Littérature

Éclaboussés par les images – à propos de L’Imagement de Jean-Christophe Bailly

auteure

De l’image au réel, le rapport n’est pas pour Jean-Christophe Bailly celui de la duplication – ni de l’amoindrissement qui lui est traditionnellement associé : bien au contraire, l’image, faisant irruption dans le film du visible, ricoche, se déploie, se propage en autant d’ondes qui composent la puissance du sensible. De cette césure, au sein de laquelle l’image s’installe pour mieux ruisseler à son tour, les photographies de Thibaut Cuisset forment un brillant exemple.

« Poi piovve dentro a l’alta fantasia… »
(Puis dans ma haute imagination tomba comme une pluie…)
Dante, Purgatoire.

 

Dans son dernier essai, L’Imagement, Jean-Christophe Bailly dit et montre qu’une image est comme un galet jeté dans l’eau, qui tombe et fait des ricochets : c’est la dilatation d’un choc, le prolongement d’une onde, une césure qui se relance et rebondit… Ce livre fait vivre avec intensité (l’intensité d’une écriture patiemment engagée à penser cette force de propagation) ces deux aspects : la manière dont toute image arrête (décide d’arrêter) le film du visible ; et la façon dont ce « dépôt » lance dans le monde sensible une ligne, qui s’étire et se propage, dans l’émission durable d’un sens et ses rebonds dans le regard.

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L’Imagement rassemble une série d’interventions écrites entre 2002 et 2018, et creuse ce double mouvement d’arrêt et d’élongation ; il ne s’agit pas d’interroger le bombardement perceptif dont nous faisons désormais l’objet, ni d’adopter la perspective des media studies ou des flux numériques, mais d’affronter avec constance une question énigmatique, sans laisser l’art derrière soi : celle de la puissance singulière libérée par des images prises une à une. Le recueil est solidaire des travaux de Georges Didi-Huberman, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière ou Marie-José Mondzain, tous attentifs au régime de parution et de déploiement des images.

Il fait aussi écho à d’autres livres de Bailly, déjà consacrés aux images : L’Apostrophe muette (1997) se penchait sur les portraits du Fayoum, ces premiers exemples d’une peinture mimétique, surgie à la jonction de la civilisation égyptienne et de la première chrétienté, portraits où les visages des morts nous adressent éternellement leur image, comme un envoi, une émission : une apostrophe en effet, où depuis leur rien les morts viennent nous chercher, pour que quelque chose continue de se répandre. Le Champ mimétique (2005) explorait les conditions d’avènement de l’image et la naissance, en Grèce ancienne, des scènes à la fois esthétique, théâtrale et civique de la « représentation ». L’Atelier infini (2007) ample volume, déroulait en une frise splendide 30 000 ans de peinture occidentale, de Chauvet à Richter.

L’Instant et son ombre (2008) explorait spécifiquement la photographie – l’essai était né du « pouvoir d’appel » d’une photographie « en direction d’une autre, (…) formant derrière la première comme un estuaire obscur », et trouvait son élan dans l’élucidation du chemin de l’une à l’autre de ces images, car c’est ensemble qu’elles s’étaient « mises à émettre une onde de sens unique et grave », qui était ce qu’il y avait à identifier et à transmettre. Il s’agissait de suivre la vibration allant de la photographie d’une meule par W.H. Fox Talbot (en 1844) à celle d’une autre meule, saisie à Hiroshima, sur laquelle l’explosion de la bombe avait fixé la trace d’une échelle qu’elle avait au même moment et littéralement soufflée ; il s’agissait d’« accompagner cette meule dans la résonance de sa singularité », dans sa force de déflagration, pourtant si calme visuellement.

On peut rappeler aussi la multitude de textes composés par Jean-Christophe Bailly avec des artistes, souvent des photographes : France(s), territoire liquide (qui faisait un contrepoint résolu à La France de Raymond Depardon), Le Puits des oiseaux avec Éric Poitevin, Col treno avec Bernard Plossu ; mais aussi le long compagnonnage avec les peintures de Gilles Aillaud (et avec ses dessins, dans L’Encyclopédie des animaux, y compris les minéraux) ou, plus récemment, avec le travail d’Ismaïl Bahri et, j’y reviendrai, celui de Thibaud Cuisset… Ce sont autant de témoignages d’une vie avec les images, qui déploie avec patience ses formules, se reprend, se poursuit, comme dans un voyage vers elle-même.

L’Imagement prolonge donc ces différents « dossiers » mais fait aussi éprouver, et je crois que c’est très précieux, une espèce de fraîcheur – comme vaporisée en gouttelettes de sens, qui déposeraient sur l’œil et la peau de qui regarde des particules ou des larmes de réel, vivifiantes et émouvantes. Nous sommes éclaboussés par les images (plutôt que placés inertes devant elles, pris au piège de leurs filets, ou victimes de la marchandisation contemporaine du visible). Et c’est durablement touché par cette fraîcheur, cette véritable pluie de réel, que l’on sort de la lecture de ce livre qui fait donc beaucoup plus que donner des idées ou s’inscrire dans une séquence théorique.

Jean-Christophe Bailly s’intéresse au statut de l’image, au mode d’être des images, et au « monde » qu’elles ouvrent dans et au long du réel.

Les textes sont ici assemblés comme les tuiles d’un toit « sous lequel une idée pourrait s’abriter », une idée qui « a trait aux images et est indiquée par le titre » : l’imagement, les faits d’imagement, tous ces processus qui font passer d’un monde « imageable » à l’ensemble de ses dépôts en images effectives, qui viennent, avec une certaine « violence ontologique », interrompre le flux du visible et la venue à lui-même du temps. Les treize chapitres qui le composent abordent une multitude de questions : celle du mode de présence et de devenir de l’image, de sa naissance (ou plutôt de sa « venue »), de la variété de ses régimes (dessin, photographie, mais aussi ombres et reflets), de sa différence et de sa proximité d’avec le signe verbal (et de ce qui en elle appelle en silence le discours), celle de la solitude dans laquelle elle peut nous parvenir, celle encore de la « station debout » où se ramasse et s’accentue quelque chose de la tenue d’une image, de sa comparution muette.

Le recueil s’ouvre sur une interrogation d’ordre ontologique, qui dit que l’image a affaire au réel et ne consiste pas à s’en absenter mais à le « toucher » d’une certaine façon, une façon paradoxale. Il y a là une décision importante, un parti pris dans les philosophies de l’image. Jean-Christophe Bailly ne se satisfait en effet ni du postulat « insistant et non critique » d’une « civilisation de l’image » (« autrement dit l’idée, si c’en est une, que nous serions submergés d’images, toutes trompeuses, toutes en défaut par rapport à une présence vraie », « « discours confondant d’ailleurs toutes les sortes d’images pour les rabattre dans le magma d’une revendication d’authenticité (…) pleine de ressentiment »), ni du travail iconologique lorsqu’il approche les images « comme des documents d’histoire, suspendus à leur historicité ».

Il s’intéresse au statut de l’image, au mode d’être des images, et au « monde » qu’elles ouvrent dans et au long du réel. Il le conçoit comme « un monde à part », « un monde en plus », fait de « copeaux qui auraient l’étrange pouvoir d’exister sans pour autant entamer le bloc d’où ils proviennent » : dans l’image quelque chose est soustrait au réel mais ne lui enlève rien, « quelque chose qui est sorti de l’être et qui n’existe qu’en en sortant, quelque chose qui désigne l’être comme ce dont il est sorti » (la répétition de ce « quelque chose » dit suffisamment l’effort de qualification dans lequel se trouve engagé Bailly). « Quelque chose est pris au réel, mais (…) ne va pas lui manquer puisque la prise en question ne prend rien mais dépose ». L’image devient « le lieu d’un voyage du réel hors de lui » : un départ, dépôt et échappée, stagnation et mouvement. – Que le réel soit ici en partance (de même qu’on n’habite jamais si bien un pays que lorsqu’il autorise des sorties) rappellera quelque chose aux lecteurs du Dépaysement.

Bailly revient (et le recueil y retournera plusieurs fois) sur le plus célèbre des récits de fondation de l’image, dont il reformule la logique. C’est l’histoire de la fille d’un potier de Corinthe, qui a tracé sur un mur le contour de l’ombre de son fiancé juste avant son départ ; qui donc a inventé, par amour, « la mise en image, l’imagement », parce qu’elle a inventé « la prise », qu’elle a « extrait le monde, extrait quelque chose du monde sans l’affecter » ; comme si l’amante avait pris au lasso, avec ce détourage, quelque chose de la présence de l’amant (et de ce lasso lancé par une image sur le visible, le recueil donnera un autre exemple, celui d’un très beau modelage de Rodin, la sculpture d’une femme qui sort d’une coupe d’argile, cette coupe étant comme la courbe de l’imagement, « entourant le corps tout en l’évadant »). Elle a pourtant pris très peu : des lignes, un contour ; « l’être (…) sort très peu de lui-même, c’est très peu qui lui est pris ». Mais cette « petite once ou ce petit gramme de réalité, toute l’histoire de la peinture (…) cherchera à le renforcer ».

Le recueil revient également sur l’autre récit de fondation ou de venue de l’image (une venue sans piédestal, une lente procession et pas une arrogante érection, Bailly y insiste) : celui que tracent les peintures paléolithiques, échappées du vivant hors de lui-même, où la question de l’image épouse l’autre énigme qui retient souvent Bailly : celle des bêtes et de ce que leur mutisme (muettes elles aussi) fait à la pensée. Lascaux, Chauvet, où « ce qui saute aux yeux, c’est l’intensité du vivant dont les animaux (…) sont les porteurs ». Sur les parois des grottes les chevaux, les buffles bondissent « pour toujours » ; ils sont pourtant « immobilisés pour toujours, et de telle sorte qu’avec eux le drame de l’image – celui de cette présence qui est simultanément une absence – est déjà là tout entier ». Car à son tour l’image bondit, comme une bête, et ne cesse de bondir depuis Chauvet.

De cette mise en partance du vivant, la reproduction d’une photographie d’hirondelle de Bernard Plossu dit la merveille : « Vingt grammes de vie vivante portés dans l’air ». « Je le répète car il le faut : vingt grammes d’existence pendant un millième de seconde », à peine quelque chose, saisi dans un temps si petit ; mais « cela suffit pourtant pour que le suspens soit intégral et qu’à travers lui un souvenir du monde ou le souvenir d’un passage dans le monde soit déposé ». L’ontologie de l’image est cette déposition du temps (qui n’a pas du tout la même couleur morale que le ça a été de Barthes, avec lequel Bailly polémique un peu) : c’est « la force avec laquelle une image, devant nous, se souvient et celle avec laquelle elle nous demande d’identifier ce dont elle est le souvenir ».

On est très loin ici de la tradition théorique de l’image comme duplication, et duplication amoindrie.

Ces « copeaux » de réel, ces dépôts qui « sautent de la masse du devenir », me rappellent d’antiques théorisations de l’image, et c’est une joie d’y penser, cela rouvre et ranime des lignes conceptuelles inattendues, et libératrices. Ils me rappellent notamment la théorie épicurienne de la perception et de l’image (qui prenait place à l’intérieur de la conviction d’une vérité des sensations, et d’une réalité – physique, matérielle – de toutes les images) ; je ne sais pas si Bailly a pensé à cela, mais il retrouve à force d’indépendance quelque chose de cette pensée si surprenante, longtemps discréditée.

Que disait Épicure ? « Du corps-agrégat émanent des simulacres (εἴδωλα) en un flux continu ; ce sont ces flux de simulacres qui pénètrent dans les yeux et sont à l’origine de l’image vue par l’âme. Un passage de la Lettre à Hérodote (§ 46-50) présente ce mécanisme (…) Au sein des corps solides, a lieu en permanence une ‘’vibration’’, ou pulsation profonde », « qui produit une empreinte extrêmement fine (τύποϛ, § 46 et 49) à la surface du corps. Aussitôt ont lieu l’envoi de ces simulacres sous l’effet de la vibration, et immédiatement à la suite, un ‘’renouvellement compensatoire’’ (ἀνταναπλήρωσιϛ, § 48) de nouveaux atomes, entrés en contact avec la surface du corps et instantanément imprimés et renvoyés. C’est ainsi qu’un simulacre est produit à la suite d’un simulacre, selon une ‘’succession compacte’’ (κατὰ τὸ ἐξῆϛ πύκνωμα), à très grande vitesse[1] ».

Quelque chose part des corps pour venir au contact de notre œil, en une sorte de vaporisation continue, quelque chose qui ne manquera pourtant pas à ces corps. Il y aurait beaucoup à dire, sur la façon dont Épicure se représente les conditions de transmission des simulacres dans l’air humide, le vent, les brumes, sur l’érosion de leurs bords par les mouvements de l’air (où l’image prend une nature décidément, et pas seulement métaphoriquement, atmosphérique), ou sur les récits que fit ensuite Lucrèce de la façon dont de tout petits simulacres des choses errent à l’aventure et s’unissent dans les airs, dans une toile d’araignée ou une feuille d’or… Je pense aussi aux spéculations médiévales sur la réalité des images que le bel essai d’Emanuele Coccia, La Vie sensible a brusquement rapprochées de nous – en l’occurrence, la théorie scholastique des « espèces intentionnelles », ces « petites images voltigeantes par l’air », ces éclats d’objectualité pénétrant les sujets, auxquelles s’intéressaient, mieux : auxquelles croyaient, les philosophes médiévaux.

J’ai l’impression de retrouver chez Bailly l’audace de ces pensées entièrement matérielles des images, de leur existence hors de nous, de leur capacité à se mouvoir et à nous toucher. Comme si sa liberté d’écrivain, d’écrivain attentif, permettait de renouer avec une autre histoire conceptuelle. Car on est très loin ici de la tradition théorique de l’image comme duplication, duplication amoindrie ; et cela se souligne dans l’intérêt que Bailly manifeste pour des images à l’existence desquelles les hommes ne contribuent pas : les ombres et les reflets où le monde « s’image de lui-même », et qui sont comme « un rêve ou une pensée que le monde ferait ou aurait de lui-même ». (Au passage : il n’entre pas en matière avec ces autres régimes d’image sans l’homme que sont les clichés issus des caméras de surveillance, de l’exploitation numérique ou de la lecture robotisée, dont la circulation produit ce que l’artiste Trevor Paglen appelle une « culture visuelle invisible », et qui prennent une part énorme à l’économie contemporaine ; l’exposition actuellement présentée au Jeu de Paume, issue du passionnant Supermarché du visible de Peter Szendy, dit beaucoup à leur sujet, mais dans une logique qui est sans point de contact avec ce que cherche Bailly ; il serait dommage de dresser ces approches l’une en face de l’autre ou de les croire ennemies, tant leurs engagements diffèrent).

L’image ouvre ici à un étrange toucher, et la vision se fait palpation. Bailly cite d’ailleurs « La Plastique » (1778) de Herder, un traité sur le sens du toucher qui en fait un geste d’approche sans cesse recommencé : la main ne tâte jamais complètement, elle n’en a jamais fini de toucher, « elle tâte pour ainsi dire à l’infini » ; Herder fait d’ailleurs du toucher (non de la vue) le sens le premier et le sens le plus sûr. Bailly souligne combien c’est audacieux pour son temps : tout se passe comme si « la main, en s’ouvrant, en touchant, en saisissant, devenait l’allégorie (…) de l’opération intellectuelle » (et cela consonne avec le propos de l’un de ses derniers recueils d’essais : Saisir).

Une œuvre stupéfiante (régulièrement citée par Bailly d’ailleurs), vient incarner cette animation d’un toucher, ce mouvement « presque éperdu » du toucher dans l’image ; il s’agit d’une vidéo de Javier Téllez, Letter on the Blind for the Use of Those who See, que Bailly raconte avoir découvert sous la voûte de l’église Saint-Eustache lors de la Nuit Blanche (une nuit en effet) de 2008. Ce film montre la lente approche ou découverte que six aveugles (des hommes pauvres, démunis) font d’un éléphant en le touchant, dans un parc à Brooklyn. Dans cette procession de scènes d’une pudeur splendide, ce qui compte est aussi « l’expérience que nous faisons, nous, en voyant ces hommes palper une forme qu’ils ne voient pas et qui, sous nos yeux, par leurs mains, repasse dans l’inconnu ».

Belle et libre pensée que celle qui préfère ainsi aux rues les « allées », aux étangs les estuaires, aux sources les ricochets, à la vie « le vif » et à l’empaysement le dépaysement.

Ces états de partance du réel, ces copeaux d’un réel non captif, ainsi que la langue qui sait les qualifier, me semblent en vérité être au cœur de l’attitude de Bailly devant les choses : de la façon dont il conçoit le sensible, et du travail d’écriture « par essais » qui est le sien. J’ai tenté de le dire ailleurs[2], décrivant ce qui me touchait dans ces textes comme la chance de toujours tenir les formes pour des « envois ». Une image, mais aussi une ville, une bête… pour lui : autant d’états de réalité, de tenues dans le sensible qui requièrent donc une qualification, mais qui d’emblée sont rouverts à leur promesse et reçus comme des appels, des pistes à suivre, des voix d’où s’élève et se dilate un long récitatif : quelque chose de fini mais qui se propage.

Ce qui fait une forme chez Bailly est à la fois la précision de sa définition, et sa force d’élongation, d’infinition : un emportement, une adresse, une onde propulsant vers nous l’intensité de sa singularité (sa singularité étant cette propulsion même, cette façon de partir et d’engager plus que soi dans l’être-soi). Ce régime est commun aux signes, aux bêtes, aux paysages pour lesquels Bailly se passionne, et à l’effort d’écriture qui les lui fait prendre en charge pour en recueillir la stase (définir) et en prolonger l’appel (infinir[3]).

Belle et libre pensée que celle qui préfère ainsi aux rues les « allées », aux étangs les estuaires, aux sources les ricochets (déjà le ricochet rafraîchissait Le Propre du langage : « Dans le ricochet réside un bonheur : que la pierre lancée sur l’eau n’y soit pas aussitôt engloutie mais y trace, par une série de rebonds, un chemin, que chaque état de ce chemin capricieux soit, jusqu’à la dernière, une relance[4] »), belle pensée que celle qui préfère aux substantifs les verbes, à la vie « le vif » et à l’empaysement le dépaysement.

La pensée elle-même y devient un effet de suite, un pistage : l’acquiescement à suivre une chose (comme une bête) dans sa forme d’être, qui est son idée à elle. C’est une pensée de pensées, une pensée capable de regarder le monde comme un emmêlement de pensées, où les prises de formes sont autant de cheminements du sens, où s’engager un temps ; le temps, notamment, d’un essai, de ce genre de texte qui cherche à saisir, à même les choses, une émission d’idées, cette espèce de pensivité générale qui anime le réel.

La dilation de l’image est comme relancée ou accentuée par son aventure dans l’interprétation.

L’Imagement explore cette pensivité, ces ricochets, jusque dans une dimension en général négligée, celle de l’exégèse ou de l’activité critique. Car la dilation de l’image est comme relancée ou accentuée par son aventure dans l’interprétation, dans les interprétations successives produites dans cet espace-temps collectif que Bailly appelle « l’atelier exégétique ». L’expression est reprise à l’historien de l’art Salvatore Setis ; elle est moins vive ou suggestive que les « bondissements », « ruissellements » et « copeaux » qu’ose la prose de Bailly, mais elle dit très bien ce qu’elle a à dire : « Sortant du régime de la venue pour entrer dans celui de l’advenu, l’œuvre bascule dans le régime d’une autre venue, celle des lectures, en principe infinies, que l’on va faire d’elle » (il faudrait distinguer cette revie-là de ce que Georges Didi-Huberman appelle la « revenance », car il n’y a pas ici de survie, mais un aller et une « venue » continue, qui nous remet en permanence au travail).

Ici les œuvres ne sont pas égales. Il y en a qui ne feront l’objet d’aucune interprétation ; il y a des œuvres « de longue dormance » (les peintures paléolithiques par exemple) ; d’autres « qui ont eu à subir un très long délaissement » (les tableaux de Vermeer, ou ceux de Thomas Jones, qui peignit à Naples des murs étonnants, où s’étend quelque chose comme la peau du monde, auxquels Bailly a consacré une section entière du récent Saisir et qui apparaît plusieurs fois dans L’Imagement). Venues et relances, réveils et rebondissements d’autant plus infinis que « l’œuvre est dans l’atelier exégétique au contact d’autres œuvres achevées ou en cours. Non pas un musée imaginaire, mais l’imagination, ou le montage, d’un film inachevable et inquiet, qui réinvente et redécoupe l’histoire de l’art à chaque instant en chacun de nous, en la couplant à l’arrivée de séquences fraîches. »

Ce « film inachevable et inquiet », ce cheminement du visible formant comme un trottoir roulant, c’est peut-être le dessin qui en donne l’idée la plus claire ; chaque occurrence du dessin étant décrite (en des pages splendides où Bailly glisse de Lascaux à Matisse) comme « la séquence, brève ou développée, d’un unique film ou d’un unique dévidement de pelote, déployant un trait qui est une manne et aussi un fil de vie ». Ligne, manne, fil de vie : les images en effet tombent comme une pluie de vivres, elles nous tiennent serrés, nous attachent les uns aux autres, nourris, sauvables.

C’est un aspect important de l’analyse de Bailly que de mesurer l’un à l’autre ces deux régimes de sens que sont le mot et l’image.

À dire des choses comme ça, il faut un engagement littéraire, une force de formulation qui fait partie intégrante du propos. Et l’écriture de L’Imagement est effectivement tendue vers ce défi : « surmonter la violence de l’insistance muette » qui vient avec les images, en faire quelque chose de bien. Bailly reprend son vocabulaire habituel comme on rassemblerait ses forces (ce vocabulaire si libre, si obstiné) : « copeaux », « dépôt », « ricochets », « élongation », « infinition », désormais aussi « lasso »… Il s’agit de se porter à la hauteur de l’activité paradoxale de l’image : « Retrouver la propagation, réintégrer la césure, l’abîme de la césure, dans le mouvement de la pensée ».

Pourtant le caractère tactile, palpeur si je puis dire, de l’image, l’écarte du signe : même si l’image « glisse vers l’abstract » comme le signe verbal, « elle se retient, elle est retenue par la tension du lien avec ce dont elle est l’image ». Mais le langage est à son tour l’agent d’un mouvement vers l’image, il est « courbé vers le monde », il « stimule des images dont il est la légende », devenant lui aussi touche et contour. Plus loin : « En règle générale, le régime des images interrompt celui du discours, mais le discours n’est peut-être lui-même que ce qui se nourrit de ces interruptions, que ce qui en a besoin pour se développer librement », car le vrai « a besoin de l’ouverture, devant lui, d’un inconnu » : l’imaginaire. En sorte que « la différence entre l’image et le signe ne peut pas être dogmatiquement établie » : il faut reconnaître un « énorme arc de possibilités », une négociation constante « entre deux apories, l’hyper-image et l’hyper-signe ». C’est aussi un aspect important de l’analyse de Bailly que de mesurer l’un à l’autre ces deux régimes de sens, le mot et l’image.

Au-delà du silence installé par l’incision de l’image, explique Bailly, « il faut du temps pour que les mots reviennent » ; et de citer son propre travail (alors en cours, mais depuis publié : Le Puits des oiseaux) sur et avec les portraits d’oiseaux morts d’Éric Poitevin, véritables petits embaumements photographiques : « il ne s’agit pas pour moi de les commenter mais de les accompagner, et cela fait des semaines que leur suspens dans la mort est devant moi ».

La pensée est « comme une étrange salle d’attente où les mots, qui dans un premier temps ne se bousculent pas, finissent par affluer ». Pour ma part, je sors de la lecture de ce livre durablement touchée par cette « affluence », qui change effectivement la langue de la pensée. Convaincue que par les images nous sommes donc éclaboussés, rafraîchis par une véritable pluie de sens (qui me ramène d’un coup à la pluie d’images de Dante, que j’ai pour cela placé en exergue de ce texte). Convaincue, et sans doute pour toujours, car une bonne image, dans l’ordre du discours, vous tient à tout jamais ; lorsqu’elle est bien formée, c’est-à-dire aussi lorsqu’elle a une véritable force de relance, l’image verbale dit tout simplement la vérité ; elle est, comme le disait Baudelaire (et après lui Michel Deguy, pour qui penser, imaginer, juger sont une seule et même chose), infaillible.

Le paysage, ce morceau du « jardin planétaire », exemplifierait mieux que tout autre cette espèce de ruissellement de réel que libère et vaporise l’image.

Nous sommes éclaboussés par les images. En sorte que toute image, si je puis dire, réclame une rivière[5]. Réclame une fraîcheur, une coulée, des ondes et des lignes, des traits qui s’en vont trouver d’autres traits ; réclame ce ruissellement qui est la vie-même, à l’intérieur duquel l’image vient faire césure. Le lexique rassemblé par Bailly fait vivre cette sensation-là, l’installe, la prouve : « de la vie débordante et du ruissellement infini des sensations l’image provient, mais en s’échappant, mais en installant une césure qui sera sa demeure » ; l’image est « une île » ; la joie d’aller au musée ne se détache pas « du ruissellement de l’existence, car rien ne donne tant d’envie de vivre » ; certaines images connaissent une longue dormance « avant l’éclaboussure » ; Thomas Jones « a jeté (une) pierre qui a mis près de deux siècles à rebondir et qui nous éclabousse désormais de toute sa fraîcheur ». Toute image a été lancée, est partie en voyage vers elle-même, nous conduit, et devant elle il s’agit de se demander : « comment, et par qui, et sur quel rivage la pierre a-t-elle été lancée ? »

Qu’une image réclame un ruisseau, une rive, c’est ce que j’ai éprouvé fortement devant les photographies de Thibaut Cuisset, rassemblées dans un volume intitulé Campagnes françaises (Steidl, 2019) qui vient de paraître, deux ans après sa mort, et que Jean-Christophe Bailly a préfacé dans un élan et un vocabulaire tout à fait identiques à ceux de L’Imagement. Comme si le paysage, ce morceau du « jardin planétaire » et sa manière de se déposer dans ses propres lignes, dans ses propres coulées, et de les allonger vers nous, exemplifiait mieux que tout autre cette espèce de ruissellement de réel que libère et vaporise l’image. (Dans l’effort de Bailly d’ailleurs, on n’a pas seulement affaire à une pensée de l’image, mais aussi, et souvent à travers les mêmes objets, à une puissante pensée du paysage, solidaire de celle de Michel Corajoud, Jean-Marc Besse ou Gilles Tiberghien).

Le livre de Thibaut Cuisset est le résultat d’un arpentage photographique entamé en 1994, à l’image des campagnes de la DATAR. Il ne comporte ni paysage urbain, ni figure humaine, mais des routes, des rives, des chemins, des câbles, des ponts, des étendues défilant lentement, comme s’il s’agissait de se concentrer sur les motifs qui forment « la peau du pays qui les présente et tels qu’ils apparaissent au détour des chemins, dans une sorte de nudité symbolique, voire d’abandon ».

Ce volume demande à être feuilleté, il demande à ce que la main recrée, page après page, le lent film du visible. Car dans chacune de ces images, dont Bailly explique combien elle se situe loin de toute esthétique de « l’instant décisif », quelque chose se dérobe, se tient tapi, et la photographie en quelque sorte nous le « tend » ; à chaque page en effet, un paysage se couche pour ainsi dire à l’intérieur de lui-même, se couche dans son lit, lent ruisseau de sens et de sensations, aventure de ligne ; et c’est sa manière de se constituer alors, sans tapage, en horizon, qui en fait la beauté.

L’Imagement aide à comprendre cela, réfléchissant justement à la valeur d’horizon que recèle toute image, et nous soufflant pour le dire des termes décidément atmosphériques : « Les images n’ont pas d’air, elles sont retirées à l’air, c’est-à-dire à l’espace qui est entre les choses et entre les êtres. Cet espace, elles peuvent le peindre ou le photographier, mais en l’étalant, et c’est comme si l’horizon se levait devant nous : l’image confère à tout ce qu’elle touche et retient une valeur d’horizon ».

Mais « tandis que l’horizon, dans la nature, recule au fur et à mesure qu’on se rapproche de lui, l’horizon embouti dans l’image est comme une onde stationnaire : la surface est la matière de l’arrêt et nous n’y pouvons rien ». L’image demeure immobile, intacte, déposée, pourtant elle « fait horizon devant nous de son dépôt ». Et si l’horizon a l’air de fermer l’espace, il n’est en vérité « que le lointain qui l’ouvre et le prolonge ». D’image en image se déplie « la longue frise à la fois tremblée et toujours nette par laquelle un pays (…) se raconte », est lentement « conduit vers sa ressemblance ».

Campagnes françaises laisse ainsi venir le pays, les états du pays, en divers points du territoire, avec « leur pesanteur ou leur allant ». Avec de telles images, et de telles phrases, comme on respire…

La solidarité de Bailly avec ce travail photographique, avec le grand respect dans lequel il a été conduit par Thibaut Cuisset (ce travail dont l’écrivain précise d’ailleurs qu’il l’avait en tête pendant toute l’écriture du Dépaysement, et qui apparaissait déjà dans France(s), territoire liquide), cette solidarité est évidente. Il n’est question ici « ni d’essence, ni de substance, ni de présence » (que ce soient celles de l’image ou celles dudit pays). Mais, exactement comme dans L’Imagement, de « venue », de ce qui vient tel qu’il vient : quelque chose à quoi l’on accoste (comme une rive), quelque chose au long de quoi l’on glisse, comme depuis un petit canot. D’où faire des ronds dans l’eau.

***

J’ai juste envie de me souvenir, pour finir, que dans les fragments de Tuiles détachées Jean-Christophe Bailly s’était choisi comme signature une barque vue de profil, traversant la page comme un film : une « yole », embarcation légère et allongée (« d’un faible tirant d’eau » dit le dictionnaire, et propulsée généralement à l’aviron ou à la voile, car au glissement de la yole il faut une force d’initiative, de traction ou de conduction qui lui vient du dehors). Et j’ai trouvé très beau que l’on fasse connaissance dans L’Imagement avec l’un des objets qu’il a sous les yeux tous les jours : un petit mât où accrocher des cartes postales, chacune étant à la fois une voile et un horizon, « une sorte d’onde stationnaire dont je peux, à intervalles discontinus, vérifier le pouvoir d’élongation ».

 

Jean-Christophe Bailly, L’Imagement, Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2020, 256 pages.
Thibaut Cuisset, Campagnes françaises, Steidl, 2019, 272 pages, 218 images.


[1] Jean-François Balaudé, La vérité des images selon Épicure : Perception, rêve et désir, in : Dossier : Phantasia [en ligne]. Paris- Athènes : éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2004.

[2] Je me permets de citer : Marielle Macé, « Viens, dit l’allée », in Europe, numéro spécial « Jean-Christophe Bailly », n° 1046-1047-1048, juin-août 2016.

[3] En écho au titre du recueil composé avec Philippe Roux : Passer définir connecter infinir, Paris, Argol, 2014.

[4] Jean-Christophe Bailly, Le Propre du langage, voyages au pays des noms communs, Paris, Le Seuil, 1997, p. 172.

[5] Je le dis avec les mots de Ludovic Janvier, formidable poète.

Marielle Macé

auteure, directrice d'études (EHESS-CNRS)

Notes

[1] Jean-François Balaudé, La vérité des images selon Épicure : Perception, rêve et désir, in : Dossier : Phantasia [en ligne]. Paris- Athènes : éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2004.

[2] Je me permets de citer : Marielle Macé, « Viens, dit l’allée », in Europe, numéro spécial « Jean-Christophe Bailly », n° 1046-1047-1048, juin-août 2016.

[3] En écho au titre du recueil composé avec Philippe Roux : Passer définir connecter infinir, Paris, Argol, 2014.

[4] Jean-Christophe Bailly, Le Propre du langage, voyages au pays des noms communs, Paris, Le Seuil, 1997, p. 172.

[5] Je le dis avec les mots de Ludovic Janvier, formidable poète.