein sens, Marguerite Gaultier rachète sa méconduite sexuelle en deux temps en faveur de son amant pour se retrouver au tombeau.

Comme quoi il est bien un cortège de grâce charmante qui traverse discrètement le siècle, l’entraînant vers Cythère pour un voyage tout d’archaïsme et de style rococo.

Avec ce mélo, Dumas fils donne vie à une galanterie à usage populaire, où le rejoint La Bohême galante de Gérard de Nerval mais où, cette fois, le peuple en fête n’est pas dans la salle mais appartient au petit monde des scènes villageoises représentées et qui consonent bien avec une galanterie qui semble d’autrefois mais qui jettent aussi le pont vers les plus modernes Fêtes galantes de Verlaine, toutes nimbées de délicatesse érotisante. Comme quoi il est bien un cortège de grâce charmante qui traverse discrètement le siècle, l’entraînant vers Cythère pour un voyage tout d’archaïsme et de style rococo.

Les fêtes verlainiennes qui étaient de mots, de dessins et de couleurs ne pouvaient manquer d’attirer à elles des mélodies peu sollicitées jusque là par le galant. On vit de fait en cette fin de siècle apparaître un art musical qu’inspiraient les poètes. Il conquit un public distingué que séduisirent des Debussy ou des Fauré. Dans ce même public a pu se reconnaître un Marcel Proust qui, avec Odette Swann, soutint Vinteuil, double fictif de Saint-Saëns ou de César Franck. Il est d’ailleurs un galantisme de Proust qui se partage entre le courrier raffiné qu’il adressait à ses amis tout comme à ces duchesses qui peupleraient bientôt la Recherche. Marcel lui-même sut être un galant homme comme son modèle Charles Swann, sauf lorsque ce dernier abusait des catleyas ornant les corsages de la belle Odette, femme galante s’il en fut mais, on l’a compris, dans un autre sens du terme.

Cela dit, la Belle Époque, tantôt mal élevée et tantôt pudibonde, fut loin de mériter son nom. Mieux que Proust, Alain-Fournier marqua ces années-là avec son Grand Meaulnes, si gracieusement champêtre, si festif, si mélancolique. Mais il resta bien isolé. Car les années de l’entre-deux-guerres furent plus de spectacles grivois qu’autre chose, relevées à peine l’exigence triviale d’émancipation féminine des romans de Colette ou de Victor Margueritte. La galanterie devait mal survivre aux préparatifs de la guerre.

Le dernier grand représentant de la littérature galante fut sans doute Louis Aragon et comme un peu malgré lui. Car ce fut pour le moins inattendu que la poésie du fou d’Elsa vint d’un communiste, d’un résistante et d’un patriote. Mais ce fut bien avec lui un retour à ce qui fut une certaine France mythique. Soit Viala encore : « Au lendemain de la débâcle, Fêtes galantes dénonce la galanterie sucrée que cultivait la classe qui a conduit le pays à la catastrophe.

À la Libération, L’Enseigne de Gersaint exalte un art essentiellement français et la France qui éclaire le monde en ouvrant la voie de la modernité : remobilisation du mythe national , en un nouveau complexe de supériorité. » (p. 284-85). Ainsi voilà Aragon se réclamant du mythe galant aux deux bouts : mythe complice d’une trahison par en haut, mythe porteur d’une renaissance par en bas. Mais tout au long, le mythe qui reste associé chez Aragon à un décor français, fait de la beauté des paysages et de la bonté généreuse d’un peuple.

C’est vers un bien autre affrontement que nous conduit la fin du volume et qui, depuis, un bon demi-siècle, a fait quelque bruit. En simplifiant, on dira que cette lutte a opposé les féministes des deux bords de l’Atlantique et la galanterie française faillit y rendre l’âme. Les féministes américaines s’y montraient radicales et implacables. Elles exigeaiennt l’égalité des droits et rôles de leur sexe sur toute la ligne : pour les plus résolues d’entre elles, c’en était fini de toute domination masculine. Et, en contexte amoureux, les ruses galantes étaient disqualifiées par avance.

Mais, côté français, un autre féminisme allait dire bien autre chose. De Halimi à Ozouf et à Kristeva et dans l’élan d’un grand nombre d’artistes et d’intellectuelles, nombreuses furent celles qui, acquises à une très large émancipation de la femme se recommandant de Beauvoir, entendirent défendre pour leurs semblables un dispositif de séduction réciproque, où la femme se veut femme et entend plaire à partir d’elle-même. Et ceci peut vouloir que, dans les rues de Paris, aujourd’hui encore, une femme vous croisant puisse vous dévisager sans gêne et sans honte. Elle n’en sera nullement une dévergondée pour autant.

La France est bien le pays où, en plus d’un milieu, la galanterie se survit sans mal. Se survit et se renouvelle. Ainsi dans les milieux artistes ou intellectuels, un flirt galant à la terrasse d’un café n’a rien que de normal. Il est la forme toute actuelle du dispositif de séduction qui joue dans un échange partagé et sans engagement durable ou particulier. Où, de plus, une certaine asymétrie des sexes se maintient et trouve à s’équilibrer dans le partage.

On s’arrêta à cette note discrètement optimiste. Il est sûr qu’Alain Viala nous a donné un fort beau livre. Avec ces deux mérites. Le premier est de raconter une histoire qui, contrairement à toute prévision se perpétue et se renouvelle depuis trois siècles en se moquant bien des régimes et des modes. Le second est de faire valoir la puissance au sein de l’entité française d’une mythologie qui, se fondant sur peu et se nourrissant à toute source, propose à un peuple de continuer à être lui-même à travers les aléas d’un destin commun.

 

Alain Viala, La Galanterie. Une mythologie française. Paris, Seuil, « La Couleur des idées », 2019.


Jacques Dubois

Critique, Professeur émérite de l’Université de Liège

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