Cinéma

L’étendue du monde en un seul homme – à propos d’Uncut gems des frères Safdie

Critique

Benny et Josh Safdie signent – grâce à Netflix – un thriller nerveux, électrisant, haletant, qui les ramène au meilleur du cinéma américain. D’une tension extrême qui a l’efficace d’un film de genre, tant dans les scènes d’extérieur qui captent l’agitation new yorkaise façon Ferrara ou Scorsese, que dans les intérieurs, notamment la bijouterie d’Howard, Uncut gems n’en apparaît pas moins un portrait d’homme dont la force procède de l’intimité qu’il explore.

Netflix, alors qu’elle est plus que jamais sur le point d’être concurrencée, est donc cette plateforme vidéo dont on serait bien en peine de conseiller ou non l’abonnement. D’un côté, on ne peut que la trouver affligeante de produire à la chaîne des produits standardisés, surfant à l’envi sur leurs succès d’audience, ponctionnant notre temps sur un mode techno-capitaliste aliénant. En même temps, on est ravi qu’outre la création de quelques très bonnes séries, puissent être ainsi produits des œuvres d’auteurs majeurs du cinéma contemporain : le chef d’œuvre d’Alfonso Cuaron (Mama), le meilleur Scorsese depuis longtemps (The Irishman), les derniers films des frères Coen et de Noah Baumbach, et maintenant le nouveau film des frères Safdie.

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Benny et Josh, longtemps associés au mouvement mumblecore, reviennent avec un thriller nerveux, électrisant, haletant, qui les ramène au meilleur du cinéma américain après la légère déception que fut Good times. Plus structuré que leurs premiers films qui avaient quant à eux le charme de la chronique, le récit est trépidant, qui est ponctué de cours-poursuites et rythmé par les rebondissements.

En 2012, Howard, joaillier juif travaillant dans le quartier new-yorkais de Diamond District, traverse dans une phase difficile de sa vie : il est sur le point de divorcer (il trompe sa femme avec Julia, une de ses employées), il a peut-être un cancer du côlon, et il est poursuivi par trois hommes à qui il doit beaucoup d’argent – 100 000 dollars au moins. Il s’efforce de faire face à ces problèmes, et voit dans une opale, une pierre brute (d’où le titre du film), l’un des moyens de parer à ses difficultés. Il la prête à un client, Kevin Garnett, star de la NBA qui s’y sent connecté, avant de s’escrimer à remettre la main dessus.

Les frères continuent ici leur collaboration scnénaristique avec Ronald Bronstein tandis qu’ils se sont offerts les services du grand chef opérateur Darius Khondji. La musique a, quant à elle, été composée, comme pour Good Times, par Onethrix point never (alias Daniel Lopatin). Ce compositeur de musique expérimentale offre ici une magnifique bande originale, où d’étranges sons de synthétiseurs laissent parfois place à des envolées jazzy au saxo.

On entend beaucoup que Adam Sandler serait la révélation du film. Comme si pour la première fois, sa prestation s’avérait convaincante. Mais qui l’a vu chez l’un des plus grands cinéastes vivants (Paul Thomas Anderson : Punk-drunk love), l’auteur de comédies le plus important de ces 20 dernières années aux Etats-Unis (Judd Appatow : Funny people), voire dans Rien que pour vos cheveux, ne sera pas surpris ici par la qualité remarquable de son jeu.

D’une tension extrême qui a l’efficace d’un film de genre, tant dans les scènes d’extérieur qui captent l’agitation new yorkaise façon Ferrara ou Scorsese, que dans les intérieurs, notamment la bijouterie d’Howard, Uncut gems n’en est pas moins un portrait d’homme dont la force procède de l’intimité qu’il explore. Sa vie de famille est sur le point de basculer, sa femme ayant découvert la liaison extra-conjugale. Il pense que ses enfants ne sont pas encore au courant et s’efforce de les préserver en ménageant le bon moment pour leur annoncer la séparation. Mais la fille l’est peut-être qui, un soir où son père tente de discuter avec elle, reste sur la défensive. Son fils semble le comprendre vers la fin du film, et la caméra saisit la déception qui déforme ses traits.

Si elle ne constitue sans doute pas le cœur du récit, cette relation adultérine n’en a pas moins son importance. Non seulement elle conditionne la vie familiale du protagoniste, mais son déroulé est lui aussi narré. Julia n’est pas une simple bimbo. Si elle ne résiste pas au désir de plaire – la scène des toilettes avec The Weeknd – c’est une grande amoureuse ainsi qu’une sorte de pendant féminin d’Howard.

On croyait à une « sombre histoire de cul », mais il y a bien une authentique love story entre ces deux personnages gorgés de vitalité. La ténacité qu’elle met à renouer avec lui a quelque chose d’infiniment touchant. La confiance mutuelle entre les deux personnages ne l’est pas moins, qui voit Howard confier sans hésiter la valise pleine d’argent à Julia. Une dramaturgie amoureuse parcourt le film, qui connaît son climax lors du montage alterné à la fin entre les personnages enfiévrés par le match de basket télévisé. La chemisette rayée dominée par le rose de Julia fait écho à la chemise rose presque fluo que portrait Howard lors de la scène de jalousie après le concert de The Weeknd, tandis qu’un raccord entre elle sautant sur son fauteuil et lui embrassant son téléviseur ne fait pas mystère de leur profonde connexion.

La seule scène d’amour du film est empreinte de pudeur : au moment des ébats, la caméra reste à l’extérieur de l’appartement, dans un plan d’ensemble marqué par un travelling arrière, qui laisse seulement entrevoir le couple, excentré à droite du cadre.

C’est le premier film de Julia Fox – vraie révélation actorale du film, aussi convaincante dans le courroux que dans la douceur, dans l’amour que dans l’humour – de la vie de laquelle se sont visiblement inspirés les deux frères. Alors âgée de 19 ans, un homme fortuné l’avait sorti d’un club où elle travaillait comme dominatrice SM de New York pour l’installer dans un appartement. De même, comme son personnage, Julia Fox est photographe. Et la preuve d’amour qu’elle donne à Howard à la fin du film – se faire tatouer son nom sur les fesses – s’inspire directement de sa vie.

Howard est un homme mauvais, son vice matriciel est le mensonge. Pourtant sa vitalité le sauve. Elle éclate à nos yeux et le rend à sa puissance.

Dans Mad love in New York, sans doute le plus grand film des Safdie à ce jour, un homme juif (portant une kippa), tout en lui donnant de l’argent, exhortait l’héroïne, une junkie, à se droguer : « Défoncez-vous. » Howard pourrait être un avatar de ce personnage, tant il semble constamment sous coke : survolté, sans cesse en mouvement, déployant une parole logorrhéique. Mais il évoque aussi, d’une certaine façon, le personnage principal du premier long des Safdie, The pleasure of being robbed, Eleonore (Eleonore Hendricks, qui a été directrice de casting sur plusieurs de leurs films), une jeune voleuse déambulant dans les rues de New York. L’originalité des vols de la protagoniste était de ne pas vraiment en être : des vols provisoires, fugaces, d’affaires rendues, à un moment ou à un autre, à leur propriétaire.

À première vue, Howard semble tout à fait étranger à cette fausse chapardeuse fantaisiste. Mais en fait, quelque chose les subsume : une gratuité de l’acte, qui vaudrait en soi, pour lui-même. Cela prend ici la forme d’une pure dépense, qui n’aurait d’autre objet qu’elle-même. On pourrait croire que cette opale fascine Howard en tant qu’elle avive sa vénalité toute naturelle de joaillier et constitue un capital économique. Deux éléments viennent pourtant, en partie, grever cette hypothèse. Le premier est la fascination assez inouïe que provoque cette pierre précieuse sur le bijoutier. Il a cette phrase assez symptomatique : « je vais jouir ».

On pourrait y lire un attrait fiduciaire procédant d’un néolibéralisme toujours plus prompt à phagocyter le territoire de la sexualité. On le sait, le libéralisme a atteint ce stade abject qui a pour vocation de réduire les corps à des marchandises quantifiables. Mais est-ce vraiment de l’argent que se nourrit sa libido ? Tout au contraire, Howard, ne vit que dans la dépense. Il fait partie de ces personnages dont l’extraordinaire déploiement d’énergie est sa ressource la plus précieuse. Si cette opale lui procure une telle jouissance, c’est moins comme potentielle pourvoyeuse de profits que comme catalyseur de vitalité. Comme l’étape d’un cheminement qui constituera une escalade dans la folie du vivre, dans l’extraction de toute la moelle que peut recéler un instant, dans la beauté d’un geste tout à sa puissance vitaliste.

Howard est un homme mauvais, qui dirait le contraire mentirait. Son vice matriciel est le mensonge. Il ment à tout le monde, sa femme comme ses enfants, ses collègues comme ses clients, atteignant parfois en la matière des paroxysmes aux confins du vertige. Il essaie de reconquérir son épouse en lui faisant croire que sa maîtresse n’était qu’une histoire sans importance. Elle lui rétorque qu’il est la personne la plus agaçante qu’elle connaisse ; on la comprend. De même, il ne cesse de trouver des prétextes ou des raisons abracadabrantesques pour différer le remboursement de ses dettes. C’est un homme malhonnête.

Et pourtant. Pourquoi donc craint-on tant pour lui que Kevin Garnett ne lui rende jamais sa pierre (par vol ou par perte) ? Pourquoi nous accordons-nous à sa joie d’enfant lorsqu’il crie devant la télévision à la faveur des points marqués par le basketteur ? Précisément, sa vitalité le sauve. Elle éclate à nos yeux et le rend à sa puissance. En le regardant, même le plus neurasthénique des hommes se sentirait vivant.

C’est bien sûr le tour de force narratif de la dernière demi-heure qui cristallise le vitalisme anticapitaliste du film. Howard a réussi à vendre l’opale à Garnett pour 165 000 dollars, ce qui semble largement assez pour éponger ses dettes auprès de ses trois poursuivants. Mais non : il suffit de quelques secondes pour que le protagoniste s’enhardisse à tout remiser. Pourquoi conserver ce qu’on a lorsqu’on peut tout rejouer ? Howard n’a cure de posséder, seule compte pour lui l’intensité que peut recéler un instant. L’éternité est à ce prix.

La scène a quelque chose d’étourdissant, d’autant qu’elle se détache du moment de désespoir qui semblait signer la fin pour notre antihéros. L’exaltation enfantine d’Howard atteint alors son acmé, grisé qu’il est par l’inquiétante et trépidante possibilité qu’un seul moment puisse conditionner autant d’existences.

Si l’infiniment grand et l’infiniment petit s’y rejoignent avec une telle ferveur, c’est parce qu’ils savent rendre chaque homme à sa beauté.

Le cinéma des Safdie nous avait déjà offert quelques scènes où l’argent était dépensé de façon irraisonnable ou alors abandonné, ce qui n’allait pas sans le démystifier et le rendre à son caractère arbitraire : comme lorsqu’au début de Lenny and the kids, le personnage éponyme marchait sur les mains, laissant tomber des pièces sur le trottoir et enjoignant ses enfants de ne pas les ramasser ; ou encore dans cette scène de Mad love in New York où Mike lançait des billets dans un Macdo soi-disant pour payer à tous les clients ce qu’ils désiraient. Du reste, le geste fou d’Howard n’est pas non plus sans rappeler le personnage principal de Mad love, Harley, qui tentait de se suicider devant son bien-aimé Ilya pour lui prouver son amour.

La fin tragique pourrait nous faire croire à un moralisme de bon aloi qui condamnerait l’appât au gain d’Howard. On y verra plutôt la préséance de la contingence. Il meurt d’une balle dans la tête, mais peut-être aurait-elle pu en être autrement, l’instant d’après ou d’avant qui saurait ce que cet homme certes acrimonieux aurait ou n’aurait pas fait. Tout se passe comme si après avoir atteint le sommet de sa vitalité, le reste était indifférent. Aussi sa mort est-elle mâtinée sinon empreinte de joie, dont son visage extatique, au sourire béat, dessine l’expression adéquate.

Ce que cette fin peut avoir d’abrupt s’enrichit d’une dimension cosmique, dont la musique aux accents parfois psyché distillait çà et là les contours mystiques. Le dernier plan boucle la boucle entamée par le premier : le visage d’Howard renferme l’univers tout entier, à l’instar de la pierre : « on peut voir tout l’univers dans une opale » avançait le protagoniste.

Le travelling avant vers le visage de ce dernier, jusqu’à atteindre l’espace peuplé d’astres, fait ainsi écho à celui qui nous amenait de l’opale jusqu’à l’intérieur de son corps, en passant par des effets numériques aux couleurs bigarrées et fluorescentes. On pense à 2001 : l’odysée de l’espace de Kubrick (que cite les Safdie dans leurs influences) et au célèbre raccord de son prologue, mais également à Tree of life de Malick où l’univers tout entier était raccordé aux premiers êtres vivants. On reconnaît plutôt là le « réalisme assez enchanté et onirique », un « mode du réel envoûté » dont parle Tho Ribeton (dans Le Mumblecore) à propos des Safdie, qui prend cela dit ici un tour cosmique assez inédit.

Le plus précieux dans l’œuvre des frères Safdie est peut-être cette croyance qu’en un seul homme se retrouve toute l’étendue du monde, et qu’en un regard (ces très gros plans si éloquents) palpite toute la puissance et l’incandescence de la vie.

Si l’infiniment grand et l’infiniment petit s’y rejoignent avec une telle ferveur, c’est parce qu’ils savent rendre chaque homme à sa beauté. Leur premier long-métrage était, en ce sens, programmatique, qui montrait un homme saluer chaque passant dans la rue ainsi : « good morning beautiful », « good morning handsome. ». Espérons que leur succès commercial grandissant ne les soustraie jamais à ce credo de cinéaste.


Aurélien Gras

Critique, Doctorant en études cinématographiques

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