Politique

Elections : du risque sanitaire au risque politique

Politiste et historien

Fort présente durant les trente-trois ans qu’ont duré les débats parlementaires, la préoccupation hygiéniste n’apparaît bizarrement pas dans la loi du 13 juillet 1913, celle qui institue la procédure de vote telle que nous le connaissons encore aujourd’hui. Au point que le ministère de l’Intérieur prit une circulaire avant les élections de 1914 et en raison du risque… de « maladies contagieuses ». Et si, au vu du taux record d’abstention, notre procédure de vote plus que centenaire faisait les frais de l’actuelle pandémie ?

La tenue d’élections en pleine pandémie est une expérience inédite. On n’était pas habitué à entendre un ministre de la Santé donner des consignes d’hygiène pour les bureaux de vote : « Il y aura un mètre d’écart entre les personnes qui iront voter dans la file d’attente. Chacun pourra venir avec son stylo, il y aura du gel hydroalcoolique avant et après, il y aura des panneaux qui informeront sur les gestes barrières » (Ministre de la santé, RMC, 13 mars 2020). Cela pourrait avoir un air de retour aux commencements d’un vote qui a gardé sa forme actuelle depuis un siècle.

En 1914, les électeurs (hommes) votèrent en effet pour la première fois selon la procédure actuelle. Peu de temps avant, le ministre de l’Intérieur s’était inquiété des conditions sanitaires dans une circulaire envoyée à toutes les mairies de France : « Mon attention ayant été appelée sur les dangers, au point de vue des maladies contagieuses, que peut représenter la mise à la disposition des électeurs de crayons qui sont habituellement portés à la bouche, je recommande de remplacer, dans les isoloirs, le crayon par des porte-plume et des encriers » (Min. de l’Intérieur, circulaire du 17 octobre 1913). Inquiétude étonnante au lendemain d’une loi votée le 13 juillet 1913 après 33 ans de débats parlementaires. Les députés et sénateurs qui se renvoyèrent le texte auraient-ils oublié quelque chose : l’hygiène ?

La loi sur la liberté et la sincérité du vote visait explicitement à assurer la liberté électorale contre les faits de corruption et de pression. Inspirée par le ballot act de 1872 au Royaume Uni – lui-même précédé par la réforme électorale de 1857 dans l’Etat de Victoria en Australie connu pour ses désordres électoraux, d’où le nom d’australian ballot dans les pays anglo saxons – et la réforme électorale de 1876 en Belgique, la procédure française adopta l’isoloir mais au contraire des pays voisins l’associa au bulletin sous enveloppe et non au bulletin informe offrant les noms à cocher. A posteriori rien de bouleversant.

Ce n’était pas une simple réforme technique mais une réforme politique qui opposait les anciens notables – généralement de droite – aux nouveaux entrepreneurs politiques – souvent à gauche.

Dans les débats à l’Assemblée nationale et au Sénat, les arguments échangés ne brillaient pas forcément par leur pertinence ni leur bonne foi. Si bien que des réformateurs évoquèrent de vive voix leurs soupçons. La réforme mettait à l’abri du regard les électeurs dans l’isoloir en même temps qu’ils devaient remettre eux-mêmes leur enveloppe au président du bureau qui la mettait lui-même dans l’urne ? Dès lors, cette autonomie visible inquiétait ceux qui ne pouvaient imaginer une sorte d’avènement de l’individu affranchi du contrôle social – même seulement visuel – des gens « importants », instruits, propriétaires, etc.

Ce n’était pas une simple réforme technique comme s’appliquaient à le soutenir les adversaires mais une réforme politique qui opposait les anciens notables – généralement de droite – qui fondaient leur élection sur des rapports sociaux concrets de domination patrimoniale sur une population d’ouvriers agricoles ou d’industrie, de domestiques et autres dépendants aux nouveaux entrepreneurs politiques – souvent à gauche – qui prétendaient s’imposer en proposant des programmes politiques à des citoyens politisés. Si la relation électorale n’avait pas été en jeu dans cette réforme de la manière de voter, comment aurait-on débattu si longtemps ?

Et bien sûr, les aveux et lapsus se multiplièrent qui disaient clairement que les adversaires craignaient des maladresses des paysans ou ouvriers incapables de glisser leur bulletin dans l’enveloppe avec « leurs gros doigts durcis par le travail » d’autant plus que les isoloirs étaient obscurs. En trouveraient-ils même l’entrée ? On ironisa beaucoup sur ce petit local dans lequel les électeurs étaient censés choisir leur bulletin et même selon certains réfléchir.

Bien sûr, en ce temps des foules qui obsédaient les penseurs conservateurs de la Belle époque comme Gabriel Tarde ou Gustave Le Bon, on craignait les désordres populaires, les blocages ou frictions que l’on supposait provoquées par le ralentissement des opérations. Et par un cocasse hasard, un des principaux adversaires de la réforme Charles Ferry, frère de Jules, eut un mot qui fait sourire aujourd’hui en vantant le statu quo et en soulignant la bizarrerie de la nouvelle machinerie électorale : « Pourquoi après cinquante ans d’exercice constant du droit électoral sous la forme actuelle, inventez-vous – permettez-moi de les appeler par le nom qu’elles méritent – toutes ces chinoiseries ? » (Charles Ferry, JO, Ass. Nat., 1er avril 1898).

La peur des rassemblements – on parlait même de foule électorale – concernait les désordres du nombre plutôt que les risques de la santé. On n’évoqua pas explicitement cet aspect même si la question de l’hygiène était bien latente dans les connotations suggestives amenant longtemps à ne pas nommer l’isoloir qui était alors réservé à des travaux en atmosphère de puanteur – de gaz méphitiques comme le précisait le Grand Larousse du XIX ème siècle – jamais baptisé d’isoloir jusqu’à 1904 mais de « cabine » ou de « couloir d’écoulement » par ses propres partisans. Ses adversaires préféraient évoquer le « cabanon » – allusion à la prison ou à l’asile –, le « petit local » – plaisanterie pour initiés désignant la chambre d’arrêt du Palais Bourbon pour parlementaires excités – « l’alcôve » – en anticipant des rencontres furtives d’un futur où les femmes auraient le droit de vote – ou le « confessionnal laïque et obligatoire », une analogie qui déclencha pendant longtemps la « douce hilarité » de parlementaires qui s’ennuyaient ferme en séance.

On peut être surpris de cette absence apparente de préoccupation hygiéniste. Elle s’exprimait pourtant de façon sous-jacente dans les évocations du nombre et de l’enfermement. Au contraire, l’enveloppe enfermant le bulletin comme l’isoloir où il était difficile de supposer qu’il serait un lieu de rassemblement – certains tentèrent malgré tout l’argument – procédaient plutôt de mesures conformes aux normes de l’hygiénisme du temps. Les parlementaires ne pouvaient l’ignorer qui, le même jour, lors du premier vote positif de la réforme à la chambre des députés en décembre 1901, se penchaient sur une loi de protection de la santé qui présentait notamment les mesures à appliquer dans les communes pour lutter contre les « maladies transmissibles » (JO, Ass. Nat., 17 décembre 1901). Autrement dit, les députés ont voté la réforme de la procédure de vote et la loi sur la protection de la santé le même jour.

La circulaire du ministre de l’Intérieur de 1913 ressemble bien à la réparation d’un oubli dans la rédaction du texte. Un oubli compréhensible si on se rapporte aux conditions concrètes du vote qui font en même temps que cette circulaire ne nous est pas immédiatement compréhensible. Jusqu’alors, le bulletin autographe était autorisé et même valorisé comme attestant de la capacité à écrire des électeurs bien qu’on ait dû dès l’instauration du suffrage universel en 1848 autoriser de facto les bulletins imprimés qui étaient alors fournis par les candidats. Aussi des crayons étaient-ils disposés dans les bureaux de vote sur les tables disponibles pour voter même si bien des électeurs arrivaient avec un bulletin en poche. Des tables disposées à l’entrée pour écrire son bulletin, le crayon passait dans l’isoloir. Or la mine des crayons de ce temps devait être humidifiée avec les lèvres pour produire un trait net. Quelqu’un s’en était avisé.  Cela ne concernait pas la plupart des électeurs utilisant un bulletin imprimé mais il fallait garder le cadre légal des exceptions. Une situation révolue dès le lendemain de la Première guerre mondiale avec la mise à la disposition des électeurs de bulletins fournis par l’Etat et non par les candidats qui se plaignaient des confiscations de leurs bulletins par leurs adversaires.

En cas de forte hausse de l’abstention, non seulement la légitimité de nombreux élus serait immédiatement obérée mais notre procédure de vote centenaire risque fort de faire les frais de la pandémie.

Aux élections législatives de mai 1914, on ne trouve pas la trace d’anomalies nouvelles dans le scrutin. A peine, quelques journalistes firent-ils allusion aux nouvelles dispositions de vote. « Le coq chanta », ironisait l’Excelsior (27 avril 1914) pour dire la formule rituelle du président de bureau – « a voté » – qui ponctua le vote de Raymond Poincaré, président de la République. Et rien sur un risque sanitaire. Est-ce à dire qu’il n’y ait rien est une autre affaire. Explorant les cartons des archives parlementaires, la série C, sur les élections de 1914, je tombais il y a longtemps sur une enveloppe conservée selon la loi car étant celle d’un vote nul. Je l’ouvris et j’y trouvais une matière brunâtre à l’allure d’un morceau de terre, sans odeur. Je ne sais combien de dixième de secondes je mis pour comprendre qu’il s’agissait d’excrément introduit dans l’urne par un électeur facétieux qui avait compris rapidement comment on pouvait détourner la nouvelle procédure et faire une plaisanterie douteuse ou exprimer sa colère.

On pourrait moquer la rigueur sans failles de la conservation des archives nationales capables de garder un siècle de telles pièces à conviction qui pourtant, contre toute attente, ne sont pas insignifiantes puisqu’on peut avec un peu de perspicacité les « faire parler ». Une leçon de méthode. A en juger par l’ancienneté du rituel électoral depuis 1914, le risque sanitaire n’a pas semblé important. Du moins directement. C’est plus un risque politique qui a été pris par le maintien des élections municipales les 15 et 22 mars 2020 en période de pandémie. Or ce risque se mesure immédiatement par le taux de participation. Alors que celui-ci baisse depuis plusieurs décennies, on peut se demander quel sera l’impact de la pandémie sur l’abstention ? A quel seuil la légitimité d’une élection est-elle entamée ?

Sachant que la participation est plus élevée chez les séniors qui sont aussi les plus vulnérables au virus, que l’exposition est plus forte dans les villes et donc les zones le plus peuplées, une forte hausse de l’abstention est probable. Il semble que ce soit moins le Président de la République qui soit à l’origine de cette prise de risque que le Président du Sénat et le chef du Parti républicain. Soucieux d’obtenir les gains annoncés, ils sont aussi des élus ruraux à la fois moins sensibles aux risques de l’abstention – et d’ailleurs de la pandémie – en même temps que, vieux professionnels de la politique, leur vision du monde est particulièrement centrée sur l’élection.

En cas de forte hausse de l’abstention, non seulement la légitimité de nombreux élus serait immédiatement obérée mais notre procédure de vote centenaire risque fort de faire les frais de la pandémie et, en tout cas, d’en précipiter le changement car celui-ci adviendra bientôt. On pense évidemment au vote électronique mais aussi à des changements techniques et politiques qui, en ces temps de contestation de la représentation politique pointée comme une forme de dépossession, renouvellent la démocratie.


Alain Garrigou

Politiste et historien, Professeur émérite de science politique à l'Université de Paris Ouest Nanterre

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Covid-19