Littérature

L’Inquiétude intérieure – à propos d’Extérieur monde d’Olivier Rolin

Linguiste et philosophe

Ni chronologie ni géographie continues, mais des fragments : Extérieur Monde est un voyage à travers les voyages de son auteur, Olivier Rolin, qui dans sa jeunesse, alla à la recherche de l’Histoire. Il ne savait d’elle qu’une chose : elle porterait le nom de Révolution.

Extérieur monde rend compte d’un objet qui n’a de nom dans aucune langue. Faute de mieux, inspiré peut-être par la voix de Balavoine, captée au vol, l’auteur l’appelle sa vie. Il la place sous le signe de la rencontre incessamment manquée : des femmes, des événements, des lieux. Si le temps de ces croisements fugitifs se mesure comme une vie, leur espace se déploie en monde.

Au sortir de la politique, quand l’Histoire et la Révolution portèrent leur majuscule au tombeau, Olivier Rolin avait en effet choisi le monde. Autour de lui, d’autres s’étaient tournés du côté des passés révolus, des chaînes de raisons ou des textes inflexibles ; il avait fait un autre pas : diversités des femmes, des événements, des lieux. Il les reprend en s’attachant au détail. Ni chronologie ni géographie continues, mais des fragments. Dès le début, sont évoquées les fouilles archéologiques – vases qu’un jeune Égyptien recompose, sans hâte, mais avec une justesse stupéfiante ; mosaïques dont les tessères disjointes finissent par se conjoindre en images.

Jusqu’à ce qu’une autre topologie se découvre. En chaque point de chaque fragment, se discerne l’origine d’un réseau. Plutôt qu’aux mosaïques, ordonnables en surfaces planes, il faut songer à une multiplicité indéfinie de séries en rhizome. Quelque effort qu’on y dépense, la mise en ordre se dérobe et se dérobera toujours. Nul musée personnel ne sera inauguré, nul visiteur ne le parcourra, guide à la main. Si l’extérieur peut se dire monde, l’intérieur découvre un univers illimité et relativiste.

À chaque réseau correspondent un espace et surtout un temps différents. En sorte que vieillissant en certains systèmes, l’auteur se retrouve jeune homme en d’autres, ou d’âge moyen, ou carrément décrépit. Les photos se révèlent à cet égard singulièrement funestes, puisqu’à la labilité des réseaux, à la plasticité du souvenir, au fugitif de la rencontre, elles substituent la plate stabilité d’une image. Image, dont la plupart du temps, tout art s’est retiré, emportant avec soi toute trace de subjectivité. Seule subsiste une chose inerte, pièce à conviction dans un procès à charge.

Les deux voix du récit ne consonnent pas, quoiqu’elles désignent le même individu

Aussi le porteur du nom Olivier Rolin s’y voit-il invariablement laid, bouffi, rougeaud, laissant supposer aux naïfs qu’on leur suggère de rétablir la vérité en inversant systématiquement les invectives en éloges. Mais tout est fait pour éviter un tel piège. L’auteur en effet décide de parler à deux voix. Tantôt il dira « je » et tantôt « tu », pour parler de lui-même. Il allègue Apollinaire, qui mêla les deux pronoms. En vérité, l’on soupçonne une tout autre opération qu’un simple jeu de langue. Car les deux voix ne consonnent pas, quoiqu’elles désignent le même individu, ou du moins un individu que toutes les administrations du monde tiendraient pour unique et identique à soi.

Il arrive que, pour un temps, règnent la gravité, l’élégance du geste et de la langue, le sérieux des événements, le charme des rencontres. Si le pronom était alors je, le tu survient, en fauteur de trouble ; mais l’inverse se produit également. L’intervention seconde se colore toujours de méphistophélisme : l’esprit qui toujours nie. Ni gravité, ni élégance, ni sérieux, ni charme n’accompagnent ses propos, mais une dérision sardonique. S’agit-il de se moquer de soi, afin de capter la bienveillance du public ? Le procédé est connu de tous les conférenciers, mais je ne crois pas qu’il soit ici en cause, ou du moins pas seul.

Les deux voix s’ignorent ; aucune n’entrave la liberté de l’autre ; encore moins se rectifient-elles mutuellement, quoique l’une puisse sourire de l’autre et l’autre s’affranchir de l’une, comme on fait d’une mouche. On ne dira pas qu’un fou ne cesse d’accompagner le roi. Simplement, le lecteur est invité à se souvenir qu’en toute circonstance, deux chemins bifurquent, quoique les mêmes personnages, exactement, s’y impliquent. De même qu’un musicien, le narrateur écrit en deux clés différentes. Il s’autorise des phrases aussi sereines, aussi extérieures aux accidents de la matière, aussi émouvantes par leur absence de trouble, que la phrase de Vinteuil dans la Recherche. Mais l’instant d’après, les mots égratignent, déchirent, tranchent.

La Recherche là encore est invoquée, mais au nom des terribles et carnavalesques retrouvailles des survivants, au sortir de la guerre, chez le Prince de Guermantes. Parfois, mais rarement, des regrets s’expriment : je regrette d’avoir blessé tel ou telle, confesse la voix. Il arrive même, une fois seulement, mais une fois suffit, que l’actualité semble appeler un repentir : l’auteur pense avoir naguère mésestimé la force de résistance du peuple algérien, alors, dit-il, qu’elle se manifeste sous nos yeux aujourd’hui. Tendre sympathie pour une jeunesse courageuse, au nom peut-être de sa propre jeunesse.

Soit, mais qu’il me soit permis de mal juger cet hommage rendu à la civilité puérile et honnête. Prospero ou Caliban, Faust ou Méphisto, nul ne devrait ressentir de tels scrupules ; « il s’en bat l’œil », pourrait-il être écrit de l’écrivain, comme l’écrivain lui-même l’écrivit un jour de l’écureuil. Pour peu qu’on rende hommage à la vertu, d’aucuns perçoivent l’hypocrisie, or Extérieur monde est tout sauf hypocrite. Son propos s’inscrit dans la tradition de loyauté que Nietzsche admirait chez La Rochefoucauld. Pourquoi s’en écarter ? Mais acceptons les fêlures. Elles témoignent d’une fragilité qui force l’estime. Et qui frappe du sceau de l’authentique les quelques passages où l’émotion se fait jour.

Plus que l’amour, apparemment incertain, l’amitié affirme sa constance. Le fidèle de Proust va jusqu’à mettre Proust en accusation, pour avoir douté d’elle. Alors que la Recherche compte parmi les présences insistantes au fil de l’œuvre, l’axiome qui la fonde est rejeté. Le Narrateur ne commence à entrevoir ce qui lui ouvrira l’accès de l’Un, qu’il appelle le Temps, qu’à l’instant où l’amitié sera par lui rangée du côté des faux semblants ; Proust ne se lassait pas de ressasser sa dure conviction. On en a des témoignages. Olivier Rolin balaie tout cela avec horreur et mépris. Le différend touche au plus profond. Il est, au sens propre, métaphysique. Celui qui, contre Proust, proclame sa foi en l’amitié, il a franchi un pas : il doute de l’Un. À la fin, pourrait-il dire, paraphrasant Staline, il n’y a que le multiple qui gagne.

Extérieur monde et non Intérieur temps. Multiple des lieux, multiple des rencontres, multiple des femmes – la Femme, au singulier, n’existe pas et l’Homme est bien risible de se laisser persuader que lui, par privilège, existe. Où l’on retrouve, éclairée autrement, l’opération qui, divisant les voix pronominales, introduit le multiple au cœur du moi. L’illusion d’unicité qu’entretient le nom d’auteur s’évanouit sous les coups des pronoms en sécession l’un de l’autre.

Aujourd’hui, le jeune homme est rattrapé par l’âge, sans avoir connu ni l’Histoire ni la Révolution

Dès les premières pages, Baudelaire est cité pour le dernier vers de l’un de ses sonnets : « Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! » Le poème s’intitule À une passante ; pour ma part, je n’ai jamais pu le lire sans supposer qu’il y était question de l’Histoire, quand on l’a, quelque jour, dénommée Révolution.

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa …

Près d’un siècle plus tard, Walter Benjamin, autre lecteur de Baudelaire, croisera la même femme et la prit pour un Ange. La passante selon lui, se nommait l’Ange de l’Histoire. Écrites en 1940, sous le coup du pacte germano-soviétique, ses thèses sur l’Histoire reprennent en écho le sonnet, publié en 1855, sous le coup de la naissance du Second Empire, échec définitif de la Révolution de 1848. Olivier Rolin, dans sa jeunesse, alla à la recherche de l’Histoire ; il ne savait d’elle qu’une chose : elle porterait le nom de Révolution. Puis un jour, il conclut qu’il ne l’avait pas rencontrée, mais il ne renonça pas à sa quête. Au contraire, il parcourut le monde, l’oreille tendue dès que le nom fatidique se faisait entendre.

Puis, ce n’était pas elle, ou ce n’était pas lui ; bref, ce n’était pas ça. Au rythme de ses écrits et au rythme de ses voyages, les figures de l’Histoire se succédaient et se muaient sous ses yeux en histoires, sans majuscule et sans singulier. La Révolution se fragmentait en aventures révolutionnaires ; le substantif se froissait en adjectif ; la qualification elle-même se révélait de plus en plus hasardeuse ; les épisodes n’avaient d’autre réalité que les récits qu’ils faisaient naître.

Aujourd’hui, le jeune homme est rattrapé par l’âge, sans avoir connu ni l’Histoire ni la Révolution. Reste l’effet de pur aléa. À chaque femme dont subsistent le nom ou l’oubli de ce nom, surgissent, comme des ombres anonymes, l’Histoire et la Révolution portant le deuil d’elles-mêmes. La minceur des pronoms je ou tu, la majesté du style, l’usage des périodes longues, tout concourt à retrouver, transposé, le lexique de Baudelaire. Quant à la rue assourdissante, c’est là que vocifèrent les phrases courtes, les interruptions, l’implacable rappel des ratés, la liste des dîners solitaires, tant d’inlassables adversaires des quiétudes.

 

Olivier Rolin, Extérieur monde, Gallimard, août 2019, 304 pages.


Jean-Claude Milner

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