Exposition

Le contemporain par le détour – à propos de Futur, ancien, fugitif au Palais de Tokyo

Critique

Jusqu’au 5 janvier, Futur, ancien, fugitif rend hommage au Palais de Tokyo à « une scène française » vivante, riche et foisonnante. Cette exposition dense et variée s’offre au spectateur comme une longue balade à travers un enchevêtrement complexe d’œuvres qui permet de saisir, à travers ses détours, l’air du temps qui caractérise l’art contemporain français.

publicité

Le Palais de Tokyo présente, du 16 octobre au 5 janvier 2019, Futur, ancien, fugitif : une scène française de l’art contemporain. Les œuvres de quarante-quatre artistes nous sont données à voir, à travers une sélection réalisée par les quatre commissaires d’exposition, Franck Balland, Daria de Beauvais, Adélaïde Blanc, Claire Moulène. Du côté des artistes comme du commissariat, ce sont autant de regards, de questionnements et d’affaires de goût ; autant de voix qui, si elles ne concordent pas toujours, s’accordent toutes pour parler du monde et de l’art contemporain.

Les commissaires de Futur, ancien, fugitif ne prétendent pas à un regard exhaustif sur cette scène artistique contemporaine, ni à la définition d’une façon française de s’inscrire dans le champ international de l’art contemporain. Ils invitent au contraire les regards à se télescoper, à se recouper pour mieux déjouer ensemble la subjectivité non seulement des artistes, mais aussi du geste d’exposition qui sélectionne la série d’œuvres présentées. Une façon qui est à leur sens, ainsi qu’annoncé dès l’entrée de l’exposition comme une forme de précaution à l’attention du visiteur, le meilleur moyen de monter une cartographie des espaces contemporains, en forme d’impression sensible.

Les évadés du contemporain

Dans cette pluralité des regards, des pratiques, des espaces de recherches et des discours critiques, de grandes idées sont indiquées et permettent de mieux saisir les liens qui unissent les artistes et le choix des œuvres. En premier lieu, l’idée de perduration traverse l’espace d’exposition ; l’instant T que constitue celle-ci a l’intention de se charger des phénomènes de filiation qui lient les artistes entre eux, les uns étant les aînés, les modèles ou les professeurs des autres. Les œuvres qui se côtoient sont issues ou de production travaillée sur plusieurs décennies, ou du geste d’un artiste tout juste engagé dans la pratique artistique.

Futur et ancien se côtoient, se maintiennent ensemble, se regardent ; l’espace contemporain est un espace à la temporalité fuyante, où les choses du passé ne sont pas tout à fait passées. Est-ce là seulement répéter le discours bien connu qui fait de l’espace contemporain un espace saturé de fin des temps et de fin des possibles ? Non, car ce constat-là n’achève ni l’exposition, ni la pratique de ces artistes. Il y a certes cette difficulté essentielle liée à l’époque : « cette exposition s’ouvre ainsi au moment où se clôt une décennie bouleversante : entre les tentatives de se figurer l’avenir et le besoin de convoquer le passé, elle ébauche ainsi un répertoire de stratégies pour détourner le présent. ».

Mais cette difficulté contemporaine n’est mise en exergue par les commissaires d’exposition qu’afin de mettre mieux en évidence le caractère fugitif des gestes de ces artistes, proposition essentielle de l’exposition, à l’aune de laquelle se joue le rapprochement des quarante-quatre artistes.

Cette fugitivité est bien le fait de fuir ce que le temps a d’irrémédiable ; de se constituer en un geste, fugacement et le temps d’une œuvre, en évadé de l’époque. On pressent de la fugitivité artistique qu’elle s’apparente en somme à un acte de rébellion, à même de produire des échappées au sein de nos sociétés contemporaines ; des échappées qui, situées entre le futur et l’ancien, tissent peut-être plus que tout autre geste les conciliations et les réconciliations permettant aux différentes temporalités de se questionner et de dialoguer, plutôt que de se côtoyer aveuglément dans la saturation étouffante de la postmodernité.

Le détour de l’art

Pour comprendre l’exposition, il faut certainement saisir que la proposition consiste à substituer à l’ambition de faire le tour de l’art contemporain, l’ébauche – fugace, fugitive – d’une série de détours : les fuites et les échappées des artistes que répertorient donc les commissaires. Les différents détours présentés organisent ainsi le parcours du visiteur et élaborent toute la dynamique de l’espace : sept espaces d’expositions se succèdent, unifiés chacun non pas par un thème, une esthétique, l’horizon de formation ou de pratique d’un artiste, mais par la nature du détour entrepris pour se saisir du contemporain.

Les premiers sont « caustiques », comme Alain Séchas et sa série cartoonesque sur toutes les actualités. Ils s’affairent dans le quotidien avec un humour à même de le renverser ; ils raillent et font dérailler. Le TGV fabuleux de l’Histoire de France en 3D de Bertrand Dezoteux traverse des paysages et des scènes d’incongruité, en faisant de l’absurde et de l’humour un réel moyen de connaissance et d’appréciation du monde.

Les « élémentaires » abordent les réalités métaphysiques de notre temps par le détour de ce que l’exposition définit comme « l’immatériel et un retour aux origines », et qu’il faut comprendre comme un ensemble de valeurs sociales, symboliques et spirituelles traversant les objets et les représentations d’aujourd’hui. Sur la mezzanine et en redoublement de la verrière du Palais, l’enfilade de verres teintés et délavés de Laura Lamiel, certains relevés, certains abaissés comme une série de fenêtres plus ou moins ouvertes, mobilisent ainsi la mémoire intime, par leur présence et leur lueur étrange autant que par les piles d’objets chinés qu’ils abritent ou camouflent. L’espace de représentation se joue entre la matière du rendu plastique et les références convoquées par les objets, et s’offre à la circulation du visiteur.

Nous rencontrons ensuite les « doubles » que produisent les artistes pour questionner et déjouer les images, les rêves ; les présences et les représentations. Ces dédoublements se lisent dans la finesse des décalages optiques opérés par la peinture de Nina Childress, qui au-delà de la simple copie d’image ou de la reproduction, trouve dans le medium même de la peinture poussée dans son retranchement comme dans ses marges, une forme personnelle, un personnage second. Ils se lisent aussi dans la superposition des espaces imaginaires qui envahissent le dortoir vide d’Anne Bourse, pour rappeler la chambre d’enfant prête à accueillir une pyjama party autant que le refuge, matelas à même le sol.

Les « conteurs » des salles suivantes incisent le réel avec les armes des mythes, des imaginaires collectifs ou fragmentaires. Par le détour de la fiction, à la manière des peintures d’Antoine Marquis qui reprennent Jacques Rivette, ou le mobilier aux allures folkloriques de Jean Claus, les artistes ravivent les mémoires et les rêves sous-jacents des sociétés contemporaines, pour produire des formes baroques faites de survivances et de jaillissements des mondes.

Plus loin, dans une salle décorée par le papier peint de Marc Camille Chaimowicz, les objets du quotidien côtoient le design enfantin des ordinateurs faits-main de Sarah Tritz. Ces « ornementalistes » exposent le quotidien et ses objets en se frayant une place entre les arts du design, les arts décoratifs et les formes classiques des beaux-arts.

De cet univers, nous glissons aux espaces consacrés aux « esquiveur.se.s ». Ces derniers sont présentés chacun dans leurs positions retranchées, marginales, comme des résistants contemporains aux gestes plus frontaux et plus féroces, dans un registre plus sombre et parfois acide ; la salle est envahie par l’ambiance sonore, étrange et anxiogène, des vidéos envoûtantes de Kengné Téguia.

Enfin, les « iconoclastes » détournent les textes et les contextes de notre temps, depuis les grands récits modernes jusqu’aux idoles, images paradigmatiques et définitions admises qui jalonnent nos représentations. Les peintures de Jean-Luc Blanc, lumineuses et immobiles, trônent dans un couloir aux lumières noires. Dans cette atmosphère de chapelle sous les néons, l’image pop devient idole, sacrée, et interroge sa propre magie. Ces derniers fugitifs abordent l’art et le monde contemporain par les marges de son histoire, et signent dans ce dernier pas de côté la fin d’une exposition dont le contour est un perpétuel détour.

Une traduction du monde

Le « détour par » permet de mieux comprendre l’effusion multimédia que montre l’exposition : non seulement les pratiques sont variées, et les productions au sein d’un même médium extrêmement diverses d’un artiste à l’autre, mais on note de plus que de nombreux artistes semblent convoquer le plus de mediums possibles. S’agit-il d’une tentative fugitive d’échapper au cloisonnement des pratiques ?

Jean Claus enchâsse ainsi les pratiques les unes dans les autres ; les dessins, les peintures et les gravures se donnent sur les objets et les céramiques, elles-mêmes présentées dans de lourdes sculptures en forme de mobilier. Renaud Jerez monte une salle entière où dialoguent les formes de la peinture moderne et de la sculpture kitsch et baroque, avec une scénographie proche de la vitrine d’un magasin, éclairée par un luminaire design et habitée par un mobilier à l’esthétique pop. Plus loin, Madison Bycroft érige un temple entièrement orné, où les sculptures de matériaux divers sont serties d’écrans. Sur les vidéos, des performances sont retransmises ; l’œil du spectateur passe d’un espace à l’autre en une fraction de seconde.

Au fond, un mouvement est à l’œuvre qui fait dans l’exposition un sourd écho à l’œuvre d’Olivier Cadiot, une fois de plus. En regard de ces artistes du multimédia œuvrant au-delà du cloisonnement disciplinaire classique, on peut se demander comment qualifier cet auteur français, dont l’autorité se dissout avec plaisir dans l’emprunt, la traduction, dont les recueils de poésie se dénaturent en livre de grammaire – à moins que ce ne soit l’inverse ? Etrange ouvrage par ailleurs que Futur, ancien, fugitif qui, contre toutes les apparences empruntées au recueil de poésie libre et fragmentaire, se trouve publié chez P.O.L dans la catégorie « roman » !

Il s’agit cependant moins d’une indétermination sur la forme et la nature de ses textes que du parti-pris de s’emparer d’un mouvement d’ordinaire fugitif, d’un espace transitoire : celui de la traduction. Cet espace de translation, ainsi érigé en lieu à investir, maintient la libre circulation de la poésie au roman, de l’installation à la peinture, de la performance à l’œuvre finie – des réalités contemporaines aux fictions des artistes.

Le monde contemporain apparait dès lors dans la traduction matérielle qu’en donne chaque artiste, permettant à l’exposition de mobiliser une grande diversité de langages et de formes et accueillir ainsi une vaste palette de points de vue, de nuances où se discernent pourtant d’une œuvre à l’autre de fortes parentés. L’espace d’exposition parvient sans conteste à traduire la complexité de nos sociétés, l’enchevêtrement de ses enjeux.

Mais au fil de l’exposition, et sous l’effervescence de tous ses détours, il est difficile de ne pas se trouver dérouté et se demander en fin de compte : la traduction de la complexité contemporaine, si habile soit-elle, ne dessert-elle pas justement l’espace d’exposition en tant que tel, dont on attend peut-être autre chose que de répéter dans une autre forme la désarticulation contemporaine ?

Cacophonie intersubjective

De fait le spectateur est très vite confronté au brouhaha qui caractérise l’époque contemporaine : de nombreux artistes exposent chacun leur voix au sein de l’exposition, les pratiques entrent en concorde ou en discorde au sein parfois d’une seule et même œuvre. Il y a beaucoup à voir, et peut-être trop dans la mesure où le temps de décryptage que demande le travail général d’exposition, à travers les cartels, les plaquettes et les publications plus théoriques qui l’accompagnent, ne suffit pourtant pas à donner les clefs de lecture particulières de chacune des œuvres.

Si l’exposition compte de nombreuses installations aux dimensions conséquentes ainsi qu’une série de salles consacrées à un artiste ou spécialement investies par son geste, beaucoup d’œuvres, même cantonnées à un seul médium ou à la discrétion sobre mais emplie de délicatesse d’une série de minuscules polaroids – celle de Julien Carreyn – demandent un temps de lecture et de contemplation bien plus important que ne le permet ce trop riche parcours d’exposition.

Les photographies, disposées le long d’un couloir, opèrent heureusement cet effet de ralentissement du regard, de l’arrêt sur image, pour amener en fin de compte le spectateur face au court-métrage de l’artiste. Le visiteur entre dans une nouvelle temporalité, avant de ressortir de cet espace consacré l’œil chargé de ce détail d’images et d’attentions.

Mais l’exposition reprend rapidement les atours d’une foire d’art contemporain, où les goûts individuels des artistes, des commissaires, des spectateurs paraissent régner en maître, où rien ne parvient à résoudre l’éclatement que figure cette impression. La diversité des tons, des registres et des univers se superpose au parcours prévu par la plaquette de présentation de l’exposition.

Il est difficile de savoir si ce dernier effet de débordement s’articule au projet de traduire encore une fois le monde contemporain en une cartographie sensible, ou si les œuvres déjouent d’elle-même les grands principes du parcours par leur trop grand nombre et leurs problématiques dispersées. Elles font des ponts par-delà les grands espaces de regroupement pensés par les commissaires. Mais si ces échos sont ménagés par le discours de ces derniers, ils contreviennent à l’exposition en escamotant le principe de sélection originellement à l’œuvre.

Le thème de l’enfance traverse l’exposition ; les photographies de Marine Peixoto où les mines réjouies des adolescents face à leur nouvel ordinateur font écho à l’étalement de jouets de Fabienne Audéoud. Le thème se retrouve dans les formes touchantes des pratiques plastiques de Sarah Tritz, qui traduit des soucis adultes dans les objets et sous les mains des enfants.

Ce n’est pas la seule problématique à perdurer ainsi tout au long de l’exposition. On notera l’importance de la dimension olfactive, depuis la pellicule d’huile de lin qui tapisse le tas de terre de Maurice Blaussyld et rappelle brutalement l’univers d’un atelier de peinture à l’huile, jusqu’à l’œuvre essentiellement olfactive d’Antoine Renard, en passant par l’atmosphère confinée et souterraine de la pièce de Jonas Delaborde et Hendrik Hegray. Dans cette salle aux allures de cave, l’odeur semble suinter des murs, des cuves, dénaturer d’elle-même les images sorties de la photocopieuse. Elle résume à elle seule le moisissement des documents et du plafond de cette pièce humide. Les odeurs, évocatrices et comme présences en tant que telles, sont aussi à l’honneur de l’espace d’exposition.

Or la superposition d’odeurs comme d’images produit un regrettable effet de saturation. Si celui-ci est particulièrement intéressant lorsqu’on traverse le couloir laissé par les œuvres d’Antoine Renard de part et d’autre, il devient dommageable à en faire l’expérience à l’échelle de l’exposition. De la difficulté de saisir la subtilité de ton, de registres et de propositions qui différencie les artistes résulte un effet d’éloignement général, propre à caricaturer un art contemporain souvent accusé de ne pas survivre sans son feuillet explicatif.

Un anti-roman national ?

De fait, de plaquette en cartel, dans le développement du numéro 30 du magazine Palais édité par le musée, il y a de quoi prendre le temps de saisir profondément chacune des œuvres, comme le discours général qui anime le geste curatorial. Mais de ces textes à l’expérience réelle de l’exposition subsiste un fossé que peine à franchir le visiteur. Attend-on de ce dernier qu’il soit au fait des enjeux contemporains qui animent souterrainement les rapports entre les œuvres, et qui font la véritable architecture de la scène française présentée ? Pour conférer aux œuvres une pleine visibilité, un exercice de traduction supplémentaire aurait été nécessaire, non plus à la charge des artistes, mais à celle de la mise en espace de leurs œuvres, des choix scénographiques et de l’élaboration d’un discours précis au sein de ce choix.

Les effets de filiations, de dialogue entre les générations, de parenté des enjeux, de croisement des travaux interindividuels et collectifs – pourtant essentiels aux artistes qui travaillent au sein de la scène française – ne sont pas mis en évidence. Non plus le rôle des écoles, des formations, des galeries et plus généralement des espaces où vit et se fait l’art contemporain, qui façonne la structure de cette scène. En dernier lieu, et surtout parce la « scène » est bien le lieu de monstration incarné entre autres par les musées et les institutions où œuvrent commissaires d’exposition, historiens et scénographes, on peut simplement regretter que l’espace d’exposition en tant que tel n’assume pas entièrement le rôle de traduire une scène française, de mettre en scène cette complexité.

Rendre cette scène visible dans l’espace d’une exposition, c’est créer plus spécifiquement les conditions de visibilité de ces enjeux souterrains-là, de ces charnières et ces mêmes articulations au sein desquelles œuvrent les artistes. Ce travail d’exposition gagnerait peut-être à s’emparer des techniques qu’il identifie et répertorie par ailleurs si efficacement : monter des fictions, dédoubler, convoquer les mythes, orner.

Pour enfin recréer un récit et monter une scène française comme un décor assumé – parce qu’il y a là quelque chose à sentir, à vivre au sein de l’exposition : quelque chose doit s’y traduire. Voici donc « une scène française » qui, vivante par son héritage comme ses futurs prometteurs, ne manque ni d’artistes, ni d’une vaste richesse poétique ; mais peut-être par une méfiance légitime à l’égard du « roman national », elle semble se priver encore de l’audace d’assumer, comme Olivier Cadiot et avec l’aplomb d’un fugitif, de s’inventer et de se faire « roman ».


Rose Vidal

Critique, Artiste