La machine à voir de Jules Spinatsch – à propos d’un statut du documentaire en art
Les visual studies situent volontiers un documentary turn dans le courant des années 90 dans le champ des arts, et des arts visuels en particulier. En tenant à bonne distance la propension historiciste qui accompagne souvent ces modes de pensées académiques, il n’en est pas moins fécond d’interroger cette hypothèse d’un tournant documentaire. De s’en saisir comme d’un symptôme situé et actuel pour toutes les écritures photographiques et filmiques, autant que comme une tendance longue affectant le champ de l’art.
Un tel axe d’analyse rapporté à la pratique de la photographie comme langage de l’art est productif, porté par une longue production d’écrits comme, pour aller très vite, ceux de Susan Sontag, ceux d’Olivier Lugon sur le style documentaire, par les textes et réflexions d’artistes comme Alan Sekula, par de nombreuses expositions et programmes, tels les documenta 10 et 11, en 1997 et 2002.
Le programme d’exposition et de discussions fédéré sous le titre The need to document, dont les actes sont publiés en 2005, souligne combien le contexte du post-capitalisme tardif et les transformations dans le champ politique obligent l’art à reconsidérer le rapport au monde, à réarmer les formes de saisie et d’attention au champ social et aux constructions politiques.
À tout le moins, la perspective ainsi tracée ouvre un territoire de questionnement productif touchant aux modes d’implication de l’artiste dans l’acte photographique, sollicitant la différenciation parmi les régimes de l’image et obligeant à repenser à nouveaux frais le mode d’efficience politique d’images portées par cette sorte d’ambition. Une ambition porteuse d’une possible re-définition de la relation de subjectivité que le photographe met en œuvre par ses décisions de prise de vue.
Le virage documentaire est le nom, avant tout, d’une mise en cause permanente et des plus ouvertes des assignations propres à l’acte photographique, aux gestes et décisions de l’auteur d’image. Ses implications cognitives, les significations esthétiques, plastiques, politiques, psychiques de la production d’image s’en trouvent réinvesties et redynamisées par ce qu’elles procèdent d’une re-définition. Ou, plus justement, d’une dé-définition du jeu de positions, tacites ou revendiquées, des acteurs de l’image, dé-définition qui met à l’épreuve la culture implicite commune de regardeur depuis que l’image photographique s’est imposée comme une connaissance quasi-universellement partagée – ce que Jean-Marie Schaeffer désignait naguère comme l’arché de la photographie.
Engagé dans une démarche exigeante de long cours, avec un sens politique de l’image bien campé, construisant un jeu de déplacement et de distance avec les assignations courantes du geste photographique, l’artiste suisse Jules Spinatsch poursuit une œuvre marquante par son ambition de poser un regard sur le paysage social contemporain, regard souvent porté vers des situations et des espaces névralgiques mais de portée globale.
C’est ce qu’a proposé l’exposition du Centre de la Photographie à Genève, s’attachant à un cycle de travail toujours en cours sous le titre Semiautomatic photography 2003-2020. Toujours en cours puisque si la campagne de prise de vue dans les conditions et moyens décrits ici est close à ses yeux, l’artiste n’entend considérer comme clos ce cycle qu’une fois l’archive ainsi constituée explorée pleinement et qu’elle aura nourri un ensemble satisfaisant de possibilités de regards et de formes qu’elle recèle, se donnant jusqu’en 2020 de telles possibilités. L’exposition se donne donc non comme une rétrospective mais comme un état de recherche.
En une trentaine d’œuvres de formats et de supports variés – photographies panoramiques à l’échelle de l’architecture du lieu d’exposition, installations, tableaux photographiques, affiches et livres –, l’artiste y explore les régimes de représentations permis par ce qu’il désigne comme une attitude post-photographique, par quoi il donne consistance visuelle aux formes contemporaines du pouvoir – économique, social comme culturel –, en certains de ses lieux de manifestation symptomatiques où le pouvoir s’incarne.
La prise de vue se dote des moyens de production de l’image réputés des plus triviaux : les caméras et autres technologies de la surveillance.
Ainsi du site des rencontres annuelles du Forum économique mondial de Davos (WEF), de la salle des marchés de la bourse de Francfort, de la salle du conseil municipal de Toulouse, du siège d’une compagnie de logiciels à Mannheim, de l’Opéra de Vienne, d’un festival techno ou d’un stade de football en activité : autant de sites qui sont des espaces de visibilité, des dispositifs de vision par destination, comme les salles de spectacles, ou des situations de fait. Rue, paysage espace bâti : tout fait spectacle, quand les projecteurs médiatiques s’y concentrent.
L’artiste investit ces espaces de visibilité en y introduisant les moyens photographiques qu’il élabore, installant son regard photographique au sein de dispositifs de vision, retournant les appétits scopiques de la société de contrôle et de communication sur eux-mêmes. Le panopticon de Bentham et la pensée foucaldienne font ici toujours profondément écho. Spinatsch a conçu et mis en œuvre un principe et des moyens de captation machiniques, comme le titre de l’exposition le suggère non sans malice, sous le terme de « semiautomatisme ».
Pour lui en effet, la prise d’image est soumise à une assistance, une délégation technique : il travaille selon des protocoles de captation programmés, à l’aide de caméras robotisées, de machines à voir qui trouveraient leur place dans un prolongement d’une histoire du « regard instrumenté », pour reprendre le sous-titre d’une anthologie récente. La prise de vue – l’artiste parle en termes d’enregistrement – se dote des moyens de production de l’image réputés des plus triviaux : les caméras et autres technologies de la surveillance, pilotées, motorisées et connectées. Un dispositif qui trouve sa formalisation au sein de l’ensemble des pièces regroupées sous le titre de Surveillance panoramas, initiée en 2003.
Avant cela, constituant les prémices du cycle semiautomatic, Jules Spinatsch a produit en 2001 et 2003 les pièces photographiques réunies sous le titre de Temporary discomfort, d’après la langue de la « propagande du quotidien », selon la formule d’Éric Hazan : manière de désigner, en toute pudeur communicationnelle auprès des habitants, la transformation en camp retranché de leur ville lors des sommets politico-économiques mondiaux. Dans un premier temps, en 2001, Spinatsch a photographié les sites du Forum de Davos (TD I The Valley, Davos), du G8 à Gênes (TD II Oppidum, Genoa), du Forum encore, déplacé à New York en 2002 (TD III Corporate Walls, NY).
En chaque situation, il prend position à distance tant de celle des photographes de presse autorisés et encartés, dont le territoire est borné par les services de communication, que de celles des activistes altermondialistes, opposants politiques par la rue, dans un rapport de confrontation. Il montre des espaces et des situations interstitielles, les limousines et les chauffeurs, la présence dans le paysage enneigé de la station de sport d’hiver de dispositifs de sécurité policier qui percent la nuit de leur projecteurs, transformations d’autant sensibles au natif de Davos qu’est l’artiste.
Dans le grand port italien, les paysages sont vides mais traversés de grilles et de fortifications faites de containers empilés, lors du G8, qui se fit théâtre d’affrontements violents et d’une sévère répression face aux 250000 manifestants venus tenir un contre-forum, le Genoa social forum. Rien de ces événements n’apparaît directement dans les clichés.
L’objectif s’attache à des non-lieux, laissant par l’absence apparaître le décor des confrontations. À New-York, accédant au no man’s land autour des zones étroitement surveillées, il regarde les gardiens, les halls, les entrées de service, les barrages des périmètres de protection et de glacis sécuritaire, décrivant un univers en attente.
S’il revient en 2003 à Davos, c’est pour inaugurer une première version opérationnelle du dispositif de saisie semi-automatique qu’il a développé, avec la collaboration d’un ingénieur en informatique, selon des principes visuels et techniques des sa conception, dispositif qui va évoluer au gré de la quinzaine de projets successifs qui y ont recours. La caméra de surveillance robotisée balise son champ de vision par des relevés réguliers, scannant le paysage dans l’indifférence du paysage par succession de clichés par bandes verticales, trois secondes, changement d’angle, cliché, trois secondes… La machine programmée vient prendre la main sur l’instant photographique tout en permettant l’archivage, usant des procédés de la surveillance et de ses images sans qualité, en flux, qui permettent aussi la transmission en temps réel mais à distance, des suites mécaniques de prise de vue.
Désormais, l’instantané de l’acte photographique cède la place à la durée du prétendu temps réel, qui lui est suspendu à l’attente de l’événement, d’un présent à venir. En photographe, Spinatsch produit une image d’une substance singulière, un arrêt sur image qui bégaye, une sorte de ralenti qui n’en finit pas de s’immobiliser sous le regard rendu nécessairement réflexif du spectateur. Ici, l’usage de la machine à voir, la délégation même partielle est une bravade à l’encontre de l’idée – traditionnellement associée à la photo documentaire – de l’instant décisif. La machine prend le relai et le contrepied du geste d’auteur et de son crédit de subjectivité. Elle produit aussi la distance physique et distanciation mentale, tous traits que l’artiste détourne, déjoue et réinvestit dans un travail qu’il qualifie de post-photographique.
Au sein de la série des Surveillance panorama projects, Temporary Discomfort Chapitre IV connaît plusieurs versions conçues en 2003. La pièce issue des collections du MoMA à New York (Surveillance panorama A240635 (TD IV Pulver Gut, Davos)) est constituée d’un panneau de près de six mètres de largeur reproduisant une suite de 2176 images enregistrées de 6h30 à 9h30 le 24 janvier 2003 par une des caméras disposée par l’artiste et orientée sur le Centre des Congrès où se tient le Forum. Parmi les sapins enneigés, au premier plan un poste de contrôle et ses hommes en uniforme.
La chronologie de l’enregistrement apparaît dans le passage de la nuit au jour, et dans la fragmentation des corps en mouvement. Trois moniteurs vidéo posés devant le panneau rappellent et pervertissent l’esthétique de l’image de surveillance. Nul événement, incident, personnalité à percevoir ici. Le regard du spectateur parcourt la surface, suspendu à la compréhension de la nature de l’image et de ce qu’elle décrit, pris entre reconnaissance de fragment de paysage d’un pittoresque de basse tension et recherche des détails et indices dispersés dans le panorama.
La fabrique de l’image joue d’un grand écart, puisqu’elle amène à se confronter aux genres traditionnels de la peinture : au paysage, à la vue d’architecture, et encore à l’héritage du XIXe siècle du panorama et du tableau d’histoire.
En vis-à-vis dans l’accrochage de l’exposition au Centre de la photo, plus grand encore, Surveillance Panorama B251356 Anti-Word Economic Forum Demonstration (TD IV Pulver Gut, Davos puis image numéro 2) reprend en 1740 images enregistrées le lendemain, cette fois en autant de tirages collés au mur en puzzle géant de onze mètres de largeur. L’architecture banale de Davos enneigée y apparaît en fond. Au premier plan, une rue vide balisée de barrières, où piétinent quelques uniformes. Il ne se passera rien. Spinatsch a programmé son dispositif en comptant sur le passage d’une manifestation altermondialiste sous forte pression policière. Si forte que la manifestation ne parvînt jamais sur site. La captation du non-événement aurait déçu le reporter. Spinatsch y trouve au contraire la matière d’un déplacement central de sa démarche : les conditions de l’événement bien plus que l’événement lui-même.
Surtout, cet évidement, cette évacuation de l’anecdote souligne combien ici la fabrique de l’image joue d’un grand écart, puisqu’elle amène à se confronter aux genres traditionnels de la peinture : au paysage, y compris dans sa version suisse de paysage de montagne enneigé, à la vue d’architecture, et encore à l’héritage du XIXe siècle du panorama et du tableau d’histoire. La peinture de genre, entre tableau et fresque, vient surdéterminer encore le statut de ces images.
S’ensuivront d’autres Surveillance Panoramas Projects, menés au long d’une dizaine d’années après 2003. Si le dispositif technique évolue, les enjeux se précisent selon chaque contexte choisi. Avec Heisenbergs Offside en 2005, Spinatsch campe son dispositif sur le stade de Berne lors d’un match de la Coupe du monde 2005. En 3003 images, captées toutes les 3,4 secondes pendant quelques deux heures et demi, il capte avec grande précision de détail l’ensemble des activités qui accompagnent le spectacle sportif, des supporters aux soigneurs, des agents de sécurité aux « officiels », investisseurs, annonceurs, staff des équipes, cette distribution de rôles de la société intéressée à l’activité sportive.
Tout y est, sauf le ballon alors que le mouvement des joueurs se trouve fragmenté, au gré du balayage de l’objectif : le foot sans le foot, mais avec les intérêts latéraux qu’entretient le foot, sous la référence ironique qui fait titre avec le principe d’incertitude d’Heisenberg. La structure de machine de vision de l’architecture du stade se reconstitue dans l’œil mécanisé, qui mesure combien décor et à-côtés sont centraux dans le sport-spectacle.
C’est cette attention au décor encore qui conduit Spinatsch à s’installer face à la scène de l’opéra de Zurich en 2012, enregistrant 88 minutes du changement de décor entre deux représentations, déconstruisant la mécanique de l’illusion scénique, avec son cadre doré, faisant théâtre du off (Sinking Values).
Mais le travail conduit à d’autres étapes, à d’autres états de perception. Données dans leur version murale en grand format, en volumes imprimés, en tableaux photographiques selon les états successifs des pièces dans leur condition de diffusion, les images de l’artiste tracent en creux mais avec de plus en plus de précision la position de détachement permise par la délégation à la machine. Spinatsch retourne son effet d’objectivité dans le second temps du travail, quand au-delà de l’image globale du panorama, il explore la masse de données photographiques pour en isoler des détails, dans ce mouvement de relecture, d’élaboration secondaire qui lui fait tirer des images isolées des ensembles. Le punctum, comme le diable, se cache dans le détail, ce que l’histoire de l’art connaît bien après les analyses de Daniel Arasse sur la peinture de la Renaissance.
L’aller-et-retour entre détail et vue générale est alors au centre du travail de l’artiste et tout autant de l’activité du spectateur, à qui en somme rien n’est caché. Les protocoles de production de Spinatsch, à contrepied de l’expérience de photoreporter qui a été la sienne pendant plusieurs années, déterminent une position sinon de complet détachement, du moins d’approche analytique de l’image. Ce qui « fait photo » émerge au cours – pour emprunter un terme issu du cinéma, qui a trouvé sa place dans celui de l’art en particulier avec l’usage des technologies numériques – d’un processus de post-production où se loge une bonne part de la dimension critique de l’œuvre, après avoir déjà mis à mal les mythologies de l’instant décisif.
Ainsi est-ce un détail qui donne son titre à Fabre n’est pas venu. 3960 images sous les ors de la salle du conseil municipal de Toulouse, pendant 8h30 d’une séance en juin 2006, le temps d’une rotation à plus de 360° de la caméra connectée. Les élus et administrateurs municipaux, dûment identifiés, travaillent. L’un d’entre eux passe à son voisin une note manuscrite. Après tirage, l’artiste lit la phrase qui fera titre : « Fabre n’est pas venu ». Fabre ? Ne lirait-on ici le regret de l’absence d’un grand patron de la région ? Mais que viendrait faire celui-ci dans le cénacle la vie politique locale, sinon produire un mélange des genres entre intérêts publics et privés ? Spinatsch a retourné la logique de la surveillance, sa caméra postée au vu et su de tous, mais l’artiste n’est pas un enquêteur : nul besoin d’investigation supplémentaire pour que le détail ne trouble la transparence du théâtre de la décision communautaire. Quoiqu’il en soit, ainsi indexée, l’œuvre échappe à la récupération institutionnelle à fins de com, que son aspect de prouesse technique aurait bien pu lui valoir. Mais l’œuvre, commandée pour l’occasion, sera présentée dans le cadre du Printemps de septembre à Toulouse en 2006.
Le faste républicain se trouve encore surclassé quand l’artiste choisit d’investir, à l’été 2009, un moment clef de l’année dans la capitale autrichienne. Le bal de l’Opéra de Vienne rassemble une belle tranche de la bonne société de la ville et de l’aristocratie européenne. Suspendu au cœur de la somptueuse salle de spectacle, mêlée aux caméras de télévision qui diffuse ce bal des débutantes tout droit hérité du XIXe, le dispositif, avec sa programmation millimétrée et désormais doté d’une meilleure qualité d’image, fait deux tours complets entre 20h30 et 5h17, scannant ors et gens au rythme d’une image toutes les trois secondes.
La version de Vienna MMIX Panorama portrait of a society (2009) telle qu’exposée initialement à Vienne en extérieur présentait 10008 images. La pièce connaît aussi des versions en tirages individuels ou en suite, en projection vidéo qui reprend le rythme de la captation, ainsi qu’une version imprimée en forme de livre de 776 pages. À Genève, elle s’inscrit à l‘intérieur d’une cimaise en forme de spirale, soulignant le vertige et l’atemporalité d’un monument à la convenance sociale de l’élite, sous le titre spécifique de Vienna MMIX Cul de sac.
Mais ici encore, la relation au détail est cruciale, laissant apparaître parmi ces images issues du procédé mécanique une galerie d’objets appartenant au décor et au rituel, et de personnages dans le rôle et l’apparence sociale qu’ils se donnent. Il ne s’agit pas de portraits à charge, mais pourtant cette mise en scène par elle-même d’une classe sociale devient grinçante, bien que, comme le note l’artiste, les images sont nécessairement « inintentionnelles ».
De l’imprimé à la transmission sur réseau en temps réel, l’artiste dessine non une figure d’Arlequin opportuniste, mais une attitude critique et dialectique.
Si désormais, pour Jules Spinatsch, la pratique de captation « semi-automatique » et le recours aux dispositifs techniques associés semblent derrière lui, il n’en compte pas moins sur l’important réservoir d’images singulières qui en est issu pour prolonger le travail de choix d’images extraites, réinvestissant par le détail les qualités plastiques singulières des images considérées isolément. Les registres d’images ainsi identifiées sont visuellement radicalement divers, tendant ici vers l’abstraction colorée, restant là dans l’ordre du portrait, de la vanité, sensibles à des qualités trouvées de cadrage, à des accidents de lumière. Comme pour d’autres axes de travail en cours, il s’agit pour l’artiste de varier sans répit, sans enfermement stylistique mais au contraire en multipliant les déplacements au sein du processus photographique. Une mobilité qui déjoue les assignations stylistiques, sans croire pour autant à quelque transparence de la photographie, ni aux solutions assises.
Du panorama au tableau, de l’imprimé à la transmission sur réseau en temps réel, l’artiste dessine non une figure d’Arlequin opportuniste, mais une attitude critique et dialectique, comme l’affirme déjà le critique et curator Joerg Bader dans la monographie publiée en 2012. C’est à ce prix que le documentaire tente d’échapper aux impensés, y compris pour le regardeur dans les choix de lecture proposés par les images et l’ensemble des récits autorisés – titres, notices, informations techniques, de localisation spatiale ou temporelle. L’explicitation des protocoles, des plus sérieux et factuels en apparence, mais en fait souvent partiels ou énigmatiques, participe de cette dialectique du regard, portée surtout par la marque discrète mais décisive de l’ironie.
Les enjeux politiques et anthropologiques sont manifestes, et clairement portés dans la parole de l’artiste, mais la sortie du protocole documentaire se fait par le côté, en adoptant une stratégie de sens qui fait écho à celle que revendique Flaubert, écrivant au sujet du Dictionnaire des idées reçues dans une lettre de 1850 : il y manifeste le projet d’une préface « qui indiquerait comme quoi l’ouvrage a été fait dans le but de rattacher le public à la tradition à l’ordre, à la convention, et arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non, ce serait peut-être une œuvre étrange et capable de réussir, car elle serait toute d’actualité ». Une indécidabilité active, ouverte, qui appelle à la responsabilité de chacun devant l’image, et devant le monde. Une responsabilité qu’au contraire du cynisme, Jules Spinatsch induit, au bénéfice du spectateur.
Jules Spinatsch : Semiautomatic photography, éditions Centre de la Photographie Genève / Spector Books, 352 pages.
Jules Spinatsch sera présent à Arles les 3, 4 et 5 juillet, au Temple Arles Books, au Mistral.