Sillitoe retrouvé – relire Samedi soir, dimanche matin
Ce premier roman largement autobiographique, c’est un « jeune homme en colère », un Angry Young Man, qui le signe. Natif de Nottingham, cet autodidacte avait quitté l’école à 15 ans, pour travailler dans l’usine de cycles Raleigh. Deux ans auparavant, John Osborne avait défrayé la chronique avec sa pièce Look Back in Anger (La paix du dimanche) : l’ouvrier Jimmy Porter y balançait une bombe à peine figurée contre les pouvoirs en place, accusés de tous les maux.
Cependant, Alan Sillitoe ne se sent aucunement solidaire de cet ancien bon élève issu de la classe moyenne, et c’est très loin des rivages de l’Angleterre qu’il s’essaye à l’écriture. Assis sous un oranger à Alicante, regardant Nottingham « en tenant ses jumelles à l’envers », il se voit comme un exilé, ne sentant nullement appartenir à la classe ouvrière, « ni à aucune classe, d’ailleurs », ainsi qu’il le confiait à Christine Jordis, en 1987.
Ouvrier-tourneur, le personnage d’Arthur Seaton travaille lui aussi dans une usine de cycles, jamais nommée, immense et sinistre caserne, assourdissant Moloch aux crocs d’acier et aux écoeurants remugles d’huile chaude. Rebelle, mais ne disposant pas de cause pour canaliser sa rage, il donne toute la mesure de sa fureur de vivre, qui est réelle, mais peine cependant à limiter « la force d’écrasement de la société ». Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il y songe, tant son individualisme forcené l’emporte sur une quelconque conscience de classe, inexistante dans son cas.
Au seuil du livre, une chute mémorable : après avoir absorbé sept verres de gin et onze pintes de bière, Arthur dégringole dans l’escalier d’un pub, avant de perdre connaissance. Comment mieux signifier le péril, mais aussi le frisson, qu’il y a à « débuter », à « entrer en littérature », ainsi que le comprend Bertrand Leclair, dans un essai récent (Agora 2019) ? Débuter par une gamelle aussi spectaculaire, c’est plonger sans détour dans la langue – un idiome populaire, ponctué de jurons et rehaussé d’images. C’est glisser sans retenue sur un toboggan, d’une séquence, comique, à une autre, dramatique, et ainsi de suite ou inversement, dans l’esprit échevelé des romans picaresques du XVIIIe siècle.
Au personnage sans foi ni loi d’Arthur Seaton, jeune homme dans la force de l’âge, correspond une narration volontairement lâche et décousue, dont le seul fil directeur est épisodique. L’efficace n’en est pas moins au rendez-vous, tant la force d’entraînement que manifeste le personnage, par ailleurs pas toujours recommandable, est immédiate. Sa présence, son charisme, bouscule tout sur son passage, et le roman bénéficie à plein de cet effet de souffle.
Du reste, Arthur lui-même se rêve en Guy Fawkes, en dynamiteur en chef, se proposant de truffer l’usine et la ville entière de bâtons de dynamite. Un grand boum, et c’en serait fini des contremaîtres, des vélos, des patrons, et tout le toutim, députés du Labour compris. Son anarchisme rappelle celui des Luddites, tisserands du Lancashire du sud et d’une partie du Leicestershire et du Derbyshire, partisans de démolir l’outil de production, les métiers à tisser de la première Révolution industrielle, en l’espèce. On se souvient que l’historien britannique E.P. Thompson voyait en eux les initiateurs d’une conscience de classe ouvriériste.
Mais à Marx, Sillitoe semble préférer Newton, et les lois de la physique appliquées au roman : entre action et réaction, attraction et répulsion, équilibre et déséquilibre, c’est une dynamique de confrontation qui se met en place autour d’une force qui va et n’en pense pas moins, dans la solitude indéboulonnable de son for intérieur. A l’écran, l’acteur Albert Finney, dans le film de Karel Reisz, sorti en 1960, prêtera son magnétisme, très Nouvelle Vague, à ce James Dean des Midlands. Dans son sillage, la jeunesse britannique prendra le pouvoir, depuis l’Alex de Clockwork Orange au Johnny Rotten des Sex Pistols, en passant par les teenagers héroïnomanes d’Irvine Welsh.
L’écriture de Sillitoe est affaire de rythme et de souffle, mais aussi d’urgence.
« Faire le chanfrein d’entrée, passer l’alésoir, et enfin l’chanfrein de l’extrémité. Là, c’est fait. Sortir la pièce et en fixer une nouvelle, en vérifiant les mesures de temps en temps parce que ça m’plairait pas, après en avoir abattu un millier, de m’les faire retourner par le vérificateur. Quarante-cinq gros billets, ça n’pousse pas sur les arbres. Faire le chanfrein d’entrée, passer l’alésoir, puis le chanfrein d’extrémité, faire pivoter la tourelle jusqu’à en avoir les bras gourds et quasi morts. Et que ça saute.
Enlever l’ancienne, remettre la nouvelle, appeler le chariot pour emporter ce qu’y a d’terminé et m’en rapporter d’autres, et avant pour une nouvelle centaine en n’faisant plus attention à l’odeur de la mousse ou aux courroies en l’air qui m’flanquaient tant la trouille quand j’ai commencé l’usine, à quinze ans, ces courroies qui claquent et s’croisent, et battent et changent de sens comme les idées d’Robbie, le contremaître.
C’est une vie d’galérien, si vous n’flanchez pas, si vous grattez tant qu’ça peut pour gagner quelques billets afin d’emmener Brenda faire la bringue avant d’pieuter ensemble chez elle, ou par les bois et les p’tits sentiers du côté de Strelley, en passant d’vant l’grand lotissement où Margaret, ma frangine, a sa maison avec ses trois mouflets d’son propre à rien d’mari, et d’vant tout l’reste pour conduire Brenda à la cabane de berger toute démolie, qu’j’ai connue d’puis qu’j’étais môme, et d’là basculer sur la paille pour faire l’amour tous les deux parce que ça n’pouvait plus guère attendre. »
On voit à parcourir ce long extrait combien l’écriture de Sillitoe est affaire de rythme et de souffle, mais aussi d’urgence. Et combien nous sommes loin de Charlie Chaplin, et des écrous à visser de plus en plus vite des Temps modernes. La phrase soutient la cadence, sans coup férir, bien que taraudée par l’allure en propre de la machine. A la seconde qui s’échine à faire de l’ouvrier une chose, un machiniste, bientôt un mort-vivant, la première affirme, « d’vant tout l’reste », que la vie est plus forte, et que le dernier mot reviendra à Eros énergumène. A la malédiction du « mécanique plaqué sur le vivant », Sillitoe oppose la fluidité du vivant épousant sans à-coup les rotations du tour revolver (qui porte bien son nom).
Au demeurant, Arthur jongle avec les pièces à usiner comme avec les femmes, se jouant des obstacles qui se dressent entre elles et lui. Question drague, il est d’un autre âge—celui des collectionneurs « à la chaîne » (!), à la séduction compulsive, qu’on nommait autrefois roués, libertins. Arthur, lui, est un prolétaire, pas un aristocrate, mais ses « liaisons » sont tout aussi « dangereuses ». Du reste, il ne vit que pour ces instants où sa sécurité ne tient qu’à un fil, entre maris cocus et amis trahis rêvant de prendre leur revanche.
Pour un peu, il relèverait de cette « obsession moderne » dont parle si bien Tristan Garcia, et qui a pour nom « intensité ». L’intensité qui distingue et différencie ; elle justifie à elle seule l’existence du coureur de jupons, hors morale, donnant libre cours à une libido autant affamée de sexe que sa soif d’alcool est inextinguible. La modernité de Samedi soir, dimanche matin tient dans cette aptitude, de la part de Sillitoe, à saisir le moment où l’intensification est portée à son comble, avant qu’elle ne reflue, plus ou moins inexorablement, du côté de la fatigue, de la lassitude, et bientôt, qui sait, du dégoût.
Comme à la parade (électrique), le tourneur se fait bâteleur, hâbleur, jouisseur : d’esquive en feinte, de défausse en évitement, il consacre ce que le Bergson du traité sur Le Rire nommerait « la vivante flexibilité d’une personne » à l’encontre de la raideur de la loi ou du type. Rompant avec l’asservissement à L’Etabli, ainsi qu’à l’Etablissement politique, sa puissance vitale, quasi animale, se pense invincible, se croit insaisissable.
Retrouver Sillitoe, et son instinct de survie intact, c’est le revisiter par Deleuze et Foucault interposés.
C’est beaucoup s’illusionner, sans doute, et la deuxième partie du roman, volontairement déséquilibré dans son organisation, le montre rattrapé par la patrouille, laquelle lui inflige une correction des plus sévères. Renvoyé dans les cordes, le boxeur amoureux qui voletait comme un papillon et piquait comme l’abeille est séché sur place. Il s’effondre dans la « sombre béatitude de la crasse, des crachats et de la sciure de bois qui recouvraient le plancher ». Son compte est bon ; sonné, hagard, il est à deux doigts de rentrer dans le rang et de rendre les armes.
Mais c’est oublier que la révolte sauve. Un coup asséné avec une chope de bière par une femme sur le crâne de son époux vient ouvrir une brèche « révélatrice » dans la convivialité d’une célébration de Noël en passe de verser dans un consensus œcuménique mais émollient. Décillé, tel Saul en chemin pour Damas, Arthur, qui vient de consentir à épouser la jeune Doreen, comprend qu’il est temps de se remettre en ordre de bataille.
Dimanche ne sera pas le jour de sa capitulation en rase campagne. Le contexte historique du roman est pour beaucoup dans cette prise de conscience martiale, bien qu’anti-militariste. En 1958, la deuxième guerre mondiale est encore dans tous les esprits, avec le souvenir traumatisant de ses bombes, de ses rationnements, sans même parler du spectre d’un imminent conflit nucléaire et apocalyptique, guerre froide oblige.
Retrouver Sillitoe, et son instinct de survie intact, c’est le revisiter par Deleuze et Foucault interposés. Les « lignes de sorcière », les « machines de guerre », le « nomadisme », la « déterritorialisation » du premier, les « hétérotopies » du second : Arthur incarne tout cela, mais d’instinct et sans la moindre théorisation. A commencer par sa propension à prendre la tangente, à fuir, à trouver refuge dans des enclaves de verdure, des zones à défendre en bordure du canal, là où les « aulnes se penchaient au-dessus de l’eau comme des vieillards sur leurs jambes flageolantes », et où, canne à pêche à la main, il est en mesure de se créer un espace-temps « autre », aux antipodes des cadences « usinées » et de la morne grisaille des corons serrés les uns contre les autres.
Ces havres de paix, ces lieux à l’écart de la ville, extérieurs à l’Etat comme à l’usine, où il peut respirer et penser, lui sont indispensables, et c’est en bicyclette, la plupart du temps, qu’il s’y rend, seul, le dimanche. L’utopie y est concrète, presque palpable, le temps d’une partie de pêche lointainement nourrie des préceptes d’Izaac Walton, l’auteur de The Compleat Angler (Le parfait pêcheur à la ligne, 1653), savant ouvrage écologique avant l’heure, dans le miroir duquel l’Angleterre et les Anglais n’auront cessé de se refléter.
Il y est, tout à la fois, chasseur, rêveur, son « propre patron ». Il s’y ressource, y rumine les conflits à venir, car contre-attaque il y aura nécessairement, y caresse des rêves de notoriété, qui sont d’abord et surtout la marque d’un impérieux besoin de reconnaissance, notamment sociale : « Mais tout compte fait, la vie n’est pas si mauvaise que ça, et le monde pas si mal fait, quand vous savez tenir le coup, et si vous vous rendez compte que le monde ne sait pas encore qui vous êtes, bien sûr, mais qu’il ne tardera pas à l’apprendre.»
De fait, l’Angleterre n’allait pas attendre longtemps pour apprendre de quel bois se chauffait Sillitoe. En 1959, avec La Solitude du coureur de fond, et le pied-de-nez adressé en fin de parcours par Colin Smith, jeune délinquant qui feint de signer un pacte avec l’ennemi héréditaire pour mieux faire « turbuler » le système, s’impose définitivement l’image du « jeune homme en colère » – image dont Sillitoe n’avait, littéralement que faire, mais qui allait lui coller toute sa vie à la peau. Sans toujours voir que sa colère, loin d’être prioritairement politique, se voulait d’abord poétique, nourrie des accents néo-romantiques de D.H. Lawrence, l’autre grand écrivain de Nottingham.
Alan Sillitoe, Samedi Soir, dimanche matin, traduction d’Henri Delgove, éditions L’échappée.