Théâtre

Le sens de l’artifice et l’art de la capture – sur les Contes et Légendes de Joël Pommerat

Philosophe et écrivain

Dans Contes et Légendes, sa dernière création, Joël Pommerat met en scène un groupe de jeunes adolescents cohabitant avec des robots à leur image. Au fil du spectacle se déroule une réflexion sur la construction de soi et ses artifices, plongeant ainsi le spectateur dans une illusion théâtrale réactualisée par un éclairage futuriste.

Les spectacles de Joël Pommerat ne sont jamais seulement des spectacles. Ils sont aussi, tout au moins ceux dont j’ai pu faire l’expérience, des dispositifs de capture du spectateur. Ça ira (1) Fin de Louis racontait l’histoire sinueuse de la naissance de l’Assemblée constituante, des débats qui menèrent à la réunion des États Généraux aux lendemains de la nuit de l’abolition des privilèges. Mais ce que faisait surtout ce spectacle, c’était de prendre ses spectateurs dans le jeu dialogique des débats contradictoires qui rythment la vie de l’Assemblée en train de devenir nationale. Impossible pour lui de ne pas prendre parti en faveur de tel ou tel orateur, de ne pas réagir aux critiques, de ne pas appuyer ou contredire tel argument, autrement dit de ne pas participer silencieusement aux débats. Ce qui était pour Pommerat une manière de montrer leur contemporanéité.

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Car c’est toujours depuis son présent que le spectateur juge et éprouve ce qui se passe sur scène, même si les évènements représentés sont vieux de plus de deux siècles. Contes et Légendes, son dernier spectacle, présenté jusqu’au 14 février aux Amandiers de Nanterre, n’échappe pas à cette règle tacite de son théâtre.

Les robots

Il raconte en une succession de scènes relativement autonomes, reprenant le principe dramaturgique qui fut celui de La Réunification des deux Corées (un de ses précédents spectacles), la délicate cohabitation de filles et de garçons adolescents avec des robots sociaux qui leur ressemblent. Ces derniers sont interprétés par les mêmes comédiens, grimés pour l’occasion : cheveux plaqués, teint métallique, voix traitée et mouvements sensiblement saccadés.

Cela suffit à obtenir des spectateurs qu’ils suspendent temporairement leur incrédulité. Autour de ces robots, les jeunes garçons et filles s’aiment, s’agressent, se séparent, pleurent, se moquent, insultent leurs parents, bref s’interrogent sur leur identité, leur place dans le monde et leur avenir incertain. Ces peurs traversent aussi les deux adultes présents sur scène (une femme et un homme), qui interprètent des parents résignés ou surinvestis.

Contes et Légendes n’est pas un spectacle sur les robots. Leur présentation par une représentante de la société qui les produit — le spectacle se déroule dans un futur proche — est expédiée dès la deuxième scène. Et Joël Pommerat n’aborde aucune des questions qui sont généralement soulevées à leur propos, notamment celle de savoir ce qui les distingue de nous et conséquemment la nature des rapports politiques et moraux que nous entretenons, ou devrions entretenir, avec eux.

Dans Contes et Légendes, les robots sont des biens qu’on acquiert et dont on se sépare, dont on peut à sa guise reprogrammer le genre et effacer la mémoire, et qu’on finit par remplacer par un modèle plus performant. Ce qui n’empêche pas nos adolescents de les aimer avec passion ou d’être déchiré à l’idée de faire disparaître à tout jamais leurs souvenirs.

Mais ce que ces moments particulièrement troublants font affleurer est moins une question posée aux robots eux-mêmes qu’une prise de conscience du caractère « artificiel » de la personne humaine. Face à l’obligation de réinitialiser le compagnon le plus fidèle de son enfance, le jeune homme comprend qu’agir ainsi reviendrait à le faire mourir. Il finira par s’y résoudre afin de « dire adieu à son enfance ». La mise à mort du robot devient pour l’adolescent en quête de repères un rite de passage à l’âge adulte, l’équivalent d’une mort — et d’une renaissance — symbolique.

L’artifice

Le sujet de Contes et Légendes, c’est l’artifice. Les robots y sont renommés, euphémiquement mais précisément, « personnes artificielles ». Et si tout en eux est construit — le genre, la personnalité, le goût, le sentiment amoureux, etc — tout doit l’être aussi chez nous. La présence possible d’un robot suffit au doute, comme chez ce garçon qui exige de son ami qu’il touche la fille qu’ils viennent de croiser au coin d’une rue, « pour être sûr »…

Il y a une grande scène de l’artifice dans ce spectacle, à peu près à son mitan. Un frère accompagne sa sœur chez un camarade de classe afin de la surveiller. Il s’assied à côté d’un robot masculin (Steven) qui fut autrefois un robot féminin (Sylvia) reprogrammé par son propriétaire. Parce qu’il l’a connue et désirée, il évoque les formes appétissantes de Sylvia, ignorant qu’elle est devant lui, méconnaissable.

Parallèlement, côté jardin, c’est un garçon déguisé en fille qui rejoint la jeune sœur sur le canapé du salon. Alors qu’ils commencent à s’embrasser, Steven, sans raison apparente, se lève et adresse au frère la chanson d’amour que le garçon avait composé pour la jeune fille. Décontenancé, le frère se retourne vers sa sœur et surprend leur baiser.

Cette scène aurait tous les traits d’un marivaudage, travestissements compris, si la présence de Steven n’en modifiait radicalement le sens. En répondant au désir du frère pour celle qu’il était par une déclaration d’amour intempestive, le robot suspend la naturalité de toutes les interactions que la scène avait jusque-là patiemment exposées : le désir hétéronormé du frère, son regard sur ce qu’il imagine être un couple lesbien, les stratégies tortueuses des deux adolescents, tout devient fiction, effets variés de la construction sociale du genre, des désirs et des rituels amoureux.

Les robots, dont la convention théâtrale nous a fait accepter l’illusion, artificialisent par leur seule présence tout ce qui se passe sur le plateau. La labilité des comportements adolescents n’en est que plus frappante. Mais ce constructivisme théâtral, dans lequel on pourrait voir une forme contemporaine de « distanciation », est loin de résumer le spectacle à lui seul. La présence des robots a d’autres effets, moins directs mais non moins passionnants.

Une partie de Contes et Légendes met en scène un stage réunissant autour d’un adulte directif et autoritaire un groupe d’adolescents diversement motivés. Le but du stage est de leur permettre de reconquérir puis d’affirmer une masculinité jugée en péril. Si la plupart adhèrent sans discuter aux principes de leur mentor, l’un d’entre eux, au prénom prédestiné de Camille, résiste aux impératifs de la masculinité triomphante.

Trop peu sûr de son identité pour assumer ce rôle univoque, il trouvera refuge, après quelques péripéties, auprès des robots. L’artifice produit ici son envers : l’affirmation des « natures » et du droit qu’elles possèdent à exercer leur puissance. Cet effet en retour traverse tout le spectacle, qui se met à ressembler étrangement à une allégorie de nos sociétés contemporaines. Face à une minorité qui déplie l’arbitraire de la binarité sexuelle et la fluidité de ses instanciations, la majorité n’a d’autre option que de re-naturaliser à tout va.

Le problème est que la nature en question est sévèrement grippée. Les pères de Contes et Légendes sont démissionnaires quand ils ne sont pas tyranniques et les fils en déficit de modèles identitaires. Une scène stupéfiante montre ainsi un adolescent remplacer un père absent et une mère en fuite auprès de ses deux petits frère et sœur en alternant hystériquement les rôles : il revêt pour eux la robe de la mère mais les insulte en même temps avec les mots du père.

La capture

Est-ce là tout ? Nous n’avons jusqu’à maintenant exposé que le sens obvie du spectacle. Nous n’avons encore rien dit de la manière dont il capture ses spectateurs. La convention théâtrale qui nous permet de voir des robots dans les trois comédiens qui les interprètent n’est opérante que parce que nous acceptons ses présupposés. Elle est la condition tacite du bon fonctionnement de la représentation. Et le théâtre de Joël Pommerat est un théâtre de la représentation.

Les corps qui occupent la scène sont des personnages porteurs d’histoires et de drame, rejouant au présent et pour notre plaisir les contes et les mythes du passé (et du futur). Mais il se trouve que ces corps ne sont pas tout à fait ceux qu’on croit. Nous pensions avoir affaire aux représentants des trois Ordres assemblés dans la salle du Jeu de Paume et nous nous retrouvions pris dans les rets de notre présent politique.

Nous pensions avoir sous les yeux des adolescents des deux sexes et n’en revenions pas tant leur interprétation était juste, tant ils épousaient bien leurs rôles, tant ils étaient convaincants. Nous avions raison de ne pas en revenir. Les huit ados, dont une majorité de garçons, sont interprétés par huit femmes dont la plus jeune a dix-neuf ans. Qu’on l’ait su avant le spectacle ou qu’on l’apprenne après ne change pas grand chose. L’illusion est parfaite – une perfection qui doit beaucoup à la lumière d’Éric Soyer.

Mais elle est tout sauf gratuite. Elle nous oblige à questionner le réseau de croyances qui sous-tend et conditionne le fonctionnement de la représentation théâtrale. Nous acceptions de voir des robots mais étions incapables de voir derrière ces robots des femmes adultes, et d’autres femmes adultes sous les traits de ces garçons en quête de masculinité. Il y avait des corps exerçant sur scène leur puissance de parler et de se mouvoir et nous ne les avons pas vus.

Nous avons vu à la place ce qu’on nous demandait de voir : nous avons suivi sans les interroger la pente douce de nos croyances. La représentation produit ici une opération contraire à celle que le spectacle est censé produire : elle naturalise le rôle (et donc l’artifice) théâtral, elle met sous nos yeux des natures adolescentes. Mais en même temps, parce que nous l’apprenons, elle nous en libère. Quoi de plus réjouissant que de se rendre compte rétrospectivement que nos adolescents virilistes étaient tous des femmes ?

Le spectacle de Pommerat, écrit au plateau avec ses comédiennes et son comédien (co-autrices et auteur du texte), n’est pas une critique de la représentation car il en est lui-même une, et des plus convaincantes. Ce qu’il critique, c’est l’évidence non interrogée de son exercice commun. S’il y a bien contes et légendes, ce n’est donc pas seulement au sens des histoires que le théâtre raconte, c’est aussi et surtout parce qu’il faut des corps pour les dire et les incarner, et que ces corps ont eux aussi des histoires à raconter, à condition qu’on veuille bien les entendre.

Contes et Légendes, de Joël Pommerat. Du 9 janvier au 16 février 2020 au Théâtre des Amandiers, Nanterre.


 

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

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