Littérature

Le monde d’après (la guerre froide) – à propos de John le Carré et du Bureau des légendes

Écrivain

Vingt-cinquième livre de John le Carré, Retour de service se présente comme un (excellent) roman d’espionnage à l’heure du Brexit : ou comment le maître absolu du genre s’empare du contemporain, au service d’une réflexion particulièrement critique sur le monde tel qu’il va. Il serait dommage pourtant de n’y lire qu’un message politique, ou une variation nostalgique sur une certaine mythologie de la guerre froide : comme pour la série Le Bureau des légendes, il y a quelque chose de plus profond, peut-être, dans la comédie humaine que continuent de jouer les espions d’aujourd’hui…

La guerre froide est-elle vraiment refroidie ? Cela n’est pas sûr, peut-être se joue-t-elle autrement, se dit-on en découvrant Retour de service, le vingt-cinquième livre de John le Carré, 88 ans, très en forme, un peu énervé, comme toujours distingué dans le désabusement.

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L’héritage des espions, le précédent roman de cette véritable institution littéraire internationale qu’est devenu le Carré, était une manière de chef d’œuvre récapitulatif : la résurrection de son personnage fétiche, Smiley, pour une sorte de pied de nez faussement testamentaire, dont Retour de service pourrait constituer une clausule ironique, hyper-contemporaine, qui nous dit que tout continue toujours, en se dégradant peut-être, mais sans qu’au fond rien n’ait jamais changé. Le livre invite surtout à réfléchir à ce qu’il faut bien appeler une mythologie, celle du roman d’espionnage britannique, dont le rapport à la réalité – au premier chef historique – ne va pas de soi.

Grand admirateur de Balzac, le Carré est plutôt, me semble-t-il, du côté de la Comédie humaine que du pamphlet politique, en dépit de certaines apparences : son Retour de service, certes très ancré dans notre époque, est d’abord un manifeste sur la vanité du monde des espions, transposable au fil des époques selon une même logique du bien, du mal, du doute, cette incertitude essentielle qui fait se superposer, au rythme binaire des transfuges, traîtres ou taupes de tous les pays, des valeurs universellement évanescentes, en tout cas réversibles, dont on noie le regret dans l’amertume ou le whisky.

De quoi s’agit-il, alors ? Retour de service est un page-turner nerveux, typique de la veine concentrée de le Carré, fondé avant tout sur un personnage comme il les affectionne : Nat, proche de la cinquantaine, de retour en Angleterre après plus de vingt ans passés en Russie et dans divers pays d’Europe à recruter des agents sous couvert de missions diplomatiques. Ni un subalterne, ni un patron des renseignements, seulement un type intelligent et sarcastique, dont il n’est pas sûr qu’il croie encore tout à fait en son drôle de métier, et auquel on propose une sorte de pré-retraite dans le Londres (caniculaire) d’aujourd’hui, où les usages ont perdu de leur charme et où le « Cirque », haut-lieu de la direction des renseignements britanniques, a dû être débaptisé… puisqu’il a déménagé. Nat est marié à une avocate libérale « de gauche » et se trouve être le père d’une post-adolescente légèrement rebelle… Il est surtout un peu perdu, confronté à une nouvelle génération incarnée avec brio par une jeune collaboratrice spécialement smart et un ami énigmatique de vingt-cinq ans son cadet, Ed, qu’il a rencontré à son club de badminton, d’où le titre français à double détente : Retour de service.

L’agent Nat est démotivé, mais accepte la direction d’un service annexe qui pourrait s’avérer tranquille, si l’instinct de l’espion ne se réveillait vite face à une affaire bien plus importante qu’elle ne le laissait paraître, dans un tourbillon « à l’ancienne » impliquant la Russie de Poutine, les États-Unis de Trump… et le Royaume-Uni du Brexit, lequel constitue comme le fond de décor du livre, avec ses teintes vaguement sépulcrales et le sentiment d’un délitement mondial généralisé. Impossible et vain de résumer à partir de là l’intrigue, dont il est de toute façon dommage (comme toujours) d’éventer le moindre élément. La mécanique habituelle des scènes fortes et des temps morts est bien en place, on discute autour d’un verre à Londres et on voyage armé en Europe « de l’Est », comme au bon vieux temps d’un monde découpé en deux camps, tel un court de badminton : nous sommes bien, c’est inconfortable et c’est si agréable, dans un roman de John le Carré.

Qu’est-ce qui a changé, alors ?  Sans le rapporter forcément à l’âge de l’auteur, il faut souligner le caractère évidemment crépusculaire du livre, qui culmine peut-être dans l’indignation du personnage de Ed, le jeune joueur de badminton et pivot sans surprise du roman, idéaliste malgré lui et féru de culture allemande, lorsqu’il aperçoit à a télévision le show partagé par Poutine et Trump à Helsinki, en 2018 : « Ça recommence, déclare-t-il enfin d’une voix qui tremble de stupeur. C’est 1939 qui recommence. Molotov et Ribbentrop qui se partagent le monde. » Fiasco de l’Europe, déclassement du Royaume-Uni, impression de vivre dans les décombres d’une grandeur passée, tout en sachant que celle-ci n’était elle-même que le décor en trompe-l’œil du jeu éternel des vanités humaines : le diagnostic est moins strictement politique que moral, pour ne pas dire métaphysique.

Nat, le héros-type de le Carré, est comme frappé au milieu de sa vie par l’image que lui renvoie le miroir du monde « d’après »… car c’est le vide de l’avant qu’il y voit tout autant, les arrangements de la conscience au prétexte d’un « principe de réalité » dont la pertinence se décide au MI6, et l’inanité essentielle d’une vie passée à jouer avec la mort – de préférence celle des autres, au nom d’un idéal qui peut paraître aussi délavé, parfois, qu’une vieille carte postale (… de Cambridge Circus).

Retour de service est d’un grand mordant, et d’une efficacité narrative remarquable, sur le présent : sur ce que peut signifier cette notion même, quand on regarde aujourd’hui le monde et sa vie, qu’on s’interroge sur les questions de fidélité, de trahison et de transmission, grands motifs depuis toujours chez le Carré (où il y a beaucoup de pères, de filles et de fils, réels ou de substitution). Ce n’est pourtant pas un simple livre d’actualité, il faut le redire, ou d’actualisation des ressorts classiques de l’espionnage à des critères géopolitiques contemporains.

Il y a en effet de l’immémorial, si on veut aller jusque-là, dans le destin de l’espion dont Retour de service saisit un bout d’ellipse, et cela nous fait penser à la fin (provisoire) de la série Le Bureau des légendes récemment diffusée, dont les deux épisodes ultimes de la cinquième saison ont été réalisés par Jacques Audiard, et non plus dirigés par Éric Rochant comme les précédents. Ce dernier, grand amateur de roman d’espionnage, semble-t-il, en avait digéré toute la mythologie et même le folklore, en l’adaptant à une sorte de soap-opera (parfois plus lourd que ne le veut sa réputation) des renseignements français, vagabondant dans des confins tintinesques à travers langues et clichés : quelque chose, déjà, comme du post-le Carré, malin, potentiellement plaisant mais tout de même un peu vain et idéologiquement assez peu subtil.

Les deux derniers épisodes (en date) du Bureau des légendes renversent la perspective, peut-être parce qu’Audiard ne s’intéresse guère au mécanisme du récit d’espionnage, mais grippe en quelque sorte la machine afin de prendre l’ « après » comme sujet explicite de son double petit film : un espion rentre « à la maison » (le fameux « Malotru », incarné par Mathieu Kassovitz), qui pourrait être un cousin français du Nat de le Carré. Lui aussi a une fille qu’il n’a pas vu grandir, une compagne qu’il aime (sublime Zineb Triki) mais avec laquelle il a du mal à envisager une vie « normale »… et un passé russe pas facile à liquider. Ce qui est passionnant, c’est que quelque chose s’arrête alors, le récit se trouant de blancs inquiétants, de fissures où s’engouffrent les souvenirs tandis que l’action à proprement parler devient secondaire, dont la violence bien sûr ne disparaît pas, au contraire, mais dont l’éclat même – et chez Jacques Audiard il est presque scorsésien, au moment de la conclusion –  sert à mettre en relief un gouffre qui est d’abord intérieur.

Vertige devant le vide de soi, dans le décor d’un monde cassé, où il arrive qu’on parle russe, avec parfois de vieux accents d’Allemagne : l’incroyable et fascinant barnum du roman d’espionnage (un monde en soi, ou l’envers du nôtre, dont les codes sont détaillés avec l’exacte minutie d’un Proust cartographiant les coulisses sexuelles de la société) n’est que la grille, éternellement adaptable, d’une vérité dont le propre, paradoxal, est de demeurer fiction. C’est bien ce vertige-là qui fait les œuvres fortes, dépassant leur supposé message politique pour nous communiquer un trouble sans équivalent : nous voici devenus des espions de nous-mêmes, et on peut bien se moquer du Brexit, de Trump ou de Poutine, il y a quelque chose d’universellement contemporain dans l’espèce de peur contagieuse que diffuse toujours un roman de John le Carré. C’est celle, peut-être, de nous voir tels que nous sommes, doubles et dupes, invétérés joueurs d’une partie dont les règles, arbitraires, ne sont que leurres, et nous le savons : au fond, c’est encore Shakespeare qui recommence.

John le Carré, Retour de service (Agent running in the Field), traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, Le Seuil


 

Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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