Barbarie bobo – à propos de Abgrund / L’abîme de Thomas Ostermeier et Maja Zade
Ils sont détestables. Trentenaires bobos réunis dans leur cuisine rutilante, ils sont cool mais concernés (faut-il dire « migrants » ou « réfugiés » ?), entretiennent une pseudo bonne conscience de gauche (en portant des robes vintage à fleurs), discutent à bâtons rompus de sujets variés (zapping verbal superficiel mais toujours branché au contemporain), ils sont parents mais pas rangés, suintent l’autosatisfaction, celle de tenir ensemble de tels contrastes, partagent une irréductible confiance en eux, certains que leur échelle de valeur (celle de la réussite sociale et matérielle) est la bonne, tout en arborant la déculpabilisante distance à soi qui les fait se croire n’être pas tout à fait exécrables. Ils ne sont pas intentionnellement odieux – artificiellement humanistes, ils n’ont de haine dirigée contre quiconque – ils sont plutôt insidieusement médiocres, persuadés que leur capacité à ironiser sur les petits-bourgeois les en distingue – alors qu’ils en sont une exacte incarnation.
Eux, ce sont les six protagonistes d’Abgrund / L’Abîme, nouvelle création du directeur de la Schaubühne de Berlin, à partir du texte de la dramaturge Maja Zade. Un groupe d’amis qui se réunit pour un diner chez deux d’entre eux, Matthias et Bettina, heureux couple moderne dans lequel Monsieur est aux fourneaux, parents de deux petites filles, Pia, 5ans, et Gertrud, six mois.
Sur scène, c’est la cuisine qui occupe l’espace. Sous un éclairage tamisé et de bon goût, les invités s’installent autour du plan de travail – les bourgeois sont modernes (pas de séparation cuisine/salle à manger, mais un goût des simultanéités, une tendance à l’« en-même-temps » qui s’exprime jusque dans le design et dans le contentement implicite à préparer une soupe rustique dans une marmite en inox dernier cri). La mise en scène d’Ostermeier est à l’image de ceux qu’elle dissèque : léchée, policée, élégante, glaciale, elle déploie, jusque dans les casques-audio que le spectateur porte sur les oreilles, un univers hi-tech, moderne et chic comme un écrin pour l’abominable.
Car la tragédie arrive – et avec d’autant plus de sauvagerie qu’elle déchire la certitude de ces bobos d’en être prémunis. Tel est le propos de L’Abîme : sonder l’intrusion du pire dans des vies qui se croient les meilleures. Ostermeier retrouve alors son goût pour les figures de la monstruosité : le bébé de six mois meurt. Tombé par la fenêtre. La fenêtre ouverte, la grande sœur, des éléments simples qui, sans qu’on ait même le temps de comprendre leur enchainement, fabriquent de l’horreur à l’état pur, archaïque : même pas d’énigme à résoudre, seulement l’innommable à constater. C’est la grande sœur, Pia, qui a commis l’acte, inscrivant son geste dans la tradition biblique du fratricide, rejouant le meurtre de Cain par Abel en version féminine et enfantine.
Quand va-t-on puiser ailleurs que dans le carrelage et les robots-mixeurs pour crucifier le bourgeois ?
L’intérêt de la pièce, inégal, réside dans cette manière qu’a Ostermeier de tenir ensemble des figures opposées, à créer un effet de friction entre le caractère primitif du geste, des émotions, et celui de la mise en scène, résolument contemporaine. Ostermeier reprend des éléments « classiques » (thème du meurtre familial, motif grec, biblique, shakespearien, ibsénien ; la triple unité d’action, de lieu, et de temps respectée) qu’il conjugue à des comportements d’aujourd’hui (smartphones sur scène, perfusés aux mains des protagonistes), des manières d’être bien actuelles, un décor hype et des éléments scénographiques technophiles (écrans, casques, caméras) : pendant toute la durée du spectacle, le spectateur est en effet muni d’un casque audio qui l’installe au cœur de la tablée, au plus près des mastications, déglutitions, chuchotements et paroles des protagonistes. De cet effet d’immersion, il résulte un effet d’intimité, toutefois contredit par le voile transparent qui sépare la scène des spectateurs, nimbant les noceurs d’un halo de distance.
De ce double dispositif résulte une perception contradictoire : si la proximité audio crée de facto une empathie instantanée (au sens littéral, de sentir avec, et éventuellement, de souffrir avec), le gaze – et les propos – nous rappellent l’élitisme autosatisfait qui caractérisent les protagonistes, créant un effet d’insularité qui nous exclut (ou nous protège…). La mise en scène prend soin de cultiver l’écart entre la naissance d’un abime (la mort de l’enfant et le démantèlement intérieur qui s’en suit) et la stabilité inébranlable du mobilier (rien ne valse, pas même un verre cassé) ainsi que celui, dans une certaine mesure, des amis du couple : aucune démonstration d’effondrement, de fureur, de hurlements chez eux. Ils sont sous le choc, mais pas au point d’oublier leur paquet de cigarette – à l’image du meilleur ami qui, après avoir montré tous les signes de sollicitude possible vis-à-vis du père, mutique, prostré, déjà dans un au-delà dont il ne reviendra plus, n’en oublie pas ce qui le concerne et lui appartient (ses clopes). Les apparences restent sauves, au point de se demander si elles n’ont pas encore recouvert l’être tout entier. Contenue, la mise en scène épouse le mouvement contraire de l’« abîme » – celui de la fissure au plus profond de l’être – instaurant son impassibilité mécanique, conservant la régularité de l’ordre nickelchrome de ces bobos.
« L’abime » alors change de sens – ou enrichit sa définition : alors qu’au début de la pièce, l’un des personnages évoque cet « abîme » « qu’on sent parfois affleurer chez des êtres », sans parvenir à le définir (mais l’on devine ce à quoi il réfère : quelque chose comme un horizon, une béance autant qu’une réserve infinie, un point aveugle et incandescent de l’être, une zone d’indétermination devant et derrière soi, une transcendance qui fend l’individu et le met en mouvement), la deuxième partie de la pièce – une fois le drame survenu – donne soudain une consistance bien plus déterminée au terme éponyme : l’abîme ne renvoie plus seulement à un ailleurs indéfini en soi, désormais davantage au gouffre innommable, à la chute d’un être qui voit son enfant mourir, à l’abomination la plus absolue et à l’état de disparition de soi qui s’en suit.
A ce stade du spectacle, quelque chose patine pourtant, car le texte souffre lui-même des clichés qu’il met en scène : les lieux communs recensés (imaginés) par Maja Zade semblent se situer à cet endroit précis où l’identification d’un lieu commun devient elle-même un lieu commun : pauvre bourgeois, toujours vilipendé de la même manière – attaqué sur son confort de consommateur (ici d’improbables cristaux liquides qui donnent à l’eau une mémoire de son état originel), son matérialisme vaniteux. Quand va-t-on puiser ailleurs que dans le carrelage et les robots-mixeurs pour crucifier le bourgeois ? Le texte a beau délibérément montrer la superficialité de leur conversation – on effleure à peine les sujets, on se contente de remarques générales tout en jetant un œil à son téléphone – il recycle lui-même trop de topoi par lesquels on s’est habitué à entendre caricaturer le bobo.
Cet enfant qui, à peine né, meurt subitement, devient l’allégorie d’une vie qui, fossilisée dans des habitudes bourgeoises, n’avance plus, se fossilise, et donc, s’interrompt.
La mise en scène exprime bien plus habilement que le texte ce zapping permanent des conversations en projetant sur scène, surplombant la cène, les mots-clés thématiques de ces blitz-conversations : écrits dans une typologie de grande enseigne – on pense à Ikea – ces mots – murs, mousse au chocolat, chambre d’enfants – scandent les échanges, suggérant que ceux-ci n’ont pas plus de consistance que des mots, qu’ils sont creux comme des slogans, des étiquettes, des tags -un hashtag pourrait d’ailleurs les précéder.
Le texte parvient donc à être à la fois dense – quantité de paroles échangées – et creux – inégales anecdotes : libre à soi de le prendre comme un fond sonore (ce que sont parfois les conversations), que l’on choisit parfois de quitter momentanément. Pour s’intéresser davantage à la mise en scène, qui cultive un trouble intéressant. Pour ce qui concerne le drame et l’immédiat après-drame, celle-ci déclenche un autre régime d’image : elle projette sur un écran, tantôt derrière les protagonistes, tantôt sur le gaze, les images de l’horreur (toujours indirectes). De sorte qu’il est difficile de dire quand le drame arrive – lors d’un diner mais pas forcément celui qui advient sous nos yeux. Comment alors, l’y relier ? La mise en scène cultive ainsi un flou temporel et narratif, au point de se demander si le drame n’est pas une pure fiction dans la fiction : a-t-il véritablement eu lieu ?
L’utilisation des images vidéos concentre alors toute la dimension fantasmatique de l’événement : ce ne sont que des images. La mort de l’enfant peut être vue comme la conséquence symbolique, non effective, de leur médiocrité à tous : cette vie neuve qui se voit soudain interrompue, n’est-ce pas la métaphore de leur emprisonnement bourgeois, de leur stagnation conformiste – à l’image de ce dialogue, que l’on entend, dans les dernières minutes de la pièce, se répéter trois fois de suite, par des protagonistes différents ? Cet enfant qui, à peine né, meurt subitement, devient l’allégorie d’une vie qui, fossilisée dans des habitudes bourgeoises, n’avance plus, se fossilise, et donc, s’interrompt.
C’est dans cette incertitude, ressentie après coup, que la pièce s’avère la plus intéressante : dans cette impossibilité à interpréter avec univocité ce drame -variation imaginée sur les effets du pourrissement bourgeois (qui en serait la cause) ou, au contraire, irruption de l’arbitraire le plus total dans nos vies banales ?
Ostermeier rappelle son intérêt pour les figures de la violence – celle qu’il développait déjà dans Richard III : la scène restitue par touches minimales et allusion l’innommable – dans un plan sur une fenêtre ouverte (qui rappelle l’Antéchrist de Lars Von Trier), dans la prostration du père, dans l’agitation de la mère. Les comédiens sont excellents, capables d’incarner avec virtuosité la médiocrité bourgeoise, ainsi qu’une certaine manière d’en faire trop (en particulier Moritz Gottwald lorsqu’il s’extasie devant la soupe préparée par son hôte – insolence d’une énergie et exaltation qu’on voudrait voir employée à autre chose), ou la veulerie – ces adultes soudains tétanisées par l’enfant criminel, au point de ne pas oser lui répondre au téléphone.
C’est précisément dans l’auscultation de la lâcheté humaine, davantage que dans sa satire sociologique, que la pièce est la plus juste : il manque au texte une consistance à la hauteur de sa mise en scène, pour que L’abîme prenne l’envergure d’une tragédie antique, et perdure dans nos esprits comme autre chose qu’un drame chez les bourgeois, fût-il monstrueux.
Abgrund / L’abîme de Thomas Ostermeier et Maja Zade, création française aux Gémeaux, Scène nationale de Sceaux jusqu’au 13 octobre.