Les «malades à la maison» du Covid-19, entre oubli et euphémisation
En sciences sociales, particulièrement en sociologie et en ethnographie, mais aussi chez les historiens, dire d’où l’on parle, ou mieux, l’auto-analyse, éclaire un parcours et la réflexion de l’auteur. Dans ce prologue, il me semblait important de raconter d’où j’écris. Ni médecin, ni épidémiologiste, j’ai vécu le Covid-19 et ses conséquences socio-économiques comme tous les citoyens. Et puis, je l’ai vécu à l’épreuve des faits, au rythme des malades non testés, au fil de l’eau de ce qui s’est présenté à moi et des réalités médicales hors de l’hôpital. M’apercevant qu’en fait le sujet de la maladie, « les sujets » que sont les malades non testés, les #pasgrave, « les malades à la maison » n’étaient jamais évoqués alors qu’il s’agit de centaines de milliers de personnes.
Comment ça commença…
À l’origine, j’ai fait partie d’au moins un cluster parisien infecté par le Covid-19 avant le confinement. Le 16 mars au soir, j’ai eu la confirmation via un WhatsApp collectif de ce cluster que mes maux de tête, courbatures, nausées et immense fatigue étaient vraisemblablement la version bénigne de ce que d’autres au sein de ce groupe vivaient en bien plus grave. J’ai en tout cas conclu : « C’est bon je l’ai eu ». Et pour moi, l’histoire était terminée. Je n’ai pas associé, deux jours plus tard, d’importantes inflammations à un pied rougi et douloureux à l’épisode précédent. J’imaginais une allergie à des chaussettes et que cela passerait.
Ce n’est qu’un mois après que les pièces du puzzle se sont enchevêtrées. Le 9 avril, le SAMU m’emmène aux urgences (non Covid) pour douleurs thoraciques et tension différentielle suspectant un AVC. Je sors quelques heures plus tard avec pour diagnostic une crise d’angoisse, bien que je ne fusse pas angoissée. Mais bon, pourquoi pas. La semaine suivante, je suis de plus en plus fatiguée et, alors que j’en parle à des amis en évoquant les urgences du 9 avril et « ce truc bizarre au pied dorénavant violet », je comprends que ce que j’avais pris pour une allergie étaient des engelures et que « le violet » était en fait un acrosyndrome (modification de la peau suite à un problème vasculaire). Pas très en forme, je rappelle le SAMU qui, comme je ne tousse pas et n’ai pas de fièvre, me conseille de me reposer. À peine 24h plus tard, le 19 avril, je ne tiens plus debout, je claque des dents, je suis livide, les douleurs thoraciques, qui n’avaient pas tout à fait disparu, sont à nouveau vives et profondes. Le SAMU envoie la Croix Rouge qui, « embêtée par ses observations », appelle le SAMU en renfort. Huit personnes chez moi. Suspicion d’embolie pulmonaire. Je repars aux urgences. Je sors le soir même.
Bilan à l’hôpital (en non Covid) : « Si vous étiez soignante, on vous testerait, mais vous ne l’êtes pas, donc on n’a pas le droit ». Diagnostic au regard de l’examen clinique et de mes symptômes : « Vous avez été vraisemblablement primo-infectée du Covid-19 mi-mars et vous avez fait une réaction immunitaire vasculaire inflammatoire marquée par vos engelures. Vous faites manifestement un rebond inflammatoire. Il n’y a pas de pronostic vital pour nous aux urgences. A priori vous n’êtes plus contagieuse depuis longtemps. En revanche, il faut dorénavant poursuivre les explorations en ville car les signes peuvent révéler une pathologie qui ne relève pas de ce que nous traitons ici ». Je rentre.
Carnet de Bal
Commence alors le parcours en ville. Généraliste. Cardiologue. Phlébologue. Service vasculaire à l’hôpital. Acrosyndrome et micro caillots. Anti-coagulants, puis avec la disparition des symptômes (douleurs thoraciques, maux de tête, vertige), fluidifiant. Reste la sensation de faim qui a disparu et l’épuisement. Les fourmillements et engourdissements de la jambe disparaissent progressivement. En tout, en comptant le SAMU et les 2 passages aux urgences : 5 ECG, 1 HolterECG, 2 échographies du cœur, 2 dopplers, 1 capillaroscopie, 1 angioscanner, 7 prises de sang. L’examen micro-neurologique était gardé en suspens si les symptômes de la jambe restaient ou augmentaient. Le test d’effort jugé inutile. Jamais testée Covid. En revanche une prise de sang pour voir si j’avais des anticorps. Négatif (pour le moment ? Ce n’est pas très clair encore. À refaire).
Au bout de ce parcours, j’ai découvert que, « dans le fond », je suis en pleine forme, d’autant que je n’ai aucun antécédent personnel ou familial en cardio-vasculaire. Que je n’ai pas non plus de maladie auto-immune ou génétique. Parce que oui, à ce stade, les médecins ont besoin de vérifier tout cela pour savoir de quoi il s’agit. J’ai découvert que les réactions vasculaires et neurologiques sont liées au virus. Qu’il y a des rebonds, mais pas forcément. Que les symptômes s’expriment de façon sinusoïdale. J’ai aussi découvert les questions des médecins. La voix des malades. Leurs interrogations. Le polymorphisme des expressions, des pathologies, des durées. Et le vide. Le vide en matière de coordination des parcours. Ainsi que le poids des incertitudes.
Depuis la mi-avril, quelques articles, rares, commencent à documenter ces aspects. Cependant, en dehors de ce que vivent les malades et les médecins pour juguler les pathologies et adapter les traitements à chacun, je me suis rendue compte que personne ne sait ce qu’est être malade du Covid hormis ce que tout le monde, via la presse et les discours dominants, qualifie de maladie respiratoire. Le Covid-19 n’est pas qu’une infection virale des poumons. L’incubation ne dure pas seulement 2 jours. La maladie ne dure pas 14 jours (parfois beaucoup moins, parfois beaucoup plus). Une fois qu’on a été infecté, on n’est pas forcément tiré d’affaire. Parfois oui, parfois non. Les rebonds existent et sont eux aussi polymorphes, parfois graves, parfois juste réactionnels, et très souvent bel et bien hors respiratoire. Parallèlement, celles et ceux qui sont hospitalisés sont confrontés à une route souvent longue avant de pouvoir être vraiment remis. Qu’on ne sait pas bien encore ce que signifie « être guéri » du Covid-19. Ni ce qui explique la diversité des cas, des pathologies, des réactions, des conséquences.
En réalité, ce que j’ai découvert, c’est que les médecins apprennent au jour le jour, au fur et à mesure, à travers leurs patients et les pathologies ou les réactions qu’ils découvrent en même temps qu’ils auscultent. Que chaque jour, ils analysent, supputent, déduisent, estiment. Qu’ils échangent sur leurs fils WhatsApp entre spécialités différentes autour de ce qui est observé sur le malade qu’ils ont en commun. Ou de ce qu’ils partagent entre confrères d’une même discipline. Nous, malades, attendons des réponses, mais les médecins les trouvent en nous observant. Il est donc essentiel qu’ils puissent nous suivre et que ce qui s’exprime chez les patients soit partagé entre eux.
Les médecins, en ville tout autant qu’à l’hôpital, apprennent à l’épreuve des faits et les faits sont les malades, la maladie et ses expressions. Et eux-mêmes voient concrètement qu’il n’y a pas un traitement miracle mais bien, en fonction des organes touchés et des organismes des patients, des traitements à ajuster et d’autres à ne même pas envisager. Cela dépend de chaque cas. Car à ce stade il n’y a pas de trends dominants, mais des cohortes différentes. Les signes propres à une catégorie d’âge se retrouvent chez une autre. Un malade avec des antécédents résiste là où un autre, sans antécédent, marque des faiblesses. « L’intelligence » du virus se joue des règles et des évidences.
Alors…
Parce qu’à l’origine je suis chercheure en histoire et sciences sociales et que « nommer », c’est qualifier ; que l’observation du terrain est ce qui permet de nourrir les catégories de l’analyse et que sans nommer, on ne pose pas les bonnes questions. Parce qu’en tant que conseil et directrice en communication et en transformation des organisations, je suis confrontée aux outils numériques, si souvent souhaités, qui ne répondent pas aux besoins si ceux-ci ne sont pas dûment corrélés aux réalités du terrain et que, dans mon métier, la fabrique des données est ce qui constitue non seulement les référentiels mais l’intérêt de l’outil. Je travaille souvent avec les enjeux propres aux data, leur modération, le RGPD, le stockage et surtout en amont, avec le data mining et donc avec le fait de « nommer » et qualifier pour créer de l’opératoire et de l’opérationnel.
Enfin, parce que je me suis retrouvée ahurie face à ce que j’ai découvert au jour le jour dans les méandres de mon aventure Covid-19, grâce aux médecins et aux malades avec qui j’ai échangé, je me suis demandée : mais où sont les « malades à la maison » et leurs « maladies Covid » dans les discours et le plan de déconfinement ? Comment penser une politique publique à hauteur d’une épidémie dont les expressions sont multiples et évolutives si personne ne parle des malades et de leur maladie ? Alors j’ai écrit ce papier.
Les malades sont majoritairement hors de l’hôpital
Traiter des malades et de la maladie, c’est remettre au cœur du dispositif de politique publique et sanitaire la connaissance médicale et le suivi des patients. Casser les chaînes de contamination pour répondre à l’urgence est nécessaire dans l’immédiat de la crise mais une épidémie s’inscrit dans le temps long. Connaître les expressions de la maladie, accompagner la population avec les informations ajustées, en étant pragmatique et réaliste, c’est non seulement mieux comprendre le cycle de vie du virus et tous les effets du Covid-19 mais aussi soutenir une prévention active auprès de toute la population. Encore faut-il traiter de tous les malades.
Le propre d’un virus lorsqu’il se déploie dans un organisme, c’est d’investir son hôte et de proliférer. Si on simplifie : soit l’hôte résiste, soit il tombe malade. Éventuellement l’infection peut être fatale. En focalisant l’attention sur le nombre de morts et de malades hospitalisés par l’infection au Covid-19, les autorités françaises ont construit un discours binaire qui oppose confinement et nombre de morts-cas graves, car l’urgence consistait à éviter l’explosion des services de réanimation d’un système hospitalier exsangue. Or si l’objet de la problématique d’urgence est le virus et son incidence sur les services de réanimation, quel est le véritable sujet d’un virus, au quotidien, dans la vie d’une population, si ce ne sont les malades ? Tous les malades.
Peu d’études épidémiologiques ont été lancées et celles-ci sont principalement axées sur l’identification du nombre de personnes infectées et suivies en hôpital. À date, l’actualisation des projections estime que 4,4 % de la population française a été touché. Soit près de 3 millions de personnes (la marge se situe entre 1,8 et et 4,7 millions de personnes). D’un côté du spectre, les asymptomatiques[2] (50 % environ, voire plus, mais les chiffres varient tant on manque d’études au sein de différents clusters). De l’autre, les cas graves hospitalisés (3,6 %) et les morts (0,7 %)[3].
Sur la base de ces estimations il reste donc environ 1,3 millions de personnes[4] ayant été, ou étant encore, malades à des degrés très divers « à la maison » (de quelques jours « pas bien » à quelques semaines et plusieurs traitements antibiotiques, et parfois même des incursions à l’hôpital hors respiratoire) auxquels s’ajoutent les patients « guéris » de l’hôpital qui ont encore de longs mois de rémission et de suivi médical. Si le risque de mourir appelle vigilance et moyens, les effets de la maladie parmi les 99 % de la « population malade qui ne meurt pas » ne sont pas sans conséquences. Certaines sont connus. D’autres en voie de découverte. D’autres encore en interrogations. L’urgence de la crise peut-elle occulter ce qui dans les faits vient toucher de nombreux malades au long cours et avec eux le système de santé bien au-delà des pics aigus ?
Combien de personnes ont-elles été infectées, sous quelles formes et de quelles façons ? Quelle est la véritable ampleur de l’épidémie et ses conséquences ?
Ne pas nommer, c’est euphémiser la réalité. C’est ne pas dire qu’outre la survie des services hospitaliers, le sujet Covid-19 est bel et bien un sujet de santé publique qui sort des murs de l’hôpital, et qui est bien plus vaste que celui des seules maladies respiratoires et impliquant de nombreuses spécialités médicales : cardiologie, phlébologie, angiologie, ORL, gastro-entérologie, dermatologie, neurologie avec, en première ligne, les médecins généralistes qui se trouvent non seulement à traiter les cas en première instance mais souvent à orchestrer un suivi de leurs patients avec plusieurs confrères.
Ne pas désigner l’ensemble des malades, c’est aussi omettre un enjeu de taille : la totalité des pathologies et leurs conséquences, leur durée éventuelle. Les médecins le disent, entre eux et à leurs patients : ils ne savent pas si chez certains le virus est quiescent (au repos, dormant) et se manifeste par des résurgences. Les critères de guérison ne sont pas encore clairement établis. Il apparaît que le virus après s’être exprimé par une première symptomatologie (rhinite, erythème, engelures, diarrhées, bronchite, myalgie, troubles neurologiques, etc.) puisse aussi s’exprimer en récurrence par une seconde symptomatologie touchant d’autres organes parfois plusieurs semaines plus tard (AVC, embolie, myocardite, complications urinaires, etc.).
Les médecins ignorent pour le moment si le virus en s’attaquant à certains organes ne crée pas des pathologies qui décompenseront ou laisseront des séquelles à moyen ou long terme, voire si chez certains asymptomatiques ou symptomatiques légers, il n’y a pas de sanctuaire viral. Car les symptômes, comme les expressions apparaissent sinusoïdales : cycliques, avec des fluctuations très différentes selon les patients, leur historique, mais aussi la charge virale et les réactions de chaque organisme. Autrement dit, les complications ne touchent pas que les formes respiratoires du Covid-19, ne se limitent pas à quelques jours, et peuvent susciter des rechutes ou des rebonds. Ces aspects ne semblent pas toucher la majorité des malades et sont curables.
Mais complexes, multiples, ils touchent bien au-delà des personnes actuellement recensées, bien au-delà de quelques semaines, des milliers de personnes. Surtout, elles appellent un suivi ou une observation sur un temps long. Beaucoup de patients, notamment ceux sortis de l’hôpital, mais pas seulement, vont être suivis sur 3, 6 ou 12 mois ou certains comme les quelques cas d’enfants « Kawasaki-like » – on le sait par les documentations déjà établies de ces symptômes – auront un suivi sur plusieurs années. Comment aider alors les médecins de ville à pouvoir exercer en pluridisciplinarité pour les cas complexes de cette nouvelle pathologie ? Comment organiser le parcours de soins si les malades et la maladie ne sont pas désignés en tant que sujets ?
De la nécessité d’une veille sanitaire selon les critères des maladies à déclaration obligatoire
En ne nommant pas le sujet, en ne parlant pas des malades dans leur totalité, l’État et nous avec lui, oublions une grande partie des malades, falsifiant les référentiels, obérant une des fonctions premières de la politique sanitaire du pays telle que celle-ci est censée être portée par Santé Publique France : étayer le « besoin de connaissances de la maladie » ; « évaluer (…) le risque de séquelles de la maladie » ; « évaluer les programmes de lutte et de prévention menés par les pouvoirs publics pour en mesurer l’efficacité ». Pourtant l’État a construit, depuis plusieurs décennies déjà, les outils pour « disposer d’informations afin de préserver la santé de la population » avec le dispositif des Maladies à Déclarations Obligatoires, dispositif de surveillance de 33 maladies sources d’épidémies (tuberculose, paludisme, Zika, etc.) qui repose sur la transmission de données par les médecins et les biologistes (libéraux et hospitaliers) aux médecins inspecteurs de santé publique (Misp) et leurs collaborateurs des Agences régionales de santé (ARS) ; puis aux épidémiologistes de Santé publique France.
Ce système de déclaration permet à la fois le partage des connaissances sur la base de toutes les observations de terrain et la confidentialité des données comme du secret médical, garantissant l’anonymat des malades tout en permettant le suivi médical idoine. Là repose la constitution d’un véritable réseau de veille sanitaire incluant toutes les pathologies liées à l’infection et pas uniquement les symptômes respiratoires (à date les déclarations sur le Réseau Sentinelle sont partielles et uniquement orientées respiratoires et pas obligatoires). Ce qui est donc incompréhensible, c’est pourquoi le Covid-19 n’est que partiellement devenu une Maladie à Déclaration Obligatoire (MDO). Le dispositif mis en place par l’article 6 de la loi du 12 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire est défini afin de « recenser les personnes infectées par le coronavirus et les personnes ayant été en contact avec celles-ci, dans l’objectif de la rupture des chaînes de transmission virale ». Cependant, « ce dispositif aura une durée très limitée » i.e. le temps du dispositif est celui de l’état d’urgence.
La déclaration obligatoire s’applique donc à la crise mais pas à une véritable veille sanitaire qui permettrait de documenter les observations cliniques et pas seulement le suivi des infections recensées sur la base de quelques critères seulement (limitées aux personnes testées). Une telle veille sanitaire assurerait le lien entre médecine de ville, toutes spécialités médicales confondues, avec ce qui se passe à l’hôpital. Cela constituerait la plateforme pour lancer des études épidémiologiques au-delà du seul lycée de Crépy-en-Valois (Oise) ou du paquebot Diamond Princess. Cela permettrait aussi le suivi dans le temps des pathologies subséquentes qui s’inscrivent dans une temporalité différente que celle de la primo-infection. Une meilleure connaissance et une meilleure compréhension permettent alors une meilleure anticipation (versus réaction), pour une approche du healthcare et non pas uniquement du sickcare.
Or, telle qu’actuellement communiquée dans le cadre du déconfinement, la mise en place d’un système de déclaration à l’Assurance maladie par les médecins généralistes et l’intervention de brigades d’intervention, ou « contact tracer »[5], pour suivre les cas contacts des personnes identifiées infectées, est un système de contrôle des contaminations et d’enregistrement de données qui relève de la surveillance des personnes : on veille pour contenir l’épidémie, pour éviter les morts mais les effets de l’épidémie sur la santé apparaissent totalement secondaires. Pourtant le fameux article 6 mentionne que des éléments probants du diagnostic clinique peuvent être retenus dans l’identification (alinéas 4 et 7) et qu’il s’agit de pouvoir orienter les personnes infectées vers un suivi médical pendant et après ces mesures (alinéa 9). Cependant ces points sont minorés dans ce qui est expliqué auprès des populations.
L’attention portée aux chaînes de contamination et à l’isolement des personnes infectées et leurs contacts des deux derniers jours euphémise la question du suivi thérapeutique d’une part, du suivi des malades dans le temps d’autre part, alors que de nombreux facteurs cliniques démontrent que dans un nombre non négligeable de cas (encore à étudier pour connaître la proportion) la maladie ne s’arrête pas aux portes d’une quarantaine de deux semaines.
Le cadre d’une déclaration obligatoire évite le piège d’écorcher le secret médical et les données personnelles
L’approche actuelle rappelle certains manques de la première phase d’identification par les tests. Ceux-ci étaient principalement accordés aux malades souffrant de difficultés respiratoires aiguës (du fait des risques vitaux potentiels). Aujourd’hui, les critères exprimés publiquement pour le signalement sont non moins partiels : fièvre, toux, altération de l’odorat et du goût laissent de côté de nombreux autres symptômes qui sont non moins évocateurs d’une éventuelle infection au Covid-19 (dermatologiques, gastroentérologiques, ophtalmologiques, etc.). En limitant les critères d’identification de la maladie à leur strict minimum, on réduit les expressions de celle-ci. On élimine tous les autres critères que pourtant de nombreuses spécialités médicales font remonter. On soustrait toutes les autres cohortes de malades sources de contamination et sujets de pathologies.
On ne permet pas à la population de savoir qu’un érythème, des engelures, une conjonctivite, des diarrhées, une infection urinaire etc. sont possiblement des signes d’infection aux Covid-19 et donc que ces personnes-là doivent aussi être rapidement testées pour savoir si elles doivent s’isoler de leur entourage. Tel qu’actuellement pensé pour le déconfinement, le recueil de données par le biais de l’infection et de la contamination réduit la focale à l’enregistrement des personnes, là où il doit être question d’une véritable politique publique sanitaire tenant compte de la maladie et des malades. Il est nécessaire d’encourager la population à une vigilance holistique des symptômes, puis également à une deuxième salve de vigilance de la part des personnes infectées durant plusieurs semaines, afin qu’elles informent leur médecin de tout autre signe.
Ne pas opérer en ce sens, c’est biaiser la connaissance, biaiser les réalités du terrain. Sans porter l’attention sur la nécessité du suivi des personnes infectées, l’approche actuelle se concentre sur la désignation des personnes, ce qui peut pousser des patients à ne pas consulter ou à taire les symptômes de peur de subir une enquête qui pourrait leur être délétère pour des motifs personnels (avoir à déclarer un contact qu’ils ne souhaitent pas) ou professionnels (risque de stigmatisation sur leur lieu de travail, voire crainte du licenciement dans un contexte économique altéré). La protection des données et le secret médical doivent être garantis, mais l’attention devrait non moins se porter sur les soins pour que l’implication apparaisse dans ce qu’elle a de vertueux : dire pour guérir.
Considérer la maladie à partir de critères cliniques, c’est faire prendre conscience des plus larges biais de contagiosité ou des besoins de suivis éventuels
Enfin, le dispositif tel qu’expliqué à date engage un autre biais de désignation restrictif. La période d’incubation est encore mal connue et estimée entre 2 et 14 jours. Dans le cadre de la procédure définie actuellement, la brigade sanitaire a vocation à recenser les contacts des deux derniers jours de fréquentation d’un malade identifié. Là, on comprend que ce ne sont pas seulement les questions du secret médical et des données personnelles qui sont problématiques, mais aussi les bases mêmes de l’identification : à ne remonter les contacts que sur 2 jours, nombreux infectés potentiels sont inaperçus.
Quel est le droit pour la brigade sanitaire de contrôler, décider pour des personnes supposées contaminées : vérifier si ces personnes s’isolent correctement, refont bien les tests, y embarquent également leur propre entourage en donnant à leur tour les noms des personnes fréquentées ? Jusqu’où un tel raisonnement est-il opératoire ? Jusqu’où enregistre-t-on les inter-connaissances et les cercles d’interaction ? Un tel exercice, replacé dans le contexte de la maladie permettrait une toute autre sensibilisation de la population. En recensant l’intrication sociale (embeddedness) de la contamination, mais pas le chemin du virus dans l’organisme, le corps social prend le pas sur le corps médical. L’individu et ses relations ont le dessus sur le malade et sa maladie.
Par ailleurs, selon le type d’expression de l’infection un malade peut contaminer autrui 14, 21 ou 28 jours, voire plus selon la durée de ses propres infections, nombre de jours auxquels ajouter une semaine sans symptômes. Que ce soit pour un malade sorti d’hôpital et qui poursuit ses soins en ville, ou pour un malade soigné au Doliprane à la maison, le sujet est le même : la durée de contamination varie, l’éventualité de rebonds également. Là encore, les temps officiels de réclusion ne sont pas les temps des malades et de leurs pathologies. Même la délimitation de la contagiosité n’est pas encore maîtrisée par les médecins eux-mêmes à ce jour. La question d’un suivi régulier avec le médecin coordonnant les soins du malade est nécessaire, et mettre en place ce suivi participerait de la rétention des contaminations. Pourquoi ne pas expliquer tout cela afin que tous puissent agir de façon concertée et responsable puisque l’objectif est bien d’envisager, au-delà de la désignation du malade, la cure de la maladie ?
La veille sanitaire non seulement soutient la planification des soins mais aussi la stratégie de prévention
En ne traitant que des morts et des malades hospitalisés et dorénavant en créant un système qui entérine une politique d’enregistrement ad hoc des infectés, les discours se cristallisent sur la partie émergée de l’iceberg. En dehors de l’hôpital, le message officiel est qu’on ne considère le malade que comme un contagieux et pas comme un malade. Plus souvent qu’il ne tue, le virus touche les vivants et impose aussi ses conséquences chez ceux qui restent en vie. Se concentrer sur l’étape d’infection et la contamination, sur l’explosion de l’hôpital, ou sur une appli telle StopCovid, ne permet pas d’accompagner les malades et détourne des outils prioritaires qui construisent eux-mêmes les données nécessaires : les données cliniques et biologiques pour élaborer les catégories de l’analyse médicale, du parcours de soins des malades et les mesures de prévention et d’hygiène collective pour protéger les populations.
Car le message de prévention pour les gestes barrières est affaibli avec cette vision binaire : ce n’est pas pareil d’évoquer le 1 % qui peut mourir, particulièrement au-dessus de 60 ans, que de dire clairement « il y a des risques pour toutes personnes contaminées » y compris les enfants. Ces risques touchent déjà plusieurs dizaines de milliers de personnes qui vont être suivies au long cours. Cela peut non seulement changer le message mais aussi réorienter toute la politique sanitaire en obtenant une conscience et une responsabilité plus grandes de l’ensemble de la population qu’il va falloir, en outre, réussir à maintenir dans le temps. Nommer la maladie et ses expressions, les malades et leurs spécificités, devient alors source d’informations pour tous. C’est prendre le sujet dans toutes ses réalités et l’accompagner au-delà du temps de crise, sur le temps long qu’impose sa versatilité et ses évolutions, pour les malades, la santé publique et la société dans son ensemble avec l’impact socio-économique sous-jacent aux maladies complexes.