Hommage

Au revoir Monsieur Dame – à propos de Michel Piccoli

Journaliste

Michel Piccoli est mort à l’âge de 94 ans. Immense et humble, sa longue marche à travers le cinéma et le théâtre lui aura permis de faire un bout de chemin avec presque tout le monde. Comment cerner l’acteur qui s’est coulé dans tant de territoires, de visions, de budgets, de genres différents, en restant toujours lui-même, préservé, intact ? Peut-être est-ce là que réside le génie de Piccoli, cette manière de pouvoir exceller dans tous les cinémas, sans jamais devenir réductible à l’univers de l’un ou de l’autre. On réalise alors qu’on vient de perdre le plus grand acteur français. Il s’appelait Piccoli mais était gigante.

Un fond de pantalon souillé, un pet sonore aussi interminable qu’un râle d’agonie, Marcelo Mastroianni, Ugo Tognazzi et Philippe Noiret à son chevet l’encourageant, « Pousse Michel, ça décongestionne ! », puis lui tendant de grandes cuillerées de purée, « Mange, sinon tu ne vas pas mourir ! », tout cela avec rires et sourires : telles sont les premières images de Michel Piccoli (dans La Grande Bouffe de Marco Ferreri) qui me sont venues à l’esprit en apprenant le décès de l’immense acteur.

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Images (et sons !) saisissantes, iconoclastes, provocatrices, « punks », « scandaleuses » (de fait, le film avait secoué Cannes en 1973), images libertaires, gargantuesques, bien à la (dé)mesure du gigantesque et libre parcours de Piccoli, images de mort aussi, auxquelles on pense forcément en ce moment le concernant, en espérant que son vrai départ fut plus apaisé que dans le film de Ferreri mais tout aussi joyeusement entouré.

Incontinent chez Ferreri, Michel Piccoli était surtout un continent : 75 ans de carrière, 214 films, 3 réalisations, une cinquantaine de pièces de théâtre, une grande traversée de presque toute l’histoire du cinéma – il n’aura manqué que le muet et le réalisme poétique d’avant-guerre. La guerre, il la passe adolescent en Lozère, où il se découvre des amis juifs, un rejet éternel du fascisme (et du catholicisme inculqué par ses parents) et un engagement progressiste qui durera toute sa vie, du militantisme communiste au compagnonnage socialiste. Il débute tout juste après la guerre, en 45, et fait ses premières armes chez des cinéastes représentatifs de ce que la Nouvelle Vague théorisera plus tard avec une connotation négative « la Qualité Française » : Christian Jaque, Jean-Paul Le Chanois, Jean Delannoy… En 54, il apparaît dans son premier film notable, French cancan, chef-d’œuvre de Jean Renoir. Il y est un de ces bourgeois des beaux quartiers venant s’encanailler à Montmartre, et si l’on remarque son visage ténébreux et son timbre de voix très particulier, il se fond dans la vision chorale propre à Renoir.

Autre rencontre décisive en 56, Luis Buñuel, sous la direction duquel il tourne La Mort en ce jardin : il y joue un prêtre, lui le catholique converti à l’athéisme. Le génial cinéaste hispano-mexicain deviendra l’un de ses réalisateurs fétiches et choisira Piccoli pour tous ses films français de la dernière période, emprunts d’un surréalisme tranquille paradoxalement ancré dans le réalisme, ayant tout à voir avec l’absurde et rien à faire avec le surnaturel ou les effets spéciaux, brocardant toutes les institutions : Belle de jour, La Voie lactée, Le Charme discret de la bourgeoisie, Le Fantôme de la liberté et Cet Obscur objet du désir, telle est la chaîne de chefs-d’œuvre buñuelo-piccoliens.

En 59, la foudre de la Nouvelle Vague éclate après plusieurs années annonciatrices. Curieusement, elle manquera Piccoli dans les années décisives de son émergence (1959-62) mais se rattrapera amplement par la suite. S’il n’a jamais tourné avec François Truffaut ni Eric Rohmer, il excelle dans Le Mépris (1963) de Jean-Luc Godard dans un rôle pourtant ingrat de mari délaissé et de scénariste floué. Il retrouvera Godard des années après pour Passion (1981). La même année 63, on l’aperçoit aussi dans Adieu Philippine de Jacques Rozier, autre fleuron de la Nouvelle Vague. Ensuite, on verra Piccoli plus souvent dans la section « rive gauche » de la NV, avec laquelle il enchaîne Salut les Cubains et Les Créatures (1965) d’Agnès Varda, La Guerre est finie (1965) d’Alain Resnais, avant de devenir le délicat et mélomane Monsieur Dame dans le sublime Les Demoiselles de Rochefort (1966) de Jacques Demy. La Nouvelle Vague « rive droite », il la retrouvera dans les décennies suivantes avec des films tardifs de Claude Chabrol (La Décade prodigieuse, Les Noces rouges…) et de Jacques Rivette (La Belle noiseuse, Ne Touchez pas à la hache), tout en retrouvant régulièrement les « Vardemy » (Une Chambre en ville où il campe la figure diabolique d’un mari laid, trompé et violent, l’Univers de Jacques Demy, Les 101 nuits de Simon Cinéma).

En 68, il croise pour la première fois le lanceur de pavés cinématographiques Marco Ferreri (Dillinger est mort), puis en 70 Claude Sautet (Les Choses de la vie). Il noue là deux nouvelles amitiés artistiques au long cours avec lesquels il voguera sur les années 70 et 80. Ferreri, Sautet, deux cinéastes aux visons radicalement différentes, voire opposées, qui résument l’amplitude de jeu, l’ouverture d’esprit et la liberté de l’acteur. Ferreri, c’est la démesure iconoclaste, le souci du propos et de l’éclat avant celui du style, les fables hénaurmes qui dézinguent la société de la satiété consumériste (La Grande bouffe), le colonialisme blanc (Touche pas la femme blanche, Y A bon les blancs), plongent le fer dans la crainte du vide existentiel (Dillinger est mort, La Dernière femme, Contes de la folie ordinaire), et Piccoli y injecte son intériorité habitée, sa fantaisie, sa virtuosité à se plier à tous types de rôles et de registres. Claude Sautet, c’est le radiographe de la France pompidolo-giscardienne, l’auteur stylistiquement méticuleux à la virgule ou au millimètre près qui scanne les failles de la grande bourgeoisie masculine des Trente Glorieuses. Dans cet univers calibré en costumes cravates, Piccoli apporte du mystère, une fièvre intérieure, une fêlure rentrée (Mado), un mal-être non-dit (Max et les ferrailleurs, un de ses plus beaux rôles), une virilité naturelle qui n’a pas besoin d’en rajouter et qui sied superbement au sujet majeur du cinéaste : la difficulté à exprimer ses sentiments.

À côté de ces fidélités, la longue marche de Piccoli à travers le cinéma lui aura permis de faire un bout de chemin avec quasi tout le monde et des réalisateurs aussi différents que Pierre Chenal et Paul Vecchiali, Jean-Pierre Melville et René Clément, Costa Gavras et Roger Vadim, Mario Bava et Alain Cavalier, Alfred Hitchcock et Philippe De Broca, et même… Jacques Brel. Comment cerner l’acteur qui s’est coulé dans tant de territoires, de visions, de budgets, de genres différents, en restant toujours lui-même, préservé, intact ? Peut-être est-ce là que réside le génie de Piccoli, cette manière de pouvoir exceller dans tous les cinémas, des gangsters hiératiques de Melville (Le Doulos, étalon or du noir français) aux effusions baroques de Bava (Danger : Diabolik, classique du giallo), de l’insularité de Vecchiali au grand classicisme hitchcockien (L’Etau, un très beau Hitch sous-estimé), sans jamais devenir étiquetable ou réductible à l’univers de l’un ou de l’autre.

Cet acteur qui a joué les puissants était pourtant le plus humble des hommes : « un massif de masculinité », à la fois noble vieillard et éternel enfant, sérieux et farceur, génial professionnel et indéfectible amateur.

Piccoli a toujours su se renouveler, faire le passe-muraille à travers toutes les familles du cinéma, se faisant désirer aussi bien par les pères tranquilles de la néo-Qualité Française (Rouffio, Granier-Deferre, Girod, Tavernier, Heynemann…) que par les étalons fringants et disruptifs du jeune cinéma d’auteur de son temps (Jacques Doillon, Jean-Claude Brisseau, Pascal Bonitzer, les frères Larrieu, Bertrand Bonello…). Ne pas oublier Temroc de Claude Faraldo, météorite oubliée du cinéma français qui signait là un film-ovni étrangement révolté et offrait à l’acteur un de ses rôles les plus déments. Autre astre maudit de notre cinéma, Leos Carax, qui a reconnu en Piccoli l’un des siens et une figure de père désirable dans Mauvais sang puis Holy motors. Pas un hasard non plus si au crépuscule finissant de sa filmo, Piccoli a été le narrateur de Notre-Dame des hormones, moyen métrage de l’artiste le plus fou, le plus bricoleur, le plus libre et le plus barré de notre cinéma actuel, Bertrand Mandico. Là encore, deux pratiquants de la liberté se sont reconnus et entendus comme des gosses préparant une bonne farce.

Les frontières du cinéma français ne suffisaient pas, l’auteur d’Alors voilà a exercé son art internationalement. Par le biais de l’amitié avec Ferreri, mais aussi par le jeu des coprod franco-italiennes des années 70, Piccoli a beaucoup tourné en Italie, rendant la monnaie aux parcours français de Mastroianni ou Tognazzi. Outre Ferreri et Bava, il a été dirigé par Vittorio Cottafavi, Elio Petri, Sergio Corbucci, Liliana Cavani, Marco Bellochio, Ettore Scola, Nanni Moretti… En dehors de la botte, il a été désiré par le gratin des auteurs internationaux et des cinématographies les plus éloignées ou minoritaires, de l’Espagnol Luis Berlanga au Polonais Jerzy Skolimowski, de l’Egyptien Youssef Chahine au Libanais Maroun Bagdadi, des Grecs Théo Angelopoulos ou Nico Papatakis au Chilien Raoul Ruiz, du Géorgien Otar Iosseliani au Kurde Hiner Salem, du Palestinien Elia Suleiman au patriarche portugais Manoel De Oliveira avec lequel Piccoli noue son ultime compagnonnage au long cours. Acteur-citoyen du monde, il aura tout joué, même Napoléon (Adieu Bonaparte de Chahine), même le Pape (Habemus papam de Moretti), mais un Pape à la Bartleby ou Cincinatus, qui préférerait ne pas, et jusqu’à une suite de Belle de jour presque 50 ans après (Belle toujours d’Oliveira).

Cet acteur qui a joué les puissants était pourtant le plus humble des hommes : « un massif de masculinité » nous dit Claire Denis (dans sa bouche, c’est évidemment un éloge), à la fois noble vieillard et éternel enfant, sérieux et farceur, génial professionnel et indéfectible amateur, se tenant tout le temps à l’écart des mondanités, des honneurs, des feux les plus vulgaires des talk-shows et autres passe-plats promotionnels de la télé auxquels il préférait de loin les vrais rencontres et entretiens au long cours avec la presse écrite ou la radio.

Comme si sa filmographie n’était pas déjà hors normes, il l’a mené de concert avec un parcours sur les planches tout aussi foisonnant, jouant dans une cinquantaine de pièces qui sonnent comme un genre de best of de la création théâtrale : au programme piccolien, Shakespeare, Molière, Tchekhov, Marivaux, Pirandello, Strindberg, Audiberti, Claudel, Koltès, Duras, Bernhard… dans des mises en scène de Brook, Chéreau, Bondy, Wilson… Toujours, partout, il a travaillé avec les plus grands mais n’en a jamais tiré gloriole ou vanité. Dans le métier d’acteur, il aimait le jeu, la rencontre et la collaboration avec les cinéastes, les metteurs en scène, les œuvres, les textes… La célébrité et l’argent venaient en plus mais n’étaient pas le moteur. Cette passion intacte du jeu et du travail, cette pudeur irréductible, cette indomptable humilité s’originent peut-être dans ce grand frère décédé à 3 ans et qu’il n’a pas connu, lui donnant le sentiment qu’il était un enfant de rechange, un être qui n’aurait pas du naître.

Il n’avait pas l’aura de star des Belmondo, Depardieu, Lindon, Cluzet, ni la beauté du diable de Delon ou Cassel, ni la vis comica populaire de Clavier, Dujardin, ni le génie du cabotinage de Luchini, et on dit de lui qu’il était « le dernier des grands » en pensant à Montant, Rochefort, Noiret, Marielle… Mais sans vouloir manquer de respect à quiconque, quand on repasse sa filmographie et sa carrière théâtrale au trébuchet de la qualité, de la densité, de la diversité et de la longévité, il n’y a pas photo et on réalise alors qu’on vient de perdre le plus grand acteur français. Il s’appelait Piccoli mais était gigante. Un continent, oui.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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