Politique

Souveraineté d’État ou solidarité commune

Sociologue, Philosophe

Pour surmonter la crise liée à l’épidémie de Covid-19, beaucoup en appellent à l’État, un État fort, susceptible de nous offrir des garanties économiques et sociales. Mais il faut prendre garde à la vision de l’État qu’on défend, car il n’est pas certain que l’État néolibéral et souverainiste, tel qu’il semble rejaillir aujourd’hui dans les discours, soit le plus à même de défendre les libertés individuelles et de protéger les citoyens.

Puisque la mort est aujourd’hui partout, on s’en remet avec espoir à l’État. En 1978-79, Foucault parlait de biopolitique : à partir du XVIIIe siècle l’État moderne se veut garant de la vie, il fait vivre et laisse mourir, à la différence du vieux souverain investi du droit terrible de faire mourir. Pouvoir de gestion de la vie plutôt que pouvoir de disposer de la vie. Or la population s’aperçoit aujourd’hui avec effroi de l’imprévoyance criminelle des autorités publiques qui, pour faire des économies de bouts de chandelle sous la pression de Bercy et de la Cour des comptes, vestales sourcilleuses des normes européennes, ont délibérément ignoré les avertissements des chercheurs sur le risque pandémique.

L’État a d’abord exposé à l’infection les soignants, les travailleurs du quotidien et tous ceux qui sont contraints d’aller sans masques « au front de la production », avant d’exposer toute la population en prétendant que le port des masques ne s’imposait que pour les soignants et les porteurs du virus. L’État néolibéral de ces trente ou quarante dernières années révèle ainsi violemment son envers nécropolitique, pour le dire avec Achille Mbembe. On découvre qu’il incarne une nouvelle forme du pouvoir souverain de disposer de la vie. On est fondé à parler d’une exposition calculée à la mort de pans entiers de la population, cyniquement sacrifiés à la logique du profit maximal et de la réduction des coûts.

Dans un entretien au Monde publié le 24 mars, Georgio Agamben s’est abrité derrière la notion de « conspirations pour ainsi dire objectives », allant jusqu’à se référer à Foucault pour mieux se justifier d’avoir parlé fin février de l’« invention » d’une épidémie. On doit bien à ce dernier l’idée d’une stratégie « sans sujet » ou « sans stratège », mais c’est sombrer dans la confusion la plus extrême que d’assimiler cette idée à celle d’une conspiration objective. Ce conspirationnisme affligeant manque l’essentiel : les gouvernants ont tout fait non pour grossir artificiellement le danger, mais, à l’inverse, pour minimiser la menace. Il leur fallait sauver coûte que coûte « l’économie » plutôt que la vie, et non « suspendre la vie pour la protéger », comme le prétend Agamben.

Le vieux fond absolutiste de l’État refait surface

Les néolibéraux s’empressent d’appeler au retour de l’État lorsque l’économie capitaliste s’effondre. Ce n’est pas nouveau. Demain les mêmes s’en plaindront : trop d’impôts, trop de charges, trop de dépenses publiques, trop de dettes. On les entend déjà. La question trop vite occultée est de savoir de quel État on parle quand on loue son « retour ». Car qui peut dire quel État se profile dans la crise pandémique que nous vivons ? S’il faut espérer un renforcement de l’État social lui permettant de faire face à sa mission de protection sanitaire, ne faut-il pas s’inquiéter en même temps de l’accroissement de l’autoritarisme étatique, tendance sensible partout, qui peut trouver dans la catastrophe actuelle une nouvelle occasion de bafouer les droits sociaux et politiques et les libertés des citoyens ?

Un petit rappel s’impose à l’adresse des amoureux amnésiques de l’État : qui hier encore démantelait l’organisation des soins hospitaliers en France ? Qui voulait étendre la précarité dans la recherche et l’enseignement supérieur ? Qui imposait des réformes du chômage et des retraites appauvrissant les chômeurs d’aujourd’hui et les retraités de demain ? Qui faisait provision de cartouches de LBD, de gaz lacrymogènes et de grenades de désencerclement au lieu de reconstituer les stocks de masques ? Réponse : l’État, ou plus exactement, ses représentants en la personne des gouvernants, sans oublier les parlementaires et la haute et moyenne administration qui leur ont obéi.

À invoquer l’État comme cette entité métaphysique protectrice, sorte de Père politique qui va nous sauver, on en oublierait que c’est d’abord une machine administrative faite pour dominer une population nationale, commandée et mise en œuvre par des gouvernants qui, une fois élus, en font à leur guise, ou plutôt font ce que leur dicte l’ordre du monde dominé par la logique du capital global. À l’inverse ce qu’attend la population, c’est un État qui stimule, coordonne et finance la solidarité, un État des services publics, un État qui prenne en compte les intérêts vitaux de la population, un État de citoyens faits pour les citoyens, un État de soignants, d’éboueurs, d’enseignants, de travailleurs sociaux, un État qui garantisse l’approvisionnement en nourriture, qui prenne soin des vieux, des sans-abri, des plus pauvres, et de tous ces chômeurs qui vont se multiplier. Le contraire de l’État néolibéral en somme.

Pourtant, ce qui s’annonce déjà c’est l’État autoritaire repeint aux couleurs nationales, un État violent, liberticide, hypervertical, un État dressé contre sa population, contre les citoyens et leurs droits civils, sociaux et politiques. Il suffit de prêter attention aux mots employés par Macron, mais qui pourraient se retrouver dans la bouche d’autres dirigeants, pour entendre résonner les mots du Souverain porteur du glaive appelant les soignants et les travailleurs à se sacrifier pour la patrie dans la « guerre contre le virus », l’héroïsation des soignants allant de pair avec le mépris le plus cynique pour le vrai sens de leur travail.

Il y a toutes les raisons de craindre, à l’instar de François Sureau, que les « circonstances exceptionnelles » ne soient, comme hier la « guerre contre le terrorisme », le prétexte pour restreindre les libertés, accroître le contrôle sur les individus, dégrader durablement le droit du travail. Il suffira, une fois de plus, d’intégrer au droit commun les règles dérogatoires de « l’état d’urgence sanitaire », dont la loi organique a violé la constitution… avec l’accord du Conseil constitutionnel ! Il est frappant de constater que le premier réflexe des dirigeants de l’État, plutôt que de prolonger l’élan de solidarité et de s’appuyer sur le sens social le plus élémentaire, a été de déployer les méthodes les plus punitives, faisant pleuvoir les amendes, menaçant de prison, n’hésitant pas à culpabiliser les Français de sortir dans les jardins publics le jour des élections municipales.

On a dit que ce zèle de souveraineté sécuritaire était fait pour cacher les monstrueuses défaillances de l’État en matière sanitaire. C’est sans doute vrai, mais il y a plus profond. L’État républicain, l’État social ou l’État éducateur sont des formes politiques qui ont bien existé, et subsistent encore sous des formes affaiblies, mais elles n’ont jamais effacé le principe de souveraineté ou, pour le dire à la manière des juristes anciens, le principe de la domination suprême de l’État sur ses sujets. Le vieil État absolutiste veille encore au sein des ministères, des préfectures et des commissariats. Et c’est bien ce principe qui à chaque crise revient comme la nature au galop.

Le moindre chef d’État, fut-il de petite envergure, se drape dans les habits d’un maréchal de 14-18 disposant ses soldats sur les fronts. Trump allègue le 13 avril que l’autorité du Président des USA est « totale » et lui donne le droit de s’opposer aux gouverneurs qui refuseraient la remise en marche de l’économie, allant jusqu’à envisager de suspendre le Congrès pour imposer ses propres nominations. Quant au sinistre Viktor Orban, il vient d’abolir d’un trait de plume les garanties démocratiques les plus élémentaires en s’attribuant les pleins pouvoirs pour une durée illimitée.

La faillite du souverainisme d’État

Tel qu’il a été élaboré durant des siècles, le principe de souveraineté de l’État présente deux faces indissociables : sa face interne, la domination sur la population, sa face externe, la défense de l’« intérêt national » au besoin par la guerre aux autres États. Mais comment l’entendre aujourd’hui ? Dans son discours du 31 mars, Macron affirme « rebâtir notre souveraineté nationale et européenne », ajoutant juste après : « nous avons commencé à le faire avant la crise en passant des réformes qui permettent à notre pays d’être compétitif ». En clair : nous l’avons fait à travers les réformes néolibérales (notamment le « choc de compétitivité » permettant aux entreprises de bénéficier de milliards de cadeaux fiscaux).

Cet aveu nous éclaire sur la « relocalisation » annoncée de la production du matériel médical. Le terme même est trompeur. Il peut signifier la priorité pratique donnée aux circuits courts en matière de production/consommation afin de réduire l’empreinte écologique et de favoriser le contrôle citoyen sur la finalité de la production (la satisfaction des besoins). Mais il peut aussi signifier la création de conditions optimales dans la guerre économique internationale. Sanofi a d’ores et déjà annoncé le retour sur le sol français de certaines de ses unités de production. C’est précisément ce que signifie la souveraineté proclamée par Macron : les grandes entreprises privées doivent produire sur le sol français, à charge pour l’État de leur garantir des conditions qui les rendent compétitives au plan international. Nous voilà avertis. Le jour d’« après » ressemblera au jour d’« avant », à ceci près que la concurrence fera encore plus rage.

Les considérations politiciennes, l’obsession macronienne d’imposer la réforme des retraites, mais surtout l’esprit national étriqué de la bureaucratie d’État, ont aveuglé sur la nécessité absolue de se préparer le plus vite et le plus fortement possible pour éviter l’hécatombe. L’OMS, qui fait aujourd’hui figure d’accusé, avait pourtant très tôt prévenu les gouvernants de la gravité et du caractère mondial de la pandémie, et ce sont nombre de ces derniers, à commencer par Trump, qui ont beaucoup trop tardé à réagir.

Aujourd’hui encore, c’est ce nationalisme des États qui empêche de mettre sur pied un véritable directoire sanitaire mondial d’urgence. On laisse chaque pays seul face à la pandémie, comme s’il y avait 197 épidémies nationales. Pire, les pays les plus riches à commencer par les États-Unis (America first !) sont entrés en lutte contre tous les autres pour s’emparer des productions disponibles de masques, de tests, de respirateurs. L’époque des corsaires est revenue. Qu’un Macron ait pu par un décret de réquisition bloquer les stocks de 4 millions de masques d’une multinationale suédoise pendant un mois (du 3 mars au 4 avril), alors que la moitié était destinée à l’Espagne et à l’Italie durement touchés par la pandémie, en dit assez sur la pratique du banditisme d’État.

Déchirée par les égoïsmes nationaux, l’Union européenne offre une image pitoyable : fermeture des frontières, dénigrement des politiques des autres, et surtout multiples stratégies contradictoires, comme si la « victoire » dans la « guerre » contre le virus mondial ne pouvait être que nationale. Et que dire de l’absence de réponse coordonnée à l’écroulement économique qui guette tous les pays européens sans exception ? Dès qu’il a été question de la mutualisation des dettes (les « coronabonds »), on a vu, comme au beau temps de l’écrasement de la Grèce par la Troïka, se manifester l’arrogance indécente des pays nord-européens, Pays-Bas et Allemagne en tête, à l’égard des pays sud-européens accusés de dépenses abusives, au moment même où les morgues improvisées continuaient de se remplir de cercueils à Milan ou à Madrid. Le délitement institutionnel est à son comble : le Parlement semble s’être mis en sommeil, la Commission a renoncé à toute initiative forte, si bien que l’interétatique pur, soustrait à tout contrôle, prévaut aujourd’hui de manière exclusive sous la forme du Conseil des chefs d’État et de l’Eurogroupe.

Le voile tombe. La souveraineté de l’État-nation est l’indispensable véhicule de la concurrence des États entre eux par la création des meilleures conditions pour faciliter les flux transfrontaliers de capitaux. C’est sur cette concurrence que repose la construction de l’Union européenne et, par un choc en retour impitoyable, c’est elle qui en menace aujourd’hui jusqu’à l’existence. De manière plus générale, la crise doit être l’occasion d’une remise à plat de la question de la souveraineté étatique.

À l’instar de Foucault, on a trop souvent eu tendance à opposer souveraineté et rationalité économique. La réalité est que la souveraineté étatique ne disparaît nullement en prenant en charge cette rationalité. La protection du capital global est la nouvelle raison d’État. On le voit bien à la manière avec laquelle, sans plus guère s’embarrasser des précautions des experts, Macron décide seul du déconfinement des écoles afin de faire repartir au plus vite l’économie à la demande expresse des milieux d’affaires. A la formule macronienne du 31 mars : « souveraineté et solidarité », il n’est qu’une alternative à opposer : « souveraineté d’État ou solidarité commune ».


Christian Laval

Sociologue, Professeur émérite à l'Université Paris Nanterre, membre du Sophiapol, Co-animateurs du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives (GENA)

Pierre Dardot

Philosophe, Chercheur au Sophiapol, Université Paris Nanterre, Co-animateur du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives (GENA)

Mots-clés

Covid-19