(Re)lire au temps du confinement

Rois en exil – à propos d’Un nid pour quoi faire d’Olivier Cadiot

Critique

Paru en 2007, Un nid pour quoi faire apparaît comme le guide idéal pour une expérience intérieure rigolote, même si Olivier Cadiot n’en parle pas moins beaucoup de l’extérieur, et vers l’extérieur. L’histoire se déroule à la cour d’un monarque en exil, comateux sous le blanc tapis de l’hiver, coincé « pour l’éternité » avec ses conseillers. À moins que cette neige ne soit une poussière d’après la fin du monde, d’après la fin des arrière-mondes.

Enfin ! seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques semaines, nous posséderons le silence, sinon le repos. D’abord, un double tour à la serrure. Le gargouillis de l’actualité culturelle s’est tu, l’écume de l’écume a reflué loin, très loin. Finies les recensions de livres du style « un roman choral qui raconte la fuite de deux brebis chavistes au lendemain du meurtre accidentel de leur berger. On suit pas à pas ces deux bêtes vers une existence où elles pourront enfin être elles-mêmes. Une quête déchirante retranscrite dans des pages d’une beauté soufflante. » Concurremment, on ne sera plus obligé de lire des romans conçus avec pour seul objectif leur recension dans les suppléments « Édification » des journaux. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et on ne souffrira plus que par nous-mêmes.

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« Je ne me sens pas très bien tout seul ici, tu devrais t’installer au premier, on lirait, on parlerait, on se ferait un petit club mais que pour nous deux, des bons gros coussins, un bon tapis persan, une barrique de cognac et en avant, on recommencerait une vie de célibataire éternelle, je me sens comme en exil, mais tout recommence, bref c’est une drôle de période. »

À l’énoncé du sujet de la nouvelle série d’AOC, « (re)lire et (re)voir au temps du confinement », notre sang d’ex-khâgneux n’a fait que trois tours : 1) les œuvres faites par des confinés, 2) les œuvres sur le confinement et 3) les œuvres sur la bêtise en temps de crise. On a failli un temps vous recenser notre sublime essai Petit manuel critique (2015), dont le début explique qu’à la stupide question « Quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ? », la seule réponse sensée est « Aucun », si l’on est sûr et certain de ne pouvoir plus jamais en partager la lecture avec quiconque. Puis on s’est dit que c’était un peu immodeste. Car le confinement, comme on sait, fait sortir les pseudo-rois du bois.

Bref, pour 1), on a pensé à Colette arthritique derrière ses fenêtres du Palais-Royal, Sade à la Bastille, Jean-Daniel Pollet accidenté derrière sa caméra, etc. En fait, ça ne manque pas, les créateurs confinés. Pour 2), il y avait bien Pascal et le divertissement, mais vraiment galvaudé, ou alors Les animaux malades de la peste de La Fontaine (qui va en 3, en fait), La métamorphose de Kafka, des trucs de prisonniers (Genet, Un chant d’amour ou Dumas, le Comte de Monte-Cristo), tout Beckett, et le point Godwin, assez vite : Seul dans Berlin de Fallada ou la Chute d’Oliver Hirschbiegel, film sur Hitler bunkérisé et puis finalement, à bien y réfléchir, tout Sokourov – Confessions, Mère et fils, Le Soleil, etc. Du coup en 3), des histoires de gens mesquins qui placardent sur la porte de leurs voisins « Vous êtes infirmier, cassez-vous de l’immeuble avec votre virus ». Donc Seul dans Berlin, bis, ou La Peste de Camus, dont l’épigraphe est empruntée au Robinson Crusoé de Defoe : « Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas. »

Concernant Cadiot, c’est plutôt le fou rire que l’horreur qui nous saisit à chaque livre (mais c’est un peu la même chose).

De tout cela, on retiendra volontiers que confinement et création ont des affinités serrées. Expérience intérieure, comme dit Bataille. Ou alors Jean-Luc Nancy : et si l’œuvre d’art était précisément « l’exposition de ce qui ne cherche rien » ? Absolutisme. La citation de Defoe, quant à elle, nous fait toucher du doigt que le travail véritable de l’art consiste à représenter quelque « chose qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas », alors que les ratages romanesques et filmiques qu’on nous inflige à longueur de médias rament à l’opposé : s’appliquant de toute leur bêtise à décrire des choses qui existent (les réfugiés, la guerre, etc.), mais dont ils n’ont ni idée ni expérience, ils font inexister la vie.

Assez vite, le choix d’Olivier Cadiot pour cette série s’est donc imposé, puisque jusqu’à Un mage en été (2010), l’auteur narre les aventures d’un Robinson-écrivain en stage de formation à l’existence, un bricoleur de langue qui essaie d’habiter le monde en poète, mais à qui des crétins ne cessent de répéter : « Il faut écrire au premier degré, mon gars ». Un roi dont la couronne est dans le caniveau et qui cherche comment ne pas la récupérer. Car être un Robinson est une maladie, « la vie matérielle maximale, listes exponentielles de choses à faire […], tout devient une expédition » : chaque confiné se sera reconnu dans cette problématique.

Quand on ouvre un Cadiot, « on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses ». La formule est de l’Abbé Prévost, qu’il met dans la bouche d’un Des Grieux énervé par les revirements de Manon : « Je frémissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi d’une horreur secrète dont on ne se remet qu’après avoir considéré longtemps tous les environs. » Concernant Cadiot, c’est plutôt le fou rire que l’horreur qui nous saisit à chaque livre (mais c’est un peu la même chose) : « Il paraît que vous êtes un vrai antidépresseur, me dit-elle. » L’expression « nouvel ordre de choses », on ne sait pas très bien ce qu’elle veut dire. C’est une expérience religieuse, un « secret », certes. Mais aussi un basculement qui dit bien l’expérience vécue de cette chose « qui n’existe pas » chère à Defoe. Reconsidérant tous les environs en reprenant la lecture d’Un nid pour quoi faire, voilà ce qu’on trouve, page 141 :

« Il y a un moment tout noir.

Il y a des endroits comme ça où on se demande bien pourquoi tout semble suspendu, on entre dans une partie sombre du conte, le déjà-vu sombre, pas d’air, troncs serrés, spirales d’oiseaux noirs par la lucarne très haut, fragment de ciel blanc.

C’est là que je suis tombé sur le nid. »

Le narrateur est tombé sur un nid, plutôt que du nid, « assez grand pour y lover un homme », au milieu d’une forêt qu’il traverse pour rejoindre son nouveau job : consultant en souveraineté fatiguée, expert en second corps du roi comme aurait dit Kantorowicz, et le second c’est parfois le masque de fer – retour au confinement. « Un job ultra-payé, une cour royale en exil, il faut intervenir, il faut revoir l’image, ils sont en perte de vitesse, redessiner un logo, décoration intérieure, il faut tout refaire, c’est assez confus mais c’est relié vaguement au sport, t’es un ancien baroudeur, rires, ce sera du beurre, et en plus tu ressembles à Louis XI. » A l’époque, Olivier Cadiot n’avait pas encore joué le rôle d’un médecin dans La mort de Louis XIV d’Albert Serra. Du coup, on se dit : mais c’est bien sûr, Serra n’a concocté son film de roi mourant qu’après avoir lu Un nid pour quoi faire et ses perruques poudrées (« j’enfile la combinaison dorée préparée sur le serviteur muet en bois blanc, perruque en lin à boucles, nœud noir de répétiteur victorien, descente express, etc. »).

Si l’on préfère utiliser Cadiot comme roman d’évasion, ça marche aussi : son héros est un ancien champion de ski, il n’a pas son pareil pour slalomer entre les mots et la folie.

Un nid, pourquoi pas, déjà avant, on avait aperçu un entresol (on continue de citer, parce que cela ressemble tellement bien à la situation actuelle que c’est un délice) : « Une vie recluse et dédiée à l’étude pour quelqu’un revenu de tout, […] à la fin de l’été la chaleur finit par gagner, mais c’est déjà l’automne et les choses s’inversent, sortons le moins possible, ça n’a pas d’intérêt, restons cloîtrés. On est bien. »

Chez le Roi, c’est beaucoup moins bien, pas foutu de demeurer en repos dans une chambre : il faut le distraire à tout prix. Grosse inflation de #culturecheznous : le Met lui prête un tableau par Internet, un Vermeer projeté en 32K pour lui tout seul, « un milliard de pixels, une seule connexion, on a privatisé les tuyaux, sympa l’idée du tableau à domicile […], notre idée c’est de remplir la chambre du Roi de fantômes. » Et avec ça des surboums tous les soirs, des marquises qui se désapent, un donjon SM, tout le monde qui piaille en même temps, presque aussi affreux que la soirée mondaine au début de Retour définitif et durable de l’être aimé (2002). On sent que le narrateur est à deux doigts de prendre son piolet et d’aller planter sa tente sous le balcon pour échapper à ce tourbillon. On ne vous raconte pas comment ça finit, mais en refermant le livre, on tombe sur la quatrième de couverture qui rappelle la petite annonce à laquelle a postulé le narrateur. Il aurait fallu s’en tenir au libellé strict de celle-ci : un consultant pour royauté oui, mais « artistes s’abstenir ».

Si Un nid pour quoi faire est le guide idéal pour expérience intérieure rigolote, il n’en parle pas moins beaucoup de l’extérieur, et vers l’extérieur. Parmi les voix qui vibrionnent dans cette cour en déshérence, entre valets et duchesses (et même Bossuet), domine celle d’un certain Goethe, « conseiller communication » à la fois « très réactionnaire […], tout en étant progressiste, c’est compliqué ». Cadiot en fait la figure mécanique de notre libido ultralibérale : Goethe, qui est un peu Goth, « n’a même plus cette terreur d’être pris pour un collabo, le gars relit l’Histoire à l’envers sans complexe, révisionniste anti-utopie […], en même temps, c’est passionnant d’observer comment on met un siècle à détricoter le siècle qui précède tout en tricotant le prochain. Avec la même laine ». Tiens, ça fait penser aux hôpitaux et à l’idée de collectivité : « Vous vous croyez supérieurs, les premiers à avoir de la distance, les premiers à qui rien n’arrive, vous oubliez que l’Histoire se fait sans se connaître. »

Si l’on préfère utiliser Cadiot comme roman d’évasion, ça marche aussi : son héros est un ancien champion de ski, il n’a pas son pareil pour slalomer entre les mots et la folie. Comme les autres textes de l’auteur, Un nid pour quoi faire est mieux que polyphonique : « Vocalises/ mu-mu-mu-es-li/ Et ça repart/ tristesse-gesang/ On dirait qu’il parle en verticale/ L’anorexie/ gnagna/ Mu-uu ». On dirait du Messiaen (gentiment égratigné page 278) : comme le compositeur, Cadiot invente des « personnages rythmiques », cellules se mouvant chacune à sa vitesse et avec sa force d’accélération propre, pour créer un océan propre au surf. C’est la citation de Deleuze planquée en bas de la page 323 :

« On accumule les calques, on réajuste les patrons successifs sur les formes en bois, comment des questions du jour, apportées successivement comme un vent frais, sont dépliées, réenroulées dans une chambre intérieure sur mesure, l’âme du cerveau, ça produit de la chaleur paradoxale.

Vous sentez bien que c’est un étrange bonheur. »

Olivier Cadiot, Un nid pour quoi faire, Éditions P.O.L., 2007, 352 pages.


Éric Loret

Critique, Journaliste

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