Série télé

L’ouvert et le néant – à propos du Complot contre l’Amérique de David Simon et Ed Burns

Critique

Diffusée sur HBO aux États-Unis et sur OCS en France depuis le 16 mars, la série Le Complot contre l’Amérique adapte, en six épisodes d’environ une heure, l’un des chefs-d’œuvre de Philip Roth. Il offre aussi un prolongement passionnant au travail télévisuel de David Simon, entamé il y a maintenant vingt ans avec la mini-série The Corner, en interrogeant le statut de l’Autre dans l’histoire américaine contemporaine et jusqu’à nos jours.

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« C’était le plus beau panorama qu’il m’ait été donné de voir, un Éden patriotique,
un paradis terrestre américain qui s’étendait à nos pieds, et dont,
blottis les uns contre les autres, nous venions d’être chassés en famille. »
Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique (2004)

 

La scène est l’une des premières de la seconde saison de The Wire. Bodie et Shamrock, deux petits trafiquants au service de Stringer Bell, se rendent à Philadelphie pour récupérer un chargement de drogues. En chemin, la radio se brouille. Le rap qui les accompagnait jusqu’alors est grignoté par les parasites, renvoyé à la matérialité de sa diffusion – ou, plus exactement, à sa localisation. Révélation pour Bodie : les stations ne sont pas partout les mêmes. Il y a un monde en dehors de Baltimore. Navigant de mauvaise grâce sur la bande FM, il attrape quelques bribes de chansons folk célébrant le Seigneur, et une lecture de Garrison Keillor. Fameux segment de l’émission « A Prairie Home companion », diffusée sur le réseau public APM entre 1974 et 2016, ses « Nouvelles du Lake Wobegon » content avec humour et affection les aventures des habitants d’une bourgade fictive du Minnesota.

Or, rien ne saurait être plus étranger au jeune homme que la culture des tomates à laquelle il est fait allusion. Bodie se récrie et, enfin, parvient à capter un nouveau morceau de rap. Ce moment, en apparence anodin dans une fresque d’une telle ampleur, insiste. C’est qu’il en rappelle un autre – lorsque le jeune Wallace, pour tenter d’échapper au commerce de la drogue et à un sentiment de culpabilité dévorant, trouvait refuge chez sa grand-mère, à la campagne. Téléphonant à un ami resté en ville, il se lamentait du chant ininterrompu des grillons. À ses oreilles, il n’y avait, là encore, que grésillement.

Il a beaucoup été dit de David Simon qu’il était le plus subtil chroniqueur contemporain du déclin et de la survie des grandes villes américaines – pour emprunter à Jane Jacobs les termes d’un essai f


[1] On se souviendra que le roman de Roth débute par ces lignes : « C’est la peur qui préside à ces Mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? »

[2] Lire notamment David Simon, « Old faces and fresh dishonor » in The Audacity of despair, mis en ligne le 25 novembre 2015. S’agissant des Syriens, il écrit : « Bientôt et pour toujours, de nombreuses autres familles n’auront plus rien que des noms et des photographies pour porter leurs deuils, tout comme les noms et les images d’autres – les Taft, Coughlin et Lindbergh d’aujourd’hui – seront entachés et déshonorés par ce qu’ils ont fait et dit de nos jours. » Il n’est pas anodin non plus de noter que Simon a utilisé des photos de sa propre famille pour décorer les intérieurs des maisons.

[3] David Simon, Baltimore. Une année au cœur du crime (traduit de l’américain par Héloïse Esquié), Éditions Points, coll. « Points crimes », 2016, p. 839.

[4] David Simon et Ed Burns, The Corner. A Year in the Life of an Inner-City Neighborhood, Broadway Books, 1997, p. 355. Notre traduction.

[5] James Baldwin, La prochaine fois, le feu (traduit de l’américain par Michel Sciama), Éditions Gallimard, coll. « Folio », 2018, p. 77.

[6] Voir W. E. B Du Bois, « Le Nègre et le ghetto de Varsovie (1949) », Raisons politiques, 2006/1 (no 21), p. 131-135.

Rayonnages

Télévision Culture

Notes

[1] On se souviendra que le roman de Roth débute par ces lignes : « C’est la peur qui préside à ces Mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? »

[2] Lire notamment David Simon, « Old faces and fresh dishonor » in The Audacity of despair, mis en ligne le 25 novembre 2015. S’agissant des Syriens, il écrit : « Bientôt et pour toujours, de nombreuses autres familles n’auront plus rien que des noms et des photographies pour porter leurs deuils, tout comme les noms et les images d’autres – les Taft, Coughlin et Lindbergh d’aujourd’hui – seront entachés et déshonorés par ce qu’ils ont fait et dit de nos jours. » Il n’est pas anodin non plus de noter que Simon a utilisé des photos de sa propre famille pour décorer les intérieurs des maisons.

[3] David Simon, Baltimore. Une année au cœur du crime (traduit de l’américain par Héloïse Esquié), Éditions Points, coll. « Points crimes », 2016, p. 839.

[4] David Simon et Ed Burns, The Corner. A Year in the Life of an Inner-City Neighborhood, Broadway Books, 1997, p. 355. Notre traduction.

[5] James Baldwin, La prochaine fois, le feu (traduit de l’américain par Michel Sciama), Éditions Gallimard, coll. « Folio », 2018, p. 77.

[6] Voir W. E. B Du Bois, « Le Nègre et le ghetto de Varsovie (1949) », Raisons politiques, 2006/1 (no 21), p. 131-135.