(Re)voir au temps du confinement

On arrête tout ? – sur L’An 01 de Doillon, Gébé, Resnais et Rouch

Philosophe

Angoissant, le confinement et l’arrêt du train-train ? La situation que nous traversons rappelle pourtant la joyeuse histoire de L’An 01, utopie politique et sociale adaptée de la BD de Gébé, qui a aussi co-réalisé le film avec Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouch. Racontant la décision collective de « tout arrêter » , le film, impérieux d’irrévérence, incarne à merveille l’esprit révolutionnaire soixante-huitard. « Et c’est pas triste. »

On voit un quai en plein air de la gare de Villeneuve-le-Roi. C’est le matin. Du monde attend le train pour aller travailler. On entend deux hommes se parler sur le quai sans d’abord les voir. On les découvrira au fur et à mesure de la conversation suivante :

« – Bonjour Monsieur.
– Je vous connais de vue mais j’ai pas eu l’occasion de vous parler.
– Je crois que vous montez plus en tête, c’est pour ça.
– Oui… en général, je monte avant les premières, je trouve qu’y a moins de monde.
– Moi je monte toujours à peu près là. On a ses habitudes.
– Hé hé oui. Ça fait douze ans que je prends ce train-là.
– Heu moi aussi. À peu près.
– Hier vous l’avez pas pris.
– Ah vous avez remarqué ?
Sonnerie signalant l’arrivée d’un train en gare.
– C’est vrai je ne l’ai pas… j’l’ai raté. J’ai pris le suivant.
– Vous l’avez pas vraiment raté. Vous n’êtes pas monté.
– Oui c’est ça mais… j’ai pris le suivant.
– Vous n’êtes pas monté… exprès ?
– Oui c’est idiot. Tout d’un coup, j’ai… j’ai eu envie de… de… de plus monter dans le train.
– De plus jamais monter dans le train ?
– Non, non, enfin “jamais”, non… c’est pas le mot…mais… toujours le même train, vous comprenez à la fin…
– À deux ce serait plus facile, vous trouvez pas ?
– Quoi donc ?
– De plus prendre le train.
– J’sais pas. »

Le train s’arrête sur le quai dans un grand sifflement de freins. On change de plan. Les deux hommes sont désormais assis sur une balustrade à l’extérieur de la gare de Villeneuve-le-Roi. À l’arrière-plan, le train repart. À l’avant-plan, les deux hommes continuent leur conversation :

« – Ce qu’y a de bien, c’est qu’on n’a pas peur… au fond, on craint pas… ils vont pas nous donner des gifles quoi… on n’a rien à craindre.
– Et eux ? Tu crois que c’est par peur des gifles qu’ils se démènent comme ça ? (Silence.) On n’a pas le droit, on n’a pas le droit de se conduire comme ça.
– Oui.
– On devrait leur dire : vous êtes trop grands pour prendre des gifles et des coups de pied au cul, on devrait leur dire ça.
– Là tu viens de dire un truc terrible parce que… ça fait quoi, ça fait dix minutes qu’on est… qu’on s’est évadé et au fond maintenant on a quelque chose à dire aux gens.
– Mais comment on va le dire ?
– J’sais pas… Faut qu’on trouve… on va trouver quelque chose. »

C’est le début du film L’An 01 de Jacques Doillon, Gébé, Alain Resnais et Jean Rouch, réalisé à partir de la bande dessinée L’An 01 de Georges Blondeaux, dit Gébé, qui publie d’abord ses planches dans Politique-Hebdo, avant de reprendre la BD en 1971 dans Charlie Hebdo avec l’idée d’en faire un film avec d’autres.

C’est un film collectif, fait à beaucoup, mais pas tous à la fois, comme dit la bande-son du générique fait de bulles BD agglutinées qui consigne les noms d’à-peu-près 300 acteurs. Gébé et Doillon sillonnèrent la France pour tourner avec de nombreux volontaires. Film participatif, film aux multiples séquences improvisées, film néanmoins monté suivant un ton impérieux d’irrévérence, dans l’idée de mettre en pratique un esprit résolument libertaire qui serait également partagé.

Disposant d’un budget minime (vingt-cinq fois moindre que celui d’une production normale, le CNC ayant refusé l’avance sur recettes), le film réunit ainsi nombre d’acteurs improvisés mais aussi Gérard Depardieu dans son premier rôle au cinéma, ouvrant magistralement le film dans les deux scènes dialoguées retranscrites plus haut, Miou-Miou, Gotlib, l’équipe d’Hara Kiri, des équipes de compagnies et de théâtres très engagés comme l’équipe de l’Aquarium, de Pezenas, du Chêne noir, la proto-troupe du Splendide (on reconnaît Gérard Jugnot et Thierry Lhermitte), Coluche… Un assemblage incroyable.

Le film nous fait voyager dans une utopie politique et sociale imaginée à l’échelle planétaire.  Il est fait d’une suite de scènes et de séquences, tournées dans la rue, dans les champs, un peu partout, il y a des séquences tournées à New York (par Alain Resnais), d’autres au Niger (par Jean Rouch). Il sort en 1973 en pleine crise du pétrole, annonçant le début de la fin des Trente Glorieuses, de ces trop peu nombreuses décennies rendues euphoriques par l’idéal moderniste et productiviste du progrès économique et technique – le progrès social et moral allait bien suivre !

Comme chacun sait, il n’a pas suivi, enfin non pas tel que tout le monde put s’accorder à le penser. Alors dans ces mois post-68, où le dur retour à l’ordre, à la contrainte, ne pût dissiper les aspirations idéalistes, libertaires et égalitaires diffuses dans la population française, les auteurs de ce film ont l’idée de proposer une solution fictive, une solution consistant dans la fiction, au problème de l’évolution économique et morale des sociétés capitalistes et productivistes.

Gébé racontait que l’aventure de L’An 01 commença réellement quand il eut lui-même décidé un jour, alors qu’il était dessinateur à la SNCF, de tout arrêter et de se trouver des camarades, des individus dans le même état d’esprit que lui, réfractaire au système capitaliste-cumulatif-productiviste-consumériste. L’idée apparut là toute simple : faire « un pas de côté », un vrai.

Le film invite à désamorcer les habitudes, à suspendre un temps tout divertissement endormant la conscience, et à prendre la mesure des pénibilités, des contraintes, à se poser la question du prix ou bénéfice de ces contraintes, à prendre un peu de distance. Alors on pense que la vie ainsi contrainte n’est peut-être rien d’autre qu’une vie de servitude, bien absurde à bien des égards.

Et on pense de fait à Camus, au problème éthique qu’il élaborait avec le vocabulaire de l’absurde, problème brûlant dans ces moments où les murs et édifices de la vie sociale tombent et se révèlent comme un décor, là où on croyait à du dur, du solide, de la valeur absolue, et alors l’absurdité des choses jaillit, et surtout l’absurdité des vies humaines telles qu’elles sont menées (ou subies) loin des conditions de possibilité propices à la réflexion.

Alors à ce problème éthique de l’absurdité de la vie humaine dérisoire, il est plusieurs solutions, comme la solution anachorète ou misanthropique. Celle de Gébé, rejoint par d’autres, car bien sûr il ne fut absolument pas seul (comment aurait-il pu l’être ?, on est au lendemain de Mai 68), est en effet simple : « On arrête tout », « On réfléchit », « Et [on voit que] c’est pas triste ». C’est les propos de trois personnages coiffés de chapeau cloche (que l’on retrouve dans le film) sur la couverture de la BD.

La fiction d’un débrayage collectif volontaire

Le film propose une fiction comme solution aux problèmes sociaux, économiques et moraux des gens. La fiction d’un abandon consensuel, festif de l’économie de marché et du productivisme, pour libérer les individus de l’aliénation capitaliste et les soustraire à leur exploitation systémique.

La population toute entière décide d’un certain nombre de résolutions dont la première est « On arrête tout » et la deuxième « Après un temps d’arrêt total, ne seront ranimés — avec réticence — que les services et les productions dont le manque se révélera intolérable. Probablement : l’eau pour boire, l’électricité pour lire le soir, la TSF pour dire “Ce n’est pas la fin du monde, c’est l’an 01” ». L’entrée en vigueur de ces résolutions tel jour, telle heure, correspond au premier jour d’une ère nouvelle, l’An 01. Avant le jour J, la population se met d’accord, se prépare.

Dans une station d’essence, le pompiste prévient les automobilistes que les « gars de la raffinerie » vont arrêter de travailler pour apprendre la musique, et un échange improbable, caustique et très détendu s’instaure entre le pompiste et les automobilistes. Dans un salon de thé, les chefs pâtissiers, à l’aide de billets glissés dans les pâtisseries, font savoir aux bourgeoises clientes qu’elles n’ont qu’à faire leurs éclairs elles-mêmes, car ils veulent allez à la plage. Dans le billet, ils donnent la recette de la pâte à chou, là les clientes trouvent ça intéressant.

Le pêcheur dit que de toute façon les eaux sont polluées, et qu’il faut bien arrêter à un moment. Des cadres sup’ discutent au jardin, ils apprivoisent l’idée d’une démobilisation générale, parce que tout deviendra « simple » : « Si ça vient à la fois de la tête et du ventre, si ça réconcilie le haut avec le bas, oui, alors là, je suis d’accord », acquiesce celui qui était au départ le plus réticent.

Les ondes hertziennes sont piratées et tout le monde reçoit le même message délivrée d’une voix de femme, suggestive, persuasive : « On nous dit le bonheur c’est le progrès, faites un pas en avant. Et c’est le progrès. – Mais ce n’est jamais le bonheur. Alors, si on faisait un pas de côté ? Si on essayait autre chose. Si on faisait un pas de côté, on verrait ce qu’on ne voit jamais… Et si on arrêtait tout ? »

Très vite, tout un chacun, convaincu, proclame : « Mais allons-y, arrêtons tout pour de bon. » « C’est simple, il n’y a qu’à fixer une date, une heure. » « Chiche. » Ce sera mardi, 15h.

Alors oui, il y a bien les responsables politiques, et les financiers comme on le voit à New York, qui ne sont pas d’accord. Un responsable politique français (le ministre de l’Intérieur sans nul doute) dans sa voiture de fonction, enfin s’exprime : « Comment arrêter ça ? » Son conseiller lui répond que la situation est nouvelle. On peut enrayer une montée révolutionnaire, mais arrêter un arrêt ?

Et par-delà la menace du chaos, brandie par les politiques, partout ça prend, toutes les catégories de population sont d’accord. Tout le monde arrête tout à l’heure dite, mardi à 15h, l’épicier de vendre ses produits, les voitures de rouler, l’ouvrier en usine de couler son acier liquide, les garagistes de réparer les moteurs.

L’histoire politique que met en scène L’An 01 est moins une utopie au sens propre du terme, qu’une fiction. C’est la fiction d’une universalité concrète, faite de la somme exacte des individus tous impliqués également, engagés, désirant ce qui arrive, et non pas la réalité d’une « volonté générale » qui s’impose à tous – l’élément de réalité dans cette dernière désignation, est l’imposition, le fait de son extériorité à la volonté individuelle. La fiction de L’An 01 est celle d’une universalité de la pensée. Tout le monde a pensé faire la même chose en même temps, et tout s’est arrêté dans l’expectative d’avoir des idées nouvelles et de jouir de la vie.

L’esprit de jouissance face à la contrainte

Il y a de fait dans L’An 01 une leçon d’éthique ancienne et classique, épicurienne et spinozienne, qui motive l’imagination des séquences du film ironisant sur l’esprit d’accumulation et de consommation matérialistes, absurde et mortifère. Le film est aussi un produit emblématique des années 1970, et ses thèmes, comme l’arrêt du travail contraint, l’abolition du patronat, l’abolition de la propriété privée, l’amour libre (vu et défendu surtout par les hommes) sont typiques des mouvements contestataires et libertaires de ces années-là.

Mais son originalité continue de s’affirmer, notamment par la vivacité et l’irrévérence du ton, par l’imagination de scènes improbables, très efficaces visuellement, comme une scène qui présente le « Magasin-Musée-Saloperies » avec des mètres et des mètres carrés de luminaires-plafonniers de toutes les formes qui, massés de la sorte, sous le regard des deux protagonistes franchement hilares et incrédules, dont on suit le regard, apparaissent effectivement grotesques.

Le film expose ainsi les ridicules, les aberrations et les pénibles contraintes de la vie sous régime capitaliste-productiviste-consumériste. Tous les biens de consommation, industriels et technologiques en premier lieu, sont tournés en dérision. Tout « ce foutoir mécanique, c’est pas la solution ». Registre satiriste, qui choisit délibérément le registre comique, un ton délibérément léger – ce n’est pas sérieux d’être trop sérieux. Désamorçage, démontage, déboulonnage des certitudes.

Les gars de l’usine reviennent chez eux après le moment de basculement dans l’An 01, décrivent à leur femme ce qu’ils font à l’usine et proclament bien haut, ça c’est fini, on tourne la page. Et tout le monde va et entre sur la pelouse comme s’il s’agissait de la mer, comme pour un grand baptême communal, baptisant ou sanctifiant leur liberté affirmée, soustraite, reprise au productivisme asservissant.

Le système capitaliste tombe, tous les cours à la bourse de Wall Street s’effondrent, down, down, down, et ses capitaines se suicident tandis qu’au bas des buildings les journaux distribués titrent gros : « Europe Shuts Down ». Les gens dans les rues de New York les lisent avec une clameur de joie.

Un réveil sonne. Il est 6h. Un couple est au lit, la femme secoue l’homme, « Allez il est 6h », « Tu vas être en retard », etc. Puis : fou rire. Ils mettent le réveil exprès à 6h pour s’amuser.

Il y a des idées en avance sur leur temps, comme ces rues du Ve arrondissement de Paris transformées en jardin potager qui évoquent les jardins de quartiers qui ont commencé à se multiplier à pas mal de coins de rue dans les grandes villes saturées de notre monde contemporain. Le film est une comédie : le mixage du son rajoute des cris d’animaux, de basse-cour, contrastant avec les images urbaines. Les registres du grotesque et de l’ironie dominent certes, et en même temps, cela évoque le revirement « terroir » des jeunes générations devenu une réalité dans les années 2010.

Mais ce qui fait toute la différence avec les temps que nous vivons, ce n’est non pas la généralité de la démobilisation générale, du grand débrayage, mais l’idée que l’on puisse se soustraire au poids de toute contrainte et que chacun puisse être d’accord avec chacun et tous. La pause systématiquement et volontairement observé dans le film contraste très fortement en ce sens avec toute pause forcée, en particulier celle que nous vivons en ce moment.

Le film déploie un tour horizon qui peut permettre de faire le point sur les impasses réelles de l’action révolutionnaire visant à mettre fin à un système inégalitaire. L’action révolutionnaire politique emporte toujours et est toujours portée par un grand nombre mais elle ne fait pas consensus, elle ne s’établit pas puissamment sur une unanimité totale, sans faille. La démobilisation universelle que raconte le film, se réalise joyeusement en esquivant toutes les confrontations, en neutralisant toutes les montées de violences, en annulant l’affrontement – le souvenir de Mai 68, de son exaltation et de sa douche froide, est très frais.

Éliminant la composante émeutière et répressive, décidant d’escamoter le moment agonistique qui voit se dresser une partie de la population contre une autre, le film met en scène une révolution sans affrontement violent et montre comment dans ces conditions le bouleversement social de fond en comble peut être une fête. Et peut ainsi reprendre à son compte la tradition des fêtes révolutionnaires, et évoquer à plein le slogan de 68 : « Jouissez sans entraves ».

Le pas de côté et l’adaptabilité humaine

L’humour déforme, rend plastique les formes que l’on pensait rigides et que l’on considérait toujours avec sérieux. Le pas de côté, c’est rendre plastique, amollir ce qui est dur, tendu. Ce n’est sans doute pas un hasard que le chapeau mou, le chapeau cloche, porté par pas mal de protagonistes masculins dans le film, soit le symbole ou l’accessoire fil-rouge qui passe de la BD au film.

À la fin, il y a une leçon de critique de l’industrialisation capitaliste effectuée avec l’exemple de la confection du chapeau mou à hanses. La suspension du temps que notre moment partage avec cette fable libertaire, valorisant l’arrêt et l’hilarité comme moyens de solutionner les problèmes du matérialisme historique, peut permettre d’imaginer possible de remonter l’histoire des choses qui clochent aliénant l’individu à la société telle qu’elle va. Comme dit Cabu dans le film, que l’on voit avec Cavanna jouer des membres d’un groupuscule contre-révolutionnaire, parlant du pas de côté (qu’il appelle « pas à gauche ») : « ils l’ont fait et tout le bazar s’est cassé la gueule ».

L’An 01, de Jacques Doillon, Gébé, Alain Resnais et Jean Rouch, 1973.


Mériam Korichi

Philosophe, Dramaturge, metteure en scène

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