(Re)lire au temps du confinement

Les États-Unis à portée de clic – à propos Éclats d’Amérique d’Olivier Hodasava

Philosophe

S’évader sur les routes des États-Unis, rencontrer les anonymes qui les arpentent, croiser les stations-service désertes… C’est ce que propose Olivier Hodasava dans Éclats d’Amérique. Chroniques d’un voyage virtuel, où il relate ses ballades américaines dans les prises de vue de Google Street View. Un voyage dans les recoins ignorés d’un pays trop connu, à travers son imaginaire créatif et littéraire.

À l’heure où certains commencent à craindre pour leurs voyages estivaux, rassurons-nous sur un point. Olivier Hodasava ne risque pas de se voir pris de court. Depuis plusieurs années en effet, ce voyageur-écrivain immobile parcourt le monde depuis chez lui, sur Google Street View. En route pour les États-Unis !

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Éclats d’Amérique se présente comme une traversée des cinquante États américains, à travers les lieux les plus insignifiants, immortalisés sur Google Street View. Salutaire en ces temps confinés, le texte a d’ailleurs été rendu disponible par son éditeur : il peut être consulté en ligne, ou téléchargé au format PDF.

L’auteur reprend ici un procédé qui lui est cher, et qu’il continue de mettre en œuvre. Pour compléter notre lecture – et élargir encore notre horizon – il est ainsi possible de suivre les expéditions d’Olivier Hodasava sur Internet. Depuis neuf ans, il tient un blog, Dreamlands Virtual Tour, un « carnet de voyage virtuel », sur lequel il publie tous les jours une promenade littéraire de quelques lignes à partir d’une photographie choisie. Tous les pays sont explorés par l’imagination sans frontières de l’auteur, qui se met miraculeusement en mouvement devant les images apparemment les plus quelconques.

Ce voyageur virtuel est aussi l’un des fondateurs de l’Oucarpo, « Ouvroir de Cartographie Potentielle ». Sur le modèle de l’Oulipo dont certains membres avaient pressenti le « tournant spatial » dont Olivier Hodasava est l’un des commis-voyageurs – on pense à Espèces d’espaces de Georges Perec – l’Oucarpo s’emploie à documenter les passerelles entre l’expression artistique et la cartographie. Les procédés cartographiques impliquent en effet des opérations littéraires et artistiques, tout autant que les arts qui se sont appropriés les techniques de « mappage ».

Le narrateur d’Éclats d’Amérique parcourt ainsi virtuellement le Nouveau Monde, en s’arrêtant sur des photographies de ses lieux les plus anodins, pour leur donner une consistance. Il est possible de suivre ce voyage sur le blog associé au texte, qui rend visible l’ensemble des images sélectionnées.

« Sans doute ces mêmes Américains passent-ils une bonne part de leurs vacances à graver leurs initiales sur des troncs d’arbres tant ils ont besoin d’exister dans un territoire. » À l’inverse de ceux qui, selon lui, veulent laisser une trace là où ils passent, Olivier Hodasava ne cherche pas à exister quelque part, mais à faire exister les “quelques parts” du continent qui s’offrent à lui, dans l’écran de son ordinateur.

Un voyage loin des sentiers battus

Éclats d’Amérique ne raconte pas l’histoire des États-Unis, mais le voyage d’un narrateur dont on ignore presque tout – jusqu’à son prénom, réduit à une initiale. “O.” raconte donc ses amours sans lendemain, dresse les portraits des personnages qu’il rencontre dans les rues et les hôtels. Et surtout, il décrit ce qu’il voit à la surface de la Terre, ce qui l’entoure, ces paysages rarement grandioses, souvent quelconques, très ordinaires. De la Californie au Nevada, de la Floride au Texas, il nomme, compte, examine tout ce qui s’offre à son regard. Peu tracassé par les distances géographiques compte tenu de son mode de déplacement – sa souris d’ordinateur–, c’est par ordre alphabétique qu’Olivier Hodasava traverse les États. Ce sont les personnages croisés qui se racontent au narrateur – leur rencontre avec l’être aimé, un cauchemar récurrent… Parfois, c’est même l’un d’eux qui se fait narrateur.

O. ne s’arrête ni devant les monuments les plus remarquables, ni dans les musées les plus prestigieux. Pourquoi le ferait-il ? Ces lieux racontent déjà eux-mêmes leur histoire. Ce qui l’intéresse, ce sont au contraire les non-lieux – ce tissu interstitiel des cartes. Les panneaux de signalisation, les boîtes aux lettres perdues au milieu de nulle part, les parkings déserts. Autant de lieux sans voix que les Google cars s’obstinent à photographier inlassablement. Mais l’image ne peut rendre pleinement justice au réel ; et pour raconter ces lieux il n’est d’autre choix que la création littéraire, capable d’habiter la banalité pour lui rendre vie. L’auteur s’intéresse aux détails, qu’il voudrait pouvoir épuiser à force de minutieuses descriptions et de renseignements piochés sur Internet.

Ce qui étonne et réjouit dans l’écriture d’Olivier Hodasava, c’est la délicatesse avec laquelle il parvient à remplir ces lieux – qui apparaissent pourtant souvent vides et délaissés à l’image. Sans tomber dans l’écueil de ces voyageurs qui, trop occupés par une quête initiatique, traversent dans leurs récits les paysages de manière romantique ou sans les voir, l’auteur raconte les lieux en se confrontant à eux avec la plus grande honnêteté possible. Quelle émotion peut bien faire naître une station essence plantée comme au hasard au milieu du territoire américain ?

Certes, l’auteur s’immerge dans des photographies qui n’ont rien d’artistique ni d’esthétique, qui ressemblent presque à des clichés pris par erreur – comme ceux que l’on retrouve parfois dans nos piles de photos de vacances. Mais sur ces photographies, dans ces lieux dont la banalité n’a d’égale que le mystère, Olivier Hodasava fait apparaître des personnages qui se forment en quelques paragraphes seulement, et se dotent d’un caractère, d’une histoire, d’une sensibilité. La traversée des États-Unis devient alors celle d’une imagination sans limite, qui n’a de cesse de renouveler l’expérience spécifique de se trouver et pas ailleurs.

Un voyage de l’imaginaire

Alors que les États-Unis peuvent apparaître bien inhospitaliers, avec leur territoire immense aux climats parfois hostiles, leurs routes interminables, leurs villages fermés sur eux-mêmes, le narrateur ne se laisse pas impressionner et transbahute sa délicatesse partout avec lui, lui cherchant un endroit à habiter, un miroir. Il enquête, aussi. Comme lorsqu’il se lance à la recherche d’une jeune femme dont le profil Instagram lui a permis de deviner le lieu de vie, ou qu’il cherche à apercevoir la maison d’un écrivain dont il admire le travail.

En fait, ce qu’il cherche dans les lieux qu’il traverse, ce sont ceux qui les habitent, qui les vivent. Pris en défaut par le fait de voyager virtuellement et de ne pouvoir croiser ni chair ni os, il réhumanise les paysages en rappelant qu’ils portent la trace de personnes bien réelles. Quatre chaises de jardin disposées en cercle au milieu d’une décharge ? O. ne peut s’empêcher de voir, plutôt que des objets étonnamment arrangés au milieu de déchets, ceux qui les ont installés ainsi : « c’était là un drôle d’endroit pour se retrouver entre collègues ou amis. »

Plus qu’un voyage imaginaire – au fond il s’agit bel et bien d’un voyage, dont la forme est seulement nouvelle – cette traversée des États-Unis est surtout un voyage de l’imaginaire. L’auteur invite avant tout à visiter son imagination en corne d’abondance, capable de se mettre en action devant la photographie la plus insignifiante, et qui dévoile un peu plus à chaque étape l’étendue de ses ressources. Les amours sans lendemain et les rencontres improbables que raconte Olivier Hodasava ont-elles moins de réalité que celles, réelles mais lointaines, qu’on se remémore devant nos propres photographies ?

Éclats d’Amérique met ainsi magistralement en scène autant qu’en œuvre la joie de l’imagination au travail et le plaisir d’écrire. Plaisir auquel répond celui de lire, ainsi que la jouissance de la liberté, offerte par ce texte qu’on peut lire de la première à la dernière ligne ou parcourir au hasard, en regardant les photographies dont il s’inspire sur Internet, et qu’on peut ouvrir à n’importe page, pour (enfin !) sortir de chez soi et atterrir dans un coin paumé des États-Unis, jamais seul, toujours avec O. Atterrir devant un tas de meubles abandonnés dans la rue, ou face à l’enseigne d’une multinationale, pour expérimenter le fait d’être plutôt qu’ici.

Olivier Hodasava, Éclats d’Amérique, Chronique d’un voyage virtuel, Éditions Inculte, 2014.


Sophie Benard

Philosophe, doctorante à l'Université de Picardie Jules Verne

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