Une dernière promenade avec Pierre Guyotat
« Il n’y aura donc plus de promenades avec Pierre. » Voilà la première pensée qui m’est venue, en apprenant que Pierre Guyotat était mort cette nuit-là à l’hôpital Saint-Antoine. Pierre était un être de promenades. Il n’y en aura plus et la perspective de cette privation à venir m’est plus douloureuse que le souvenir des promenades passées.
Avec sa tête d’oiseau, ses yeux clairs perçants à l’ombre d’épais sourcils, son haut front, son crâne lisse, Pierre aimait marcher, toujours chaussé de solides godasses. Il aimait le « dehors », respirer l’air, travailler en extérieur comme l’aurait fait un peintre de plein air dessinant, disait-il, « sur le motif ». Sans doute cherchait-il à perpétuer les enchantements des toutes premières balades de collégien, dans les années cinquante, à Joubert, la pension religieuse perdue dans les Monts du Forez. Il m’en parlait parfois. Beaucoup sans doute s’est noué dans ces paysages qu’il a croqués au crayon, à 13 ans, dans un dessin toujours conservé à portée de main dans son appartement de la place de la Nation.
Les endroits clos donnaient à Pierre le sentiment d’étouffer. Il n’y avait ainsi jamais assez d’air dans les restaurants – au point qu’un jour de décembre, il y a bien longtemps, rue du Cygne, dans les Halles, le serveur, sans doute lassé de nos hésitations, avait accédé à la demande de Pierre en installant une table dehors, dans la rue… par zéro degré et sous la neige ! Trente ans auparavant, déjà, dans les années soixante, au moment de Tombeau pour Cinq cent mille soldats, Pierre circulait en combi VW qu’il avait aménagé en « écritoire » ambulant. C’était ainsi, disait-il, plus simple de « lancer l’esprit devant soi, sans être arrêté par rien ». L’esprit, autrement dit l’air toujours. Pierre était, à sa façon, un athlète spirituel.
Des promenades, il y en eut de toutes natures. Quand mes enfants étaient petits, il nous avait entraînés dans de longues marches, quelques dimanches de printemps, au milieu des ruines de Port-Royal-des-champs. Ainsi, ici mais ailleurs dans toute la France, randonnait-il au fil de chemins invisibles, le long de GR inconnus des cartes d’état-major, et qui dessinaient le tableau d’une France à lui, bien terrestre, gorgée, comme une tourbe profonde, d’admirations de tous ordres. La terre parlait partout. Même s’il réservait ses éblouissements aux poètes baroques, ou aux auteurs du Moyen Âge, dotés de la langue d’avant, disait-il, « d’avant la normalisation du XVIIe siècle », il marchait et m’apparaissait alors entre les hauts murs effondrés de l’abbaye, dans la longue prairie et les grands arbres, comme un des Solitaires de Port-Royal.
Il respirait le même oxygène que la longue théorie de ces fantômes que sa voix de prophète, grave, profonde et douce à la fois, faisait surgir autour de nous dans la campagne.
Vivant des mêmes exigences de poète penseur, occupé des malheurs du monde, de la faiblesse du moi et d’une foi qui, sans porter le même nom, le nourrissait en profondeur. Il respirait le même oxygène que la longue théorie de ces fantômes que sa voix de prophète, grave, profonde et douce à la fois, faisait surgir autour de nous dans la campagne. Pascal, Arnauld, Racine, Philippe de Champaigne et bien d’autres compagnons en mystère. Toutes ces voix vivaient en lui, il s’en accommodait. Mais il y en avait d’autres. Effroyables et douteuses. Pierre marchait peut-être pour s’en distraire. « Tu sais, mon vieux, c’est infernal », me dit-il un jour (au moment de Progénitures) en s’arrêtant devant un banc aux Tuileries, « il faut parfois que je m’assoie parce que je ne peux plus tenir. C’est trop dur. Toutes ces figures, tous ces morts, ceux des guerres, de la Shoah, que je porte en moi. Je les vois. L’œuvre se fait et, crois-moi, je la paie dans ma chair. » Celui qui, l’instant d’avant, plaisantait, virait brusquement blême. La promenade avait quitté l’innocence joyeuse d’une divagation.
On le savait sans vraiment le savoir. Pierre était bien davantage qu’un génie ; c’était un chamane, doué comme Michelet du « don des larmes », du pouvoir réparateur du Verbe, capable de prendre sur lui le mal, d’en affronter les monstres et les démons. Pierre était là, peut-être dès l’origine, avec cette langue au plus près de la matière, pour réparer le monde et donner une sépulture de mots, un tombeau, à ces millions de voix tragiquement rendues au silence de l’histoire.
Parfois nous allions traîner au cours de délicieuses dérives dans Paris, de rues en parcs, d’églises en oratoires. C’est avec Pierre, il y a bien longtemps, que j’avais admiré, en une après-midi de juillet, dans la ténébreuse fraîcheur d’une chapelle de Saint-Sulpice, La Lutte de Jacob avec l’ange de Delacroix ou encore les orgues des Couperin dans l’église Saint-Gervais Saint-Protais derrière l’Hôtel de Ville. Ah ! Les orgues ! Il savait tout de la musique et fit monter cette après-midi-là, par la grâce de sa conversation, entre les murs froids de Saint-Gervais, dans la lumière mordorée des vitraux, les entêtements d’une Leçon des ténèbres. Son verbe sortait tout de la fatalité des surfaces. Il cherchait le vertige. La rencontre Reagan Gorbatchev, en Méditerranée, enfermée dans l’actualité des années quatre-vingt, avait acquis alors, sortie dehors dans ses Improvisations, la profondeur d’un épisode shakespearien.
De ces promenades de voyant, il me reste la mélancolie. Personne ne me conduira plus en effet comme lui, par la main, en une promenade dont je me plais, contre la vérité étymologique, à penser qu’elle se définit comme une marche à deux « par la main ». Comme les enfants perdus se donnent la main pour traverser l’obscurité, frôler les gens de l’autre monde et avoir moins peur dans le noir.
Il avait pilé sous un tilleul pour m’expliquer subitement pourquoi il préférait Balzac à Proust… c’est, disait-il, qu’il aimait les écrivains qui aimaient le peuple.
« Il n’y aura donc plus de promenades avec Pierre. » Même les plus prosaïques de toutes, comme faire quelques pas après le déjeuner ou le dîner. Sans doute était-ce une manière de rituel qui lui permettait de retarder le plus longtemps possible le moment où l’on se dirait au revoir. Comme un enfant qui ne veut pas aller se coucher, qui traîne les pieds et trouve mille prétextes pour grappiller encore quelques minutes. Je me souviens ainsi de certains soir d’été où je marchais, tentant d’accélérer le pas tandis que Pierre à mes côtés freinait. Pierre était parfois plus lourd qu’un rocher à tirer. Une nuit qu’il faisait chaud, vers deux heures du matin, sur l’anneau de trottoirs de la place de la Nation, Il avait pilé sous un tilleul pour m’expliquer subitement pourquoi il préférait Balzac à Proust… c’est, disait-il, qu’il aimait les écrivains qui aimaient le peuple, attentifs à son langage, ses visages, ses souffrances.
Toute l’œuvre de Pierre témoigne, sans mièvrerie, de cette considération universelle pour tous mais pris un par un. C’est peut-être curieux quand on connaît l’âpreté du monde décrit dans l’œuvre, mais il y avait chez Pierre une tendresse pour toutes les humanités, et qui s’étendait même jusqu’à ses « figures », fussent-elles parfois non humaines. On finissait quand même, au terme de lenteurs sénatoriales, par arriver devant la porte d’entrée de l’immeuble. « Au revoir, Pierre. » « Au revoir, mon vieux. Tu me téléphones vite. » Il restait devant la porte d’entrée jusqu’au dernier moment, il faisait alors un petit signe de la main.