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Un chalutier à la biennale de Venise, la vraie histoire

Journaliste et réalisatrice

Le 18 avril 2015, un chalutier clandestin transportant 800 personnes en direction de l’Italie sombre au large de la Libye. La journaliste Taina Tervonen, enquête à la morgue de Milan et découvre un téléphone Nokia jaune : c’est tout ce qu’il reste de PM390047 dont le corps anonyme est enterré dans le carré des migrants à Catane. Qui est-ce ? La journaliste décide de remonter le fil de son histoire et sur sa route, elle rencontre ceux dont les destins ont était brisés aux portes de l’Europe. Trois ans d’enquête plus tard, elle est à Venise, assise à la terrasse d’un café faisant face à l’épave du chalutier, de là elle observe les passants face à cette sépulture.

Quelle image me reste-t-il de ces deux jours passés avec le chalutier bleu, assise à la terrasse face à l’épave (quelle idée de l’avoir installée à cet endroit, très précisément, de tous les endroits possibles le long de ce quai) ?

Quelle image me reste-t-il après deux jours à observer, incrédule d’abord, épuisée ensuite, ce bateau qui depuis trois ans me mène dans les endroits les plus improbables, dans la cantine d’une base militaire de l’OTAN en Sicile, au sous-sol d’une morgue à Milan, dans un bureau de la Croix-Rouge internationale à Athènes, un autre au ministère de l’Intérieur à Rome, dans le salon d’un passeur à Agadez, le 4×4 d’une cheffe de mission de l’Union européenne à Niamey, dans le studio d’un photographe à Missirah, sous un auvent en paille dans le même village, un autre en dur quelques centaines de mètres plus loin, un troisième, puis un quatrième auvent, un cinquième, un sixième, un septième, à Kothiary, à Macacolibantang, ce bateau qui m’a amenée chez Ibrahima qui l’avait vu partir, désespéré de ne pas avoir pu monter à bord, qui m’a mise face aux parents de Mamadou Seydou, de Vieux, de Papa, de Bady, de Bourama, morts dans ce même bateau, et face aux parents de Mahamadou et d’Abou, morts dans d’autres bateaux, parce que celui-ci n’est qu’un parmi des centaines, des milliers, qui sombrent dans la Méditerranée, ce bateau-là qui pour moi est rempli d’histoires et de vie, et qui ici est vide et silencieux, sans aucun cartel ni légende, sans aucune explication, sans autre contexte que celui d’une biennale d’art contemporain, quelle image me reste-t-il donc ?

J’hésite.

Serait-ce celle des enfants d’une maternelle vénitienne en sortie scolaire, en rang deux par deux, avec de petits sacs à dos à l’effigie des héros de dessins animés, la Reine de neiges, Cars et Mickey à la queue-leu-leu, carton de l’école autour du cou, et sur la tête un bandana, rouge, orange, vert ou jaune, cortège joyeusement coloré qui déambule le long du quai, on mange quand maîtresse, on va manger sans tarder les enfants, un peu de patience, on est presque arrivés,

Il sont à peine plus âgés que des ados quand ils décident de partir, en cachette de leurs parents, les trois copains étaient dans ce bateau, le rêve d’ailleurs a eu le goût de la mort.

Ou celle de la tablée d’ados suisses allemands en voyage scolaire, ils ont 16 ou 17 ans, se sont installés sur la terrasse pour faire leurs devoirs, vous savez le genre de devoirs qu’on donne pendant un voyage scolaire parce que ça doit être éducatif, ils ont un fascicule entier d’exercices et de cours, les filles à la table d’à côté, studieuses, lisent à haute voix les consignes qui parlent d’histoire de l’art, du baroque, mais les garçons eux, ça les barbe, ils sont pour moitié affalés sur la table, l’autre moitié dégoulinant de leur chaise, l’âge où les corps d’ado semblent si mous, sur leur visage un ennui profond, si profond, faire des devoirs sur le baroque alors qu’on est à Venise, en voyage entre potes, sans parents et presque sans adultes, alors que la liberté vous démange de partout, elle est là, au bout des doigts et il faut faire des exercices, alors qu’on a juste envie de goûter au monde autour, traîner dans les rues, se sentir roi du monde parce qu’on n’est pas tout seul mais en bande et que ça rassure même si on ne se l’avoue pas, savourer la découverte, n’est-ce pas ce que cherchaient aussi Vieux Sylla, Vieux Camara et Papa Bouron, à peine plus âgés que ces ados quand ils ont décidé de partir, en cachette de leurs parents, les trois copains étaient dans ce bateau, le rêve d’ailleurs a eu le goût de la mort.

Ou serait-ce celle de l’homme un peu bedonnant d’une quarantaine d’années, sac à dos, short et chemise à manches courtes, visiteur solitaire s’approchant de l’épave, faisant une photo avec son téléphone portable, puis une autre, s’installant sur une des chaises de la terrasse où j’ai élu domicile, moi aussi, il s’assied, pose son sac par terre, regarde le chalutier coincé sur les huit équerres en métal rouillé, quatre de chaque côté, il ne le lâche pas des yeux, il reste comme ça pendant un long moment, pendant plusieurs minutes, oui, c’est long plusieurs minutes, la plupart des visiteurs consacrent en moyenne trente secondes au bateau avant de continuer leur route vers la prochaine œuvre ou vers le café ou la bière sur la terrasse, mais lui il reste, les yeux rivés sur le bateau, à quoi pense-t-il, son regard est happé, ses yeux sont si remplis de ce qu’il voit que je m’autorise à le regarder franchement, que vois-tu, vois-tu la même chose que moi, moi je vois de la tristesse dans tes yeux mais c’est peut-être juste le soleil qui t’éblouit, puis il se lève, ramasse son sac à dos, s’en va, s’arrête, revient quelques pas en arrière vers l’épave et entreprend d’en faire le tour, lentement, faisant glisser sa main le long de la barrière installée tout autour, ça ressemble à une caresse, maintenant c’est moi qui ne le quitte plus des yeux.

Serait-ce celle du couple américain arrivé avec un guide particulier, bien habillés tous les deux, elle montre l’épave du doigt, qu’est-ce que c’est, elle demande, le guide répond c’est un bateau qui a coulé au large de la Libye avec plus de 700 personnes à bord, la femme fait immédiatement trois pas en avant, elle n’a pas envie de la suite de l’histoire, regrette peut-être sa question, ou peut-être est-ce simplement qu’elle ne s’attendait pas à cette réponse, là, en pleine biennale d’art contemporain, juste après être sortie du pavillon de l’Indonésie rempli de vitrines en verre avec des objets dedans et des phrases écrites dessus et une bande son de pluie tropicale, trombes d’eau et bruits d’orage, ou peut-être que ces histoires de migrants ça l’ennuie, ou ça l’effraie, ou ça la désespère, ce qui est sûr c’est que ça lui fait faire trois pas en avant à ce moment-là, mais son mari, lui, ça l’intéresse, il pose d’autres questions, le guide répond, le bateau a heurté un porte-container portugais venu le secourir et a coulé, l’homme montre du doigt l’intérieur du bateau qu’on aperçoit par la tôle déchirée, la femme est un mètre devant lui, la distance des trois pas, elle voudrait qu’ils y aillent, maintenant.

Ou celle de l’Allemande qui s’est assise sur une marche de la terrasse, baskets, short et débardeur, tenue sportive avec le sac à dos tout aussi sportif, installée face au bateau, fait-elle une pause ou veut-elle prendre le temps d’observer l’épave, ou peut-être les deux, trois adolescentes arrivent en courant, elle les attendait, elle montre le chalutier du doigt, c’est ça le bateau elle dit, et les quatre s’installent pour une boisson rafraîchissante au milieu de la chaleur humide de l’après-midi.

Ou peut-être serait-ce celle de l’homme d’une soixantaine d’années armé d’un appareil photo, barbe et cheveux gris, il mitraille l’épave pendant une quinzaine de minutes, de près, de loin, de devant, de derrière, ce flanc-là, l’autre lui échappe, collé au canal, impossible de s’en approcher, sa femme l’attend à l’ombre, il vient poser son sac à dos à côte d’elle, en sort un autre objectif, retourne au bateau, sa femme commence à tambouriner des doigts sur le bord d’une poubelle, il continue, elle en a marre, elle doit avoir l’habitude pourtant je me dis, oui mais quand même, ça va maintenant elle se dit peut-être, que va-t-il faire de toutes ces photos je me demande, qu’est-ce qu’il voit à travers son objectif, les couleurs bleue et bordeaux, les lignes graphiques de la poupe et de l’hélice contre le ciel vénitien, la tôle déchirée ou celle, coupée droite et carrée par les pompiers, là ils l’ont cisaillé avec une lame qui lance des étincelles puis avec la hache, j’ai revu les images ce matin sur mon écran d’ordinateur dans ma chambre d’hôtel, les images de la vidéo avec le logo des pompiers « Vigili del Fueco » incrusté sur le coin droit de l’écran, je les avais oubliées ces images, très factuelles, informatives, montées dans un rythme soutenu, aucun plan ne dure plus de quelques secondes, avec cet effort de narration construit avec le premier sac mortuaire où on trace au feutre le chiffre 001, ensuite, au milieu de la vidéo, le détail d’une feuille d’enregistrement des corps avec les chiffres de 381 à 388, puis, vers la fin des quatre minutes et dix-neuf secondes, le capitaine qui annonce en italien à son équipe, ça y est nous avons sorti le dernier sac qui porte le chiffre 457, et tout à la fin, des plans de la mer devant le port, de l’eau si claire qu’on voit au fond, des vaguelettes qui chatouillent les rochers, dans un souci d’esthétique ou de respiration ou de clôture, et puis, au milieu de tout ça, au milieu de toutes ces images si factuelles, ce gros plan qui ce matin m’a bouleversée, un gros plan sur un chapelet dans la main d’un des pompiers, un chapelet parce que toute cette histoire, c’est une histoire de vivants qui s’occupent des morts, ce n’est pas juste l’histoire d’une épave comme on nous le raconte ici, sur cette terrasse.

Serait-ce celle de l’homme en costard-cravate, il est là pour un tournage, avec deux caméramans et une réalisatrice, pour l’occasion les barrières autour de l’épave ont été enlevées, il a l’air de quelqu’un d’important, le monsieur, les caméramans changent sans cesse d’angle, devant la poupe, sur le côté, clap, ça tourne, ceci n’est pas une œuvre d’art contemporain dit le monsieur en italien, ceci est une sépulture, puis un silence pour le montage, clap, alors ça allait il demande, oui mais faites une petite pause entre les deux phrases, dit la réalisatrice, comme ça : ceci n’est pas une œuvre d’art contemporain, silence d’une seconde, ceci est une sépulture, d’accord je reprends, clap, et moi je me demande qui est cet homme, pourquoi il dit ça, c’est quoi l’histoire qu’il raconte en disant ça,

La vraie histoire de ce bateau est l’histoire d’Ibrahima qui l’a vu partir, l’histoire de Dalanda, la mère de Mamadou Seydou, et du bracelet de son fils qu’un inconnu lui a rapporté un jour.

Ou celle du couple de quarantenaires qui sort du pavillon indonésien avec un téléphone portable au bout du stick à selfie et qui pose à cinq mètres de l’épave qui leur sert d’arrière-plan, une prise, deux, ils s’enlacent, sourient, s’embrassent, il vérifie la photo, la lui montre, on en fait une dernière, oui, un autre baiser, celui-là était plus réussi,

Ou est-ce celle des deux couples néerlandais d’une cinquantaine d’années, les deux femmes viennent de finir la petite bouteille de prosecco servi dans des gobelets en plastique, ils discutent tous les quatre, une des femmes, celle en robe d’été fleuri d’hibiscus, sort son téléphone et se met à lire – un article ? le catalogue de l’exposition ? -, je reconnais des mots que je suis en mesure de comprendre même sans parler la langue, la Libye, l’artiste, l’Italie, des centaines, les autres l’écoutent, en silence, moi aussi j’écoute, j’ai envie de dire, attendez, je vais vous raconter la vraie histoire de ce bateau, l’histoire d’Ibrahima qui l’a vu partir, l’histoire de Dalanda, la mère de Mamadou Seydou, et du bracelet de son fils qu’un inconnu lui a rapporté un jour, l’histoire du tirage avec les trois copains dans le studio du photographe de Missirah, l’histoire de la petite Awa qui n’a pas de souvenir de son père, laissez-moi vous raconter cette histoire-là, c’est ça la vraie histoire de ce bateau, ces vies-là, ces moments-là, mais au fond est-ce vrai, est-ce vrai que c’est ça la vraie histoire, n’est-ce pas juste une histoire parmi d’autres, la mienne, celle que j’ai tissée le long de trois ans de travail, pas plus vraie que la leur, l’histoire d’un voyage à Venise, en amoureux, entre amis, avec la classe, ou parce qu’ils viennent tous les ans, ou parce qu’ils habitent ici, ou parce qu’ils étudient l’art, ou parce qu’ils sont artistes, ou critiques, ou commissaires, ou journalistes, ou parce que ça fait bien de dire qu’on est allé voir la biennale, pourquoi mon histoire serait plus vraie que la leur, celle d’une exposition visitée, d’une œuvre en forme d’épave aperçue à la sortie du pavillon de l’Indonésie, ou après l’avoir contourné parce que trop fatigué pour retraverser une énième salle remplie d’oeuvres, encore des œuvres, d’une œuvre en forme d’épave donc, aperçue là, un bateau posé sur des équerres de métal rouillé, devant une terrasse de café où il fait bon s’installer pour un moment de pause à l’ombre, un café, un prosecco servi dans des gobelets en plastiques, un déjeuner sorti du sac ou acheté au bar quelques mètres plus loin, c’est juste une autre histoire, la leur.

Je les ai regardés mais eux, ils ont regardé le bateau.

Et puis il y a ceux qui n’ont pas regardé le bateau.

Les trois filles sénégalaises parlant wolof, je reconnais ma langue d’enfance, elles sont en tenue de travail de l’équipe de nettoyage, se rendent à leur poste je suppose,

Le jeune homme noir qui passe avec son chariot rempli tantôt de bouteilles d’eau, tantôt de caisses de bière, pour ravitailler les bars de la biennale, qui s’arrête à un moment pour ouvrir le parasol au-dessus de moi, avec un sourire, toujours là pour nous servir, c’est son travail n’est-ce pas,

L’autre jeune homme noir qui pousse le chariot de nettoyage garnis de balais qui prône la propreté à Venise, en anglais d’un côté, en italien de l’autre, Keep Venice clean, qui fait des va-et-vient, pas un déchet qui traîne par terre,

Le troisième jeune homme noir qui passe en vélo jaune dans un sens puis dans l’autre, transportant des glacières sur son porte-bagage,

Tous invisibles aux yeux des visiteurs, sauf ceux de l’ado française, noire elle aussi, assise sur une marche de la terrasse et qui lance un dring-dring sonore et malicieux en réponse au gars en vélo qui vient de faire claironner sa sonnette devant un groupe de visiteurs qui lui bouchent la route.

Il ralentit, tourne la tête, il lui envoie un grand sourire et un geste de la main, elle rit.

Non, l’image qui me reste, c’est la page de mon carnet avec des traits tracés pour chaque personne qui photographiait le bateau. Le mardi 3 juin, ils étaient 15 entre 12h58 et 13h16, soit en 18 minutes, puis 30 entre 15h30 et 16h08, soit en 38 minutes, et le mercredi 4 juin, ils étaient 75 entre 11h30 et 12h30, soit en une heure, puis 86 entre 12h34 et 13h34, soit en une heure aussi, puis 17 entre 15h35 et 15h48, soit en 12 minutes. Cela fait 223 personnes photographiant l’épave en 188 minutes, soit une moyenne de 1,1 personne par minute. La biennale est ouverte 6 jours par semaine de 10h à 18h soit huit heures par jour, du 11 mai au 24 novembre 2019, soit un total de 28 semaines de six jours, soit un total de 168 jours, soit un total de 1344 heures. À raison d’une personne par minute, cela donne 80 640 personnes photographiant l’épave, soit autant d’images du chalutier bleu, dans des albums de téléphones portables et des cartes mémoire d’appareil photo, gardées là jusqu’au jour où elles seront effacées. 80 640 photos de l’épave vide de toute vie, et remplie de tant de vies disparues.

Je n’arrive toujours pas à savoir quoi en penser.

 

NDLR : Taina Tervonen a récemment publié Au pays des disparus (Fayard), un livre tiré d’un feuilleton d’abord écrit pour Lesjours.fr à propos d’un passager mort le 18 avril 2015 dans le naufrage au large de la Libye d’un chalutier clandestin transportant 800 personnes.


Taina Tervonen

Journaliste et réalisatrice

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Sans-papiers