Littérature

Ne saurait mentir (littérature et migration) – sur trois romans de Melandri, Kumar et Schwartz

Critique

À l’heure où les productions médiatiques rejoignent les instances politiques dans une inefficacité notoire à réveiller les consciences quant au drame migratoire, les romans de Francesca Melandri, Amitava Kumar et Violaine Schwartz offrent une vision contemporaine, littéraire, de l’exil. Ils rappellent ainsi que les migrants avaient une vie avant la migration, qu’ils ont un passé et, qu’à ce titre, ils méritent d’être accueillis non comme de simples victimes mais comme des sujets humains souverains.

Bon sang ne saurait mentir. Malgré la patine de son usage, l’expression crée de l’embarras car elle suppose une qualité, et donc une hiérarchie, des sangs et suggère que par cette distinction biologique, c’est-à-dire involontaire, une qualité morale reposerait sur l’hérédité. Premier accroc. Second accroc : encore faut-il démontrer que le mensonge appartienne au catalogue des vices et péchés. Ne dépend-il pas des circonstances, en réalité, que le mensonge soit condamnable ou pardonnable ? N’en déplaise à Kant, mentir sous la torture pour ne pas dénoncer un camarade n’a rien d’infamant.

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Lorsqu’un migrant, par exemple, ment pour échapper à son destin d’errance en produisant un récit qu’il devine acceptable pour le fonctionnaire de l’OFPRA qui l’interroge et cherche à contrôler la vérité du dossier déposé, va-t-on l’en blâmer ? Toute personne ayant traversé un état traumatique construit de même une narration de son passé évitant les épisodes obscurs. Ce n’est pas la littérature qui s’en offusquera, elle qui manie le « mentir-vrai » (Aragon), arrangeant fantasmes et désirs en décor permanent pour personnages et narrateurs, elle qui fréquente et pratique le mensonge et nous a depuis longtemps appris à ne pas le traiter en ennemi de la vérité. « Madame Bovary, c’est moi ». Oui, c’est vrai, Gustave. Et Romain Gary, c’est Emile Ajar et Fernado Pessoa tous ses hétéronymes.

Le roman de Francesca Melandri, Tous, sauf moi, parle de mensonge et de migration. Ce titre ne correspond pas à l’original, Sangue giusto, traduit littéralement « Sang juste ». Il y est effectivement question de descendance biologique puisque le récit commence par l’arrivée dans la vie romaine d’Ilaria et de son frère d’un jeune Ethiopien se présentant comme l’enfant du fils adultérin de leur père, leur neveu en somme. Outre le trouble inhérent au surgissement d’un migrant arrivé par la Lybie et la Méditerranée, Ilaria pressent que la vie de son père, Attilio Profeti, recèle de fâcheuses zones d’ombre liées à son itinéraire en Ethiopie lorsque celle-ci fut colonie italienne. Sa vie personnelle se même alors à la vie de son pays dans cette quête qu’elle entreprend pour comprendre le destin, sinon la personnalité de son géniteur.

Profil complexe, attachant et répugnant, lâcheté et audace mélangées, qu’elle esquisse peu à peu à partir de diverses sources. « Attilio avait le regard paradoxal du colonisateur : les traits humains qu’il partageait avec des personnes qu’il croisait ne l’intéressaient pas, ou il ne les voyait pas. En revanche, dans le paysage – dans chaque pierre, chaque nuage, chaque cri de chacal –, il reconnaissait un message vivant et éloquent sur son propre grand Destin » (p. 391). L’épisode éthiopien ne fut pas une malheureuse parenthèse car le fascisme italien y exposa une hideur raciste intolérable.

Avec une impressionnante maestria, Francesca Melandri fait revivre le passé colonial, mêlant scènes réalistes et passages symboliques, visions détaillées et vues agrandies ; elle y conjoint l’évocation de l’Italie de Berlusconi, notamment dans son lien avec la Libye de Kadhafi, traitée de la même manière et provoquant une répulsion similaire. Puisque jamais il ne se départit de la rigueur du roman historique, le livre devient dénonciateur par la seule énonciation narrative. Les deux périodes sont liées, à l’évidence, et l’Italie souffre de ne pouvoir effacer ses démons racistes.

C’est une histoire pour tous les pays européens qui accueillent les migrants comme ils accueillent leurs passés ou, plus exactement, qui refoulent les migrants comme ils refoulent leurs passés.

Ce qui ressort naturellement de la seconde trame narrative, l’histoire de Shimeta, le jeune africain en quête, quant à lui, du soutien qu’il estime pouvoir recevoir de la part de sa « famille ». Le roman de Melandri est l’un des plus puissants écrits sur le destin migratoire contemporain et cette portée est autant sinon plus importante que la charge anti-coloniale : « [Valente] est maintenant persuadé d’une chose : manifester dans la rue contre le racisme est aussi utile que de manifester contre la méchanceté. […] Maintenant les frontières de l’Europe, ce sont les CIE [Centres d’identification et d’expulsion]. Des remparts pour notre identité. Pour nous qui bénéficions de l’État de droit et qui ne sommes pas des nazis, qui ne mettons pas des gens innocents dans des camps à cause de ce qu’ils sont – par exemple parce qu’ils sont juifs, ou tziganes. Mais comme par hasard, on n’arrive pas dans les CIE si on commet un délit. On y arrive à cause de ce qu’on est. Parce qu’on est un clandestin » (p. 492 et p. 495).

Cela commence par le lexique, emprunté directement au témoignage de l’Ethiopien. « Sortir » : partir sur la route migratoire, « brûlé » : celui qui est parti. Qu’importent les étymologies, les mots parlent, et font mal. Cela continue par les étapes, toutes les étapes, la maison familiale, les traversées (désert, mer), les enfermements, les marches, les camps, les violences, l’Italie.

Lecture difficile car l’insupportable est donné à voir. Et surtout la confrontation : « Le temps de celui qui a le droit d’appeler l’Italie « mon pays », c’est un fleuve qui coule plus ou moins régulièrement entre les digues du travail, des liens affectifs, des repas, des lits à l’abri d’un toit. Le temps de celui qui sorti, en revanche, avance comme un malade mental, alternant des sauts et soubresauts avec des périodes vides de catatonie, des sursauts convulsifs avec de brusques arrêts, des stagnations privées de désir avec des crises foudroyantes de quelques minutes, ou carrément de quelques secondes, où il peut tout perdre » (p. 92).

La force des trames narratives entrecroisées tient à l’effet de miroir sur lequel se fonde leur mouvement car elles rapportent deux mouvements d’exil : du colon vers la colonie et de l’ex-colonisé vers le pays du colon. « Et si ce désir de cataloguer n’était qu’une façon de se protéger de l’angoisse d’être entouré par des vies impénétrables ? » (p. 248). Exils asymétriques qu’il serait inconvenant de comparer et qui pourtant se répondent, positif et négatif d’une même image, deux prises sur les apories de l’altérité.

Alors une histoire pour les Italiens, les méchants de la scène migratoire européenne ? Non, une histoire pour tous les pays européens qui accueillent les migrants comme ils accueillent leurs passés ou, plus exactement, qui refoulent les migrants comme ils refoulent leurs passés.

Itinéraire d’un singe amoureux d’Amitava Kumar met également en scène un migrant, pas au sens tragique du précédent roman mais néanmoins un exilé en proie aux angoisses de l’étranger en pays étranger. Étudiant indien dans une université new-yorkaise au long des années 1990, Kailash n’a pas à mentir effrontément quoique sa position l’oblige à un slalom identitaire constant. La traduction française, pour ce volume également, s’écarte complètement du titre original : à un intriguant Immigrant, Montana se substitue un énoncé pour le moins inélégant. Si le narrateur, au début, évoque un primate semblant éprouver un sentiment d’affection auquel il s’identifie, le climat burlesque du livre ne devrait pas effacer la forte charge symbolique du titre original, Immigrant, Montana, bourgade dans laquelle se rend le narrateur après en avoir entendu le toponyme à la radio (p. 200) et dont il dit : « Pendant toutes ces années, ce nom avait réuni comme deux aiguilles d’une horloge s se rejoignant sur le cadran, mes deux besoins les plus profonds : le désir d’être aimé et le rêve d’un foyer » (p. 211). Mais un foyer qui porterait le nom de son exil.

Les migrants avaient une vie avant la migration, ils ont un passé et, à ce titre, méritent d’être accueillis non comme de simples victimes mais comme des sujets humains souverains.

Tension fondatrice, contradiction existentielle. Il se bat avec cette déchirure tout au long du récit. Le singe (non amoureux) est la « métaphore de la migration » (p. 265) en référence avec l’histoire des singes que l’Inde envoyait aux États-Unis pour servir de cobayes dans les laboratoires et dans des vols préparés par l’armée. Terrible métaphore, soutenue par un moyen scripturaire qui parsème le texte de passages en italiques où le narrateur s’adresse à un juge. « La vérité, Monsieur le Juge, c’est que l’immigrant se sent chez lui dans le sentiment de culpabilité. (…) Je ne parle pas seulement des mensonges que j’ai proférées en effectuant ma demande de visa, non, je ne songe, en ce moment, qu’à la culpabilité d’avoir abandonné mes parents » (p.31). Cette déchirure est formellement exprimée dans le roman par la confrontation entre les épreuves douloureuses de l’exil, du déracinement, de la mémoire lancinante et des épisodes romanesques où le héros-narrateur agit ou réagit sur un mode humoristique, frère de Keaton et de Woody Allen ou encore d’Elia Suleiman, primé au dernier festival de Cannes, frère en migration d’Amitava Kumar, né en Inde, aujourd’hui universitaire américain.

Dimension d’autofiction assurée, ajout de documents autographiques et de divers exergues aux 7 chapitres, renvois au journal d’écriture du livre, métatextualité et mise en abyme, de nombreux procédés sont convoqués pour servir un texte où les scènes comiques se mêlent à de précieuses et profondes réflexions sur la condition d’exilé. On peut penser au Rapport pour une académie de Kafka mais plus précisément, et guidé par l’auteur, à Philip Roth (cité à deux reprises) et aux déboires sexuels de ses personnages. La découverte des relations avec le genre féminin est mise en rapport avec la découverte du monde nouveau par le migrant, analogie à la fois décomplexée et profonde car c’est toujours d’altérité qu’il s’agit : « Monsieur le Juge, j’ai pénétré le corps de l’Amérique. J’ai prononcé des mots orduriers à l’oreille de l’une de vos belles citoyennes tandis que j’étais en elle » (p. 173). Roth incarne une troisième découverte en parallèle aux deux premières, celle du métier d’écrivain.

On découvre aussi, entre autres références culturelles du lieu et de l’époque, Edward Said en pianiste puis en critique et surtout, tout au long du volume, en mentor du héros, Ehsaan Ali, campé sur le modèle d’Eqbal Ahmad, intellectuel pakistanais anti-impérialiste influent dans les dernières décennies du siècle dernier, qui dirige les recherches doctorales de Kailash sur l’anticolonialisme, l’internationalisme et le tiers-monde. On peut parfois se lasser de l’auto-sentimentalisme du narrateur dans cette chronique intime si précisément il ne venait pas éclairer la fragilité subjective des migrants, la difficulté de revendiquer une identité, quelle qu’elle soit : « Je concevais le fait d’avoir émigré comme une sorte de péché original. Quelqu’un me devrait quelque chose. Cette idée (…) me donnait une conscience exacerbée de ma propre identité et m’autorisait à faire tout ce que je voulais » (p.197).

Une littérature du réel, comme on le dit d’un certain cinéma, Papiers de Violaine Schwartz lui appartient autant que le livre de Amitava Kumar sauf que les effets de réel, selon l’expression de Roland Barthes, s’ils sont moins manifestes, y sont plus profonds. « En effet, la contrainte que je m’étais fixée, c’était d’écrire à partir des mots entendus et seulement à partir des mots entendus. //Juste écouter. /Écouter cette parole et la retranscrire. / […] /Ces récits de vies héroïques. /Je les ai orchestrés sur la page. /Sur le papier » (p.10 et p. 12).

À l’heure où les instances politiques se révèlent inefficaces à réveiller les consciences face au drame migratoire, les sociétés actuelles ont besoin de récits édifiants allant chercher les antiques processus d’identification et d’émulation.

« Orchestration » est le terme qui convient puisque la structure du livre est proprement polyphonique, entremêlant trois types de voix, celle des migrants (les « récits de vie » suivis d’un numéro), celle des aidants (les textes intitulés « De l’hospitalité ») et celle d’un scripteur  qui brode sur ces expériences des textes ludiques (reprenant les intitulés d’exercices scolaires, de « Dictée » à « Rédaction », ou répétant « Et pendant ce temps-là ») pour un univers poétique à la Prévert ou à la Queneau. Références précieuses car elles ancrent le volume dans une sensibilité connue, une poésie de proximité – encore plus recommandée que la police du même nom – qui rend la figure du migrant non pas familière car il est impossible, sinon indécent, de prétendre à une connivence avec le vécu horrifiant que restituent les témoignages des migrants, non pas familière mais reconnaissable. Un visage lui est redonné, à défaut d’un nom.

Deux facteurs cisèlent la pertinence de cet ouvrage, en accord avec la fonction d’une littérature en temps de crise. Le premier tient à la réunion en un même cadre scripturaire des migrants et des accueillants, créant une continuité dans l’engagement des uns et des autres, dans leur courage et leur résistance, dessinant de ce fait une normalité de l’accueil brisant l’indifférence gênée ambiante et faisant ressortir la lâcheté des forces politiques dites progressistes aboutissant, par leur passivité complice, à la poursuite des mesures d’exclusion et de répression à l’égard des exilés persécutés ayant franchi nos frontières.

Le second facteur tient à l’éclairage mis sur la vie d’avant, sur le quotidien, sur la souffrance, sur l’acte de révolte en quoi consiste le départ ; les migrants avaient une vie avant la migration, ils ont un passé et, à ce titre, méritent d’être accueillis non comme de simples victimes mais comme des sujets humains souverains, les « frères migrants » dont parla Patrick Chamoiseau. Les textes des migrants dérangent et le lecteur sera reconnaissant aux segments qui lui permettent de soulager par leur humour une conscience meurtrie ou coupable.

« Récits de vies héroïques », reprise moderne et décalée des vies d’hommes illustres qui, depuis l’Antiquité, ponctuent les cultures occidentales afin de servir de marqueurs de dignité et de grandeur. Kailash (Itinéraire d’un singe amoureux) ou Shimeta (Tous, sauf moi) racontent aussi leur vie héroïque. À l’heure où les productions médiatiques rejoignent les instances politiques dans une inefficacité notoire à réveiller les consciences quant au drame migratoire, rejoignant la crise écologique qui elle aussi perdure alors que tous les cadrans sont au rouge, étrangeté d’une situation où on ne fait rien alors que l’on sait, c’est peut-être cela dont ont besoin les sociétés actuelles : des récits édifiants allant chercher les antiques processus d’identification et d’émulation, autant de textes d’une religion laïque dont le seul dogme et le seul commandement serait : « Accueille le migrant comme tu aimerais être accueilli ».

 

Francesca MELANDRI, Tous, sauf moi (Traduction : Danièle Valin), Gallimard.

Amitava KUMAR, Itinéraire d’un singe amoureux (Traduction : Maxime Shelledy), Gallimard.

Violaine SCHWARTZ, Papiers, P.O.L.


Alexis Nouss

Critique, Professeur en littérature générale et comparée

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