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L’énigme cédétiste : grandeur et dépendance d’une entreprise syndicale

Politiste

Les positions de la CFDT sur la réforme des retraites, et sa connivence tactique avec le gouvernement sur la question de l’âge pivot, manifestent une fois encore l’abîme existant entre la tête syndicale et son corps adhérent. Ce gouffre n’a pourtant rien d’étonnant pour qui se penche sur l’histoire et le fonctionnement de la confédération, et permet d’énoncer quelques hypothèses.

Comment une organisation syndicale représentant les salariés peut-elle œuvrer ouvertement contre l’intérêt des salariés ? Cette singulière question, beaucoup d’observateurs se la seront posée en raison du soutien apporté par la CFDT à la casse du système de retraite par répartition, engagée par le gouvernement d’Édouard Philippe.

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La mise en œuvre d’un système substitutif, « à points », serait d’ailleurs en partie l’œuvre de la confédération et des intellectuels qui gravitent autour d’elle. Quant à la connivence tactique avec le gouvernement autour de la pseudo-question de l’âge pivot afin de diviser le mouvement social et d’endiguer la contestation populaire, elle ne cesse en effet d’étonner, tant cela paraît contredire la raison d’être d’une organisation syndicale et aller à l’encontre de l’intérêt des salariés.

Le phénomène n’est pourtant pas nouveau si l’on se remémore les positions de la CFDT, à l’époque du plan Juppé, qui avaient déjà suscité une réelle incompréhension et un malaise au sein même de cette organisation. Comment expliquer aujourd’hui cette stratégie, au-delà des arguties autour d’une universalité fantasmée ? Les hypothèses qui suivent ne prétendent pas apporter d’explications définitives mais, en tout cas, engager quelques éléments d’explicitation de ce problème majeur. Comment en effet ceux qui travaillent, produisent, œuvrent quotidiennement peuvent échapper à cette représentation par des représentants qui desservent le monde du travail dans sa globalité ?

La tête vit sans trop se préoccuper du corps qu’elle dirige et qui exécute.

Hypothèse 1. L’opacité du fonctionnement de cette confédération fait que les militants à la base, les élus au sein des entreprises, voire les responsables locaux ne maîtrisent guère les rouages confédéraux de l’organisation. Cela n’est d’ailleurs pas propre à cette confédération mais la centralisation de celle-ci, son pilotage vertical, directif, voire autocratique, en constituent des traits marquants. Pour employer une métaphore simplificatrice, la tête vit sans trop se préoccuper du corps qu’elle dirige et qui exécute.

Hypothèse 2. Les adhésions à la CFDT, comme on peut l’observer dans le monde universitaire ou à la SNCF mais aussi au sein de très nombreuses organisations, ne répondent pas à des déterminations liées aux valeurs ou aux idées promues par la confédération mais le plus souvent à des facteurs conjoncturels locaux (moindre risque social, absence de marquage « politique », acceptation des directions, opportunités électives, profit à tirer d’un mandat, etc.). Les adhérents ignorent souvent l’histoire et les positions de la confédération à laquelle ils appartiennent, ne se sentant que partiellement solidaires d’un sommet très éloigné de leur quotidien.

Hypothèse 3. Les dirigeants confédéraux, si l’on suit l’exemple caricatural de Nicole Notat (rapidement reconvertie en directrice de l’agence de notation VIGEO, elle fut membre du club Le Siècle et œuvra dans les coulisses des pouvoirs économiques et politiques), entretiennent des liens manifestes et, dans son cas, très profitables avec le patronat. De tels liens interrogent la nature même de leurs intentions au moment où ils exercent des responsabilités syndicales.

Hypothèse 4. Comme partout ailleurs dans le monde du travail, au sein des entreprises, la CFDT est souvent soutenue et promue par les dirigeants d’entreprise afin de développer « le dialogue social » qui se résume la plupart du temps à un monologue managérial agrémenté de quelques dispositifs participatifs visant à faire illusion. Ce que met au jour et en lumière la situation nationale, ce n’est donc jamais que le reflet à grande échelle de ce qui se passe quotidiennement, de manière routinière, dans les entreprises.

Hypothèse 5. Si la CFDT est bien la première organisation syndicale en France, elle ne le doit certainement pas à sa combativité et à son engagement dans la défense des droits des salariés, mais à sa capacité à bénéficier des bonnes grâces des directions d’entreprise qui vont parfois jusqu’à inciter leurs salariés à se syndiquer à la CFDT, à se présenter ensuite aux élections, et à créer ainsi des divisions au sein d’un monde syndical peu enclin de ce fait à l’unité d’action.

La première organisation syndicale de France se positionne d’abord au travers de son opposition aux syndicats engagés dans la défense des intérêts de ceux qu’ils représentent.

Hypothèse 6. Contrairement à d’autres confédérations qui continuent à promouvoir des valeurs de solidarité et une vision collective du monde du travail, on peut mettre à l’actif de la CFDT qu’elle représente mieux certaines catégories de salariés, notamment les cadres et les agents de maîtrise, portés davantage à adhérer à une vision individualiste de la société. Le système de retraite à points qu’elle a promu répond, de fait, à ce type de conception.

Hypothèse 7. Toujours sous l’angle idéologique, la CFDT s’ajuste davantage aux évolutions du monde du travail qu’elle accompagne et qu’elle facilite, témoignant d’une forme de proximité intellectuelle avec les promoteurs de ces évolutions. Elle positionne ainsi son offre de service au salarié en la modelant sur l’individualisation du rapport au travail et délaisse les registres traditionnels de l’action collective.

Hypothèse 8. Le jeu syndical et l’importance de la concurrence entre organisations ont conduit les dirigeants d’une confédération telle que la CFDT à se positionner de manière à conquérir au fil des ans le plus de terrain possible avant de se préoccuper de l’intérêt global des salariés.

Hypothèse 9. Syndicat catégorisé « réformiste » par opposition aux « mauvais » syndicats, elle bénéficie d’un large soutien médiatique de la part de la presse audiovisuelle en général, très hostile aux « mauvais » syndicats, en particulier la CGT, mais aussi d’une partie très importante de la presse écrite sous l’effet de sa dépendance au monde économique et de l’héritage chrétien d’une partie significative de celle-ci. Ce large soutien contribue à renforcer la notoriété de sa direction, médiatiquement adoubée : déférence à l’égard de Laurent Berger, traité à l’égal d’un puissant ; condescendance à l’égard de Philippe Martinez, traité avec le mépris de classe qui convient.

On le voit, ces hypothèses sont par nature très différentes mais nullement exclusives les unes des autres. Cumulées, elles permettent de comprendre pourquoi la première organisation syndicale de France se positionne d’abord au travers de son opposition aux syndicats engagés dans la défense des intérêts de ceux qu’ils représentent avec des succès divers, de la CGT à la CFE-CGC en passant par la CGT-FO, Solidaires et d’autres encore. D’un strict point de vue stratégique, il n’est donc pas si étonnant de retrouver la CFDT en phase avec l’essentiel des propositions du gouvernement, privilégiant ainsi les intérêts du capital contre ceux du travail. Mais cela ne va évidemment pas sans soulever la question de la représentation non consentie de tous les salariés par une organisation peu portée à la défense de leurs intérêts.

 

 NDLR : Stéphane Olivesi est notamment l’auteur de La communication syndicale (PUR, 2013) et « Partenaires, représentants, adversaires. Le dialogue social mis en scène par les responsables de ressources humaines », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 2014, mis en ligne le 17 juillet 2014.


Stéphane Olivesi

Politiste, Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines