Littérature

Le mystère de la clé jaune – sur La clé USB de Jean-Philippe Toussaint

Critique

Avec La Clé USB, Jean-Philippe Toussaint réoriente avec brio son art du roman. Fin narrateur et adepte d’une ligne claire, il se meut dans l’échevau narratif complexe d’une intrigue de contre-espionnage en parvenant à maîtriser finement ses effets et coups de théâtre, exploitant allègrement des circonstances accidentelles à des fins burlesques.

Le récent roman de Jean-Philippe Toussaint va-t-il capter à lui tous les suffrages ? Pour notre part, nous avons pris grand plaisir à sa lecture. Certes, il peut sembler moins écrit que les romans antérieurs du même auteur (on pense, par exemple, au cycle des Marie). Il est vrai encore que La Clé USB — car tel en est le titre — cède moins à l’humour primesautier que les aficionados aiment à retrouver chez leur écrivain. C’est que, pour toute une part, il s’agit d’une manière de roman d’aventure, plus ou moins réticent à toute verve érotique et stylistique. Toutefois, il ne verse dans ce genre de récit que partiellement et ouvre à bien autre chose au point de surprendre en maint endroit.

Va donc pour le roman d’espionnage (de contre-espionnage, diront les puristes) mais pour un roman qui prend en charge une actualité diverse. Ainsi, dès le titre, nous sommes entraînés vers une technologie up to date, ce qui ne va pas surprendre le lecteur qui se souviendra des deux romans à référence technique que nous a donnés Toussaint en début de carrière, soit L’Appareil-photo (1989) et La Télévision (1997). L’intitulé de la présente œuvre – une vraie trouvaille ! – le dit avec un zeste d’ironie (oui tout de même) au sens où il conjoint un instrument inédit encore il y a un quart de siècle mais familier désormais à tous les pratiquants et adorateurs d’internet. Clé magique par tout un aspect mais réduite à presque rien dès qu’elle traîne à terre, comme c’est le cas dans le nouveau roman, égarée qu’elle est sur la moquette d’un bar chic de Bruxelles. Cependant ladite clé est bien plus qu’elle-même, comme on va vite s’en apercevoir, car perdue par l’un et trouvée par l’autre (le personnage narrateur en ce cas), elle va conduire le lecteur à la fine pointe d’une technologie d’aujourd’hui, c’est-à-dire la blockchain. Et si bien qu’à même le roman, le lecteur aura droit à un petit cours sur le sujet. Ainsi, rien qu’en elle-même, la présente clé peut déjà se brancher sur l’aventure et sur l’espionnage : n’est-elle pas facilement détentrice de secrets et donc aisément créatrice d’énigmes ?

Mais n’avançons pas trop vite dans l’intrigue et relevons que le roman est actuel encore en ce qu’il a pour héros un fonctionnaire prospectiviste travaillant à la Commission européenne de Bruxelles. Nous passons à la politique cette fois et, qui plus est, à une politique internationale renvoyant à deux types de professionnels d’aujourd’hui ;  les eurocrates et ces lobbyistes qui fréquentent les précédents et leur ressemblent en beaucoup de points, et c’est là que le côté roman d’espionnage s’amorce plus clairement encore.

Enfin, le roman est de son temps encore en ce qu’il fait sa part à l’autobiographie, comme souvent chez Toussaint, et ici à une autobiographie finalement douloureuse renvoyant par différents biais au temps d’une vie affective et familiale. Le héros, dont le nom n’apparaît qu’en fin de récit (un peu comme le prénom de Proust qui surgit par accident et tardivement dans À la recherche du temps perdu) se donne à connaître et reconnaître par petites touches éparses mais principalement dans l’ultime épisode tout voué à un deuil. C’est là qu’est confronté Jean Detrez, rentrant piteux à Bruxelles après ses échecs transcontinentaux (tout relatifs d’ailleurs), à la mort d’un père vénéré que le lecteur sera tenté d’identifier à un être bien réel en termes de droiture déontologique et de comportements moraux exemplaires.

Mais esquissons à présent dans ses grandes lignes l’histoire qui nous est rapportée. Le personnage principal – et pas encore héroïque à ce stade – est donc haut fonctionnaire à Bruxelles. Un fonctionnaire assez désabusé quant au pouvoir qu’a l’être humain de prédire l’avenir. Mais un fonctionnaire convaincu que l’Europe doit, elle aussi, posséder et maîtriser une blockchain, qu’il définit en ces termes : « La blockchain, qui est une technologie de stockage, est l’équivalent d’un cahier de compte – un immense registre anonyme et infalsifiable – qui contient l’historique de toutes les transactions effectuées entre utilisateurs depuis sa création. Le travail de validation de ces blocs, qui consiste à être le premier à résoudre une équation mathématique complexe, s’appelle l’exploitation minière. Le premier domaine d’application de cette technologie, et de loin le plus connu, c’est la monnaie, avec l’essor des crypto monnaies ces dernières années, car le système en créant la confiance permet de garantir la valeur d’une monnaie » (p. 25). C’est, par exemple, aux bitcoins que nous sommes ainsi renvoyés.

Or, c’est à propos de minage et de blockchain que notre eurocrate est abordé via les circuits habituels par deux lobbyistes avec lesquels il s’entretient dans un bar. On retiendra le seul nom de Stavropoulos, son coéquipier étant juste un faire-valoir. Ce Stavropoulos a tout d’un personnage de Tintin chez Hergé, y compris le nom. Il souhaite mettre en relation son interlocuteur avec une agence bulgare reconnue par l’Europe officielle mais servant de relais à une agence chinoise beaucoup plus opaque du côté européen et en particulier avec un certain Gu Zongqing, directeur de la BTPool Corporation à Dalian (Chine). Notre eurocrate flaire là une possibilité de corruption et se sent retenu par l’image paternelle, celle d’un monsieur intransigeant sur le chapitre de l’honnêteté. Voilà qui justifie que les deux émissaires soient dans un premier temps aimablement éconduits.

Et puis va se produire un minuscule incident. Resté seul dans le bar chic, le prospectiviste repère sur la moquette une petite clé USB. « Ne l’avez-vous pas trouvée ? » lui demande l’instant d’après Stavropoulos depuis son portable. Mais notre héros dénie avoir mis la main dessus. Rentré chez lui, il explore l’objet trouvé et y découvre des informations aussi inédites qu’inquiétantes, en particulier quant à l’existence d’un appareil inconnu de lui, l’Alpha Miner 88, celui-ci ayant pour avantage de prévoir dans son dispositif une backdoor ou porte dérobée « comme moyen d’accès non autorisé, dissimulé dans un programme, pour permettre à un ou plusieurs individus malfaisants de prendre totalement ou partiellement le contrôle d’une machine à l’insu de son utilisateur légitime » (p. 66).

Toussaint mêle l’entreprise espionne au fantasmatique et au burlesque.

Voilà qui suffit à faire naître la tentation chez notre homme. Après avoir consulté un ami au fait des dernières astuces technologiques existantes, Jean Detrez se jette à l’eau : « Le lendemain, en fin de matinée, j’appelais John Stavropoulos pour lui dire que j’acceptais sa proposition » (p. 75). Et le voilà entraîné dans un voyage vers une double Asie : la Chine imprévue de la blockchain et le colloque de Tokyo où il est annoncé de longue date. Avant même son départ, notons que le récit sème sur le trajet du héros des indications troublantes : ici un homme qui l’observe depuis le trottoir devant chez lui et là une femme qui semble faire le même périple que lui. Indices qui resteront sans suite cependant : forme d’ironie à nouveau ?

Spécialiste du temps autant que de l’espace, le héros-narrateur est comme fasciné par le blanc de 48 heures qu’il découpe dans son existence au gré d’une entreprise toute clandestine. Hormis Stavropoulos et Gu, en effet, personne ne sait que Detrez se rend à Dalian. Arrivé là, il ouvrira une autre parenthèse – un blanc dans le blanc en somme – en s’enfuyant la nuit de son hôtel pour se rendre au site de minage qu’il a visité en débarquant et obtenir d’un surveillant avec lequel il sympathise qu’il repère la backdoor qu’il lui importe de connaître. Ce Jimmy auquel il se confie lui fait la démonstration qu’on peut explorer une machine appartenant à un autrui proche ou lointain sans que soit laissée aucune trace de l’effraction commise. Et Jimmy de lui expliquer comment il venait de s’y prendre : « La technique utilisée […] consistait simplement à laisser la machine à laquelle il avait accès travailler et miner des bitcoins, et, si la machine visée était la première à résoudre les complexes équations qui donnaient droit à une récompense, de détourner simplement la rémunération, d’actionner un aiguillage virtuel pour faire emprunter aux bitcoins gagnés un canal parallèle et les dérouter du compte de la machine visitée pour les  créditer sur un compte qui lui appartenait » (p. 125-6).

Mais voilà que survient l’affreux Gu qui reconduit à son hôtel notre audacieux héros. Et la parenthèse tourne court, sauf que Detrez y a appris quelque chose d’essentiel. Après une mauvaise nuit,  notre personnage est impatient de consulter ses mails sur ordinateur. Mais, le hall de l’hôtel étant trop bruyant, il n’a d’autre ressource que de se réfugier dans un lavatory où le rejoint la musique d’ambiance (l’air de Jingle Bells chez Mao, pas mal !). C’est ici que se produit l’acmé de l’entreprise espionne mais une acmé aussi fantasmatique que burlesque. Assis sur la cuvette du w. c. et pantalon bas, le personnage voit une main avec chevalière (sic) se glisser sous la porte et s’emparer de son MacBookAir. Il voudra poursuivre le détenteur de cette main mais ce sera en vain.

Après ce rapt, le héros est entraîné dans un cycle infernal. C’est d’abord à Dalian même où il est accueilli par les autorités municipales lui attribuant la médaille de la ville mais, assommé par la perte de son ordinateur, il ne trouve rien à répondre aux paroles cordiales qui lui sont adressées. C’est ensuite le surlendemain à Tokyo, alors qu’il a été accueilli de façon bienveillante par son vieil ami le professeur Nakajima, qu’il lui revient de prendre la parole au colloque où il est annoncé mais qu’il bascule dans l’aphasie, habité qu’il est par un sentiment de perdition. C’est que la communication qu’il est censé faire a disparu avec son ordinateur et qu’il est dans l’incapacité de la reconstituer. Soit un crescendo dans la guigne qui l’incite à regagner Bruxelles dare-dare pour affronter un autre malheur auquel il est préparé après lecture des messages reçus : son père étant à l’agonie, il risque bien de ne pas le revoir vivant. De fait, il arrivera trop tard au milieu d’une famille en deuil. Et les mots ultimes du roman seront étrangement l’aveu que fait le héros-narrateur de posséder un tempérament trop rigide pour partager l’émotion commune.

Il ne s’agit plus ici de l’humour subtil et poétique mais de circonstances accidentelles exploitées à des fins comiques

Ainsi sous son aspect d’aventure, La Clé USB se termine par un long échec en trois temps : l’ordinateur volé et le mutisme qui s’ensuit, l’intervention ratée au colloque de Tokyo, les adieux manqués au père. Le roman sombre ainsi dans un climat d’amertume auquel l’auteur nous avait peu habitués. Avec comme compensation pour notre fonctionnaire itinérant, la découverte de l’usage d’une backdoor en matière de blockchain (quel jargon !). Mais cette découverte techno-politique ne profite à personne dans les limites du roman. L’Europe officielle passe-t-elle aux pratiques de la « blockchain » et en vue de quelle production ? Rien n’en est dit.

Par ailleurs, on peut penser que les bévues du héros ont brouillé le romancier avec deux grands pays asiatiques dont il s’est toujours bien trouvé. Jean-Philippe Toussaint s’est rendu plus d’une fois dans ces pays, où il a des amis (Chen ou Nakajima) et a trouvé à collaborer avec eux. Certes, ce n’est pas sur de tels critères et dans la superposition de l’auteur et du personnage que nous jugerons le roman. Non plus que sur l’absence soutenue de femmes charmantes dans le récit ; car ce n’est pas la Diane dont il est séparé qui va arranger les choses non plus que la réfrigérante Madame Li qui l’accueille et dont le héros se demande jusqu’à quel point elle est liée au pouvoir chinois. Aucun fil érotique ne traverse le présent roman.

Et cependant La Clé USB est un bonheur de lecture se prévalant de trois qualités. C’est d’abord le côté « ligne claire » de l’aventure narrée – nous avons déjà évoqué Hergé, Bruxellois comme Toussaint. Ce dernier demeure un fin raconteur jouant sur une grande économie de moyens alors qu’il se meut dans un écheveau narratif complexe. C’est pour suivre que l’écrivain possède un sens aigu du romanesque en appui sur des péripéties et des rebondissements dont il gère très finement les effets. Ainsi Toussaint, alors qu’il affirme le caractère imprévisible de l’avenir, contrôle avec bonheur un parcours à plusieurs foyers riche de coups de théâtre. Son attrait pour les parenthèses temporelles dans le trajet héroïque en témoigne plus particulièrement.

Enfin et au risque de nous contredire, nous mettrons en exergue les quelques épisodes où l’ironie est agissante et touche au burlesque. Il ne s’agit plus ici de l’humour subtil et poétique que l’on trouve en d’autres romans du même auteur mais de circonstances accidentelles exploitées à des fins comiques. Soit sans doute la scène du w.c. avec le rapt de l’ordinateur commis par une main glissée sous la porte ou encore, dans le même contexte, l’évocation de la rage du héros telle qu’il l’exerce par vengeance sur les cintres antivols du type grand hôtel. Dans de telles séquences, toute une verve se déploie qui s’accommode bien du schéma aventureux et en relativise une portée sérieuse jusqu’au didactisme. Et voilà qui donne une idée de la réorientation réussie du romanesque à la Toussaint.

Jean-Philippe Toussaint, La Clef USB, Éditions de Minuit, 192 pages.


Jacques Dubois

Critique, Professeur émérite de l’Université de Liège

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