Les sismographes du détail – sur la biographie intellectuelle d’Aby Warburg par Ernst Gombrich
Aby Warburg (1866-1929) a souffert d’un « blocage psychique qui l’empêchait d’écrire [1] ». Son comportement et sa maladie l’angoissant à l’idée de travailler pour quelque publication, l’en ont empêché. Toute son existence il a conservé et enregistré son quotidien dans des notes, des lettres, parfois des bouts de papier qu’il gardait dans ses poches. Les commentaires de ses biographes et exégètes reprennent et annotent certaines parties de ces nombreux documents, et cela particulièrement dans le travail mené par Ernst Hans Gombrich (1909-2001) au sein de sa biographie intellectuelle, l’ouvrage dont il est question ici.
Il n’y évoque pas « l’archive de (la) propre folie [2] » d’Aby Warburg lequel comporte une série de soixante-neuf carnets – soit sept mille trois cents pages. Selon Ludwig Binswanger, psychiatre qui l’accompagne durant ses quelques mois en clinique, les symptômes warburiens de la schizophrénie sont avant tout personnels, mais ils portent aussi des enjeux collectifs, lesquels trouvent aujourd’hui un écho dans notre temps.
Nous pouvons y lire les descriptions d’une maladie de la modernité, entre volonté de puissance et éternel retour du même. Une maladie qui est par ailleurs si proche de « l’économie politique du temps » que Warburg connaît bien et qui se compose de cycles, croissances, crises et dépressions, cela à l’image de la mémoire du motif artistique, celle qu’il nomme « engramme » dans ses travaux d’historien.
Alors, au moment de relire cette biographie de Warburg par Ernst Hans Gombrich, je me demande quels signaux envoyer dans une période où chacun réorganise sa vie quotidienne, sa vie familiale et sa vie professionnelle. Il m’a semblé pertinent de me tourner vers deux passionnés des livres, des images et des bibliothèques. Aller voir vers celui qui, plus que quiconque, a inventé les expositions personnelles (au sens d’un travail d’association et de mise en relation d’idées singulières) ; et cela au coeur de son laboratoire d’images, publiques et personnelles.
L’historien de l’art a élaboré le concept de Pathosformeln que l’on pourrait traduire par « formules d’émotion » c’est à dire ces survivances visuelles, aux sens pluriels et transposables, que l’on discerne à travers plusieurs mouvements artistiques à différentes époques. Il s’est fait appeler le « sismographe » de son temps. Que nous donne-t-il à voir dans le moment d’une vie en suspens ?
J’ai toujours aimé les critiques qui considèrent être de mauvais écrivains et qui sont en quelque sorte empêchés par l’écriture. Cette dernière a toujours été pour moi un combat, d’où mon compagnonnage avec Warburg. Découvrant en 2015 la traduction de l’ouvrage d’Ernst Gombrich, j’y ai lu avec délectation les pages que ce dernier consacre au style de Warburg, à sa complexité et cette lutte irrésolue laquelle nous conduit avec évidence (sans être énoncée) vers l’historien de l’art de l’Atlas Mnemosyne.
Il a fallu presque un demi siècle pour que cette biographie soit traduite en français. Le regard que porte l’auteur de la plus célèbre Histoire de l’art sur l’inventeur de l’iconologie, cet art de représenter les figures allégoriques, ne s’appuie que très peu sur des éléments biographiques. Aby Warburg y est bien présenté comme le fils d’un banquier juif qui conserve l’indépendance de ses recherches et la fidélité à sa ville (Hambourg) tout en participant activement aux débats de son temps mais il ne s’agit aucunement d’une hagiographie ou d’un catalogue raisonné. La maladie mentale qui le frappe gravement de 1918 à 1923 est brièvement évoquée, plus que discutée, marquant la différence avec le travail chronologique proposé par Marie-Anne Lescourret dans Aby Warburg ou la tentation du regard (2014), ainsi les deux approches et les deux ouvrages se complètent pour une personnalité radicalement complexe.
La construction de l’ouvrage ressemble à un « roman policier », il s’agit pour l’auteur de trouver le chemin qui conduit l’historien de Hambourg à Mnemosyne.
Depuis 2015 l’ouvrage m’accompagne. Tout d’abord car à chaque relecture je découvre une nouvelle actualité du travail de Warburg. La plus récente est probablement cette forme de théorisation du métier de commissaire d’exposition (le mien) qu’il construit dans son introduction à l’Atlas, par le biais notamment de la notion de « mise en espace historique ». La seconde raison est la construction innovante de l’ouvrage par Gombrich, la volonté de l’auteur de ne pas étudier cette pensée dans le temps, d’où l’intitulé d’une « biographie intellectuelle ». Il s’agit ainsi d’une approche biographique rare qui construit une accessible rencontre entre deux pensées fécondes et parfois complexe. L’auteur répond à l’aspect sinueux de sa pensée par la simplicité et l’accessibilité de son approche.
« Tout chercheur sérieux qui doit s’aventurer dans un problème d’histoire culturelle lit, au dessus de l’entrée de son laboratoire, ces mots de Goethe : Ce que l’on appelle l’esprit du temps n’est en réalité que l’esprit de l’honorable historien dans lequel ce temps est réfléchi. [3]
La biographie intellectuelle s’élabore à partir de l’ensemble des remarques, manuscrits, projets et d’un ensemble de notes inédites qui sont listées en fin d’ouvrage et qui ont été confiées à Gombrich, lui-même directeur le l’Institut Warburg à partir de 1959. La construction de l’ouvrage ressemble à un « roman policier », il s’agit pour l’auteur de trouver le chemin qui conduit l’historien de Hambourg à Mnemosyne, ce qui est décrit par le biographe comme « une symphonie qui répond à l’impasse d’un rapport psychotique – paralysant – de Warburg au langage. [4] » Il y aurait là l’incroyable beauté inquiétante de l’oeuvre de Warburg mais aussi l’essentiel de sa force contemporaine, expliquant pourquoi cet auteur est autant discuté, actualisé, évoqué, détourné et dont la légende dit que l’on liste environs 3500 études sur son oeuvre.
Il s’agit d’une séparation avec l’écriture, d’un échec personnel qui l’a conduit dans les pires recoins de la pensée, butant sur ses propres phrases complexes et ses jeux de mots cryptés. Il s’agit également d’un modèle intellectuel qui porte la complexité de ce que devait devenir la présentation de l’oeuvre d’art. Il initie dans son analyse le pan de notre recherche actuelle dans le pluridisciplinaire mais aussi des « dispositifs » qui construisent une oeuvre ; et lui d’utiliser, en précurseur, les sciences sociales pour échafauder son examen du détail.
Ainsi nous découvrons au fil des pages un intellectuel qui porte un regard terrible sur lui-même, un homme d’aphorisme, acharné au travail et qui poursuit une démarche « kaléidoscopique » au coeur de l’opposition métaphysique entre la vita activa et la viva contemplativa. Les quelques pages que Gombrich consacre à la véritable « légende » de la conférence sur Le Rituel du Serpent (1923) permettent une lecture sensible, aux accents dramatiques, sur un « moment » de l’histoire de l’art qui résonne encore aujourd’hui. Il s’agit d’un conférencier qui se raconte lui-même, au crépuscule de sa folie, en parlant des autres. Un projet de médiation qu’il construit pour combattre sa propre maladie.
Présentée devant le personnel médical, cette conférence qui lui permet de s’extraire de la clinique Ludwig Binwanger à Kreuzlingen se fait un « remède » à sa propre pathologie laquelle permet dans un second temps à l’auteur de théoriser le « réflexe phobique de la projection de causes », une notion qui le mène à l’idée d’un lien causal entre deux images et de réfléchir l’imagination mythologique, c’est à dire la systématisation de notre pensée : une organisation rassurante.
C’est à partir de l’écriture de cette conférence que Warburg engage son « ultime parcours », tel que présenté par son biographe : l’Atlas Mnemosyne. Ernst H. Gombrich parvient à résumer avec concision son projet titanesque : « Ses éléments de base consistaient en une série de panneaux d’exposition destinés à illustrer les deux principaux versants de l’intérêt scientifique de Warburg : les vicissitudes des dieux de l’Olympe dans la tradition astrologique et le rôle des antiques formules de pathos dans l’art et la culture postmédiévaux […]. Toutes les conférences et les recherches qu’il entreprendrait à partir de ce moment-là seraient incorporées dans cet immense travail de synthèse. En pratique cela voulait dire qu’il fixait sur les panneaux les photographies qui s’y rapportaient, les recomposant fréquemment à mesure que tel thème ou tel autre prenait de l’importance à ses yeux. À la mort de Warburg, on comptait quarante panneaux de ce type, la plupart remplis de photographies, grandes ou petites, pour un total d’environ un millier d’images. »
L’entreprise Mnemosyne de Warburg, telle qu’exposée par Gombrich, condense et cristallise les différents aspects de sa démarche d’historien de l’art. La rencontre dans ses analyses entre les « petits objets » de culture visuelle : timbres, images de propagandes, packagings, lesquels sont mis en relation avec les grands maître florentins et flamands et qui recoupent la résonance de l’Antique avec la culture visuelle qui suit le Moyen-Âge. Il souhaite par là souligner la persistance de certaines images et concepts artistiques et se faire le premier théoricien de la rencontre entre la high culture et la low culture.
Contemporain, vous dites ? C’est également dans Le Rituel du Serpent que l’on trouve l’une des approches les plus clairvoyantes de cette résurgence mythologique : « L’Oncle Sam, coiffé d’un haut-de-forme, marchant fièrement dans la rue et passant devant un édifice circulaire néo-classique. Un câble électrique est tendu au-dessus de son chapeau. Dans ce serpent de cuivre d’Edison, il a dérobé l’éclair à la nature. »
C’est également le premier printemps de la visual culture qui fait florès outre-atlantique dans les années 60, une renaissance qui se prolonge jusqu’au du début des années 90. En effet, c’est à cela que se réfère de nos jours W. J. T. Mitchell, professeur de littérature et d’art à l’Université de Chicago et rédacteur de Critical Inquiry, quand il annonce, au début de Picture Theory, que la période contemporaine se caractériserait par un pictorial turn, succédant au linguistic turn décelé par Richard Rorty dans la philosophie du XXe siècle.
Par « tournant visuel », W. J. T. Mitchell entend une réorientation théorique : « la façon dont la pensée moderne s’est réorientée autour de paradigmes visuels qui semblent menacer et écraser toute possibilité de maîtrise discursive ». Ce tournant selon Mitchell serait caractéristique de la période post-moderne : « l’image a maintenant un statut quelque part entre ce que Thomas Kuhn a appelé un “paradigme” et une “anomalie”, émergeant comme un sujet central de discussion dans les sciences humaines à la manière de ce langage : c’est-à-dire comme une sorte de modèle ou de figure pour d’autres choses (y compris la figuration elle-même), et comme un problème non résolu, peut-être même l’objet de sa propre “science”, ce qu’Erwin Panofsky a appelé une “iconologie”. »
Gombrich ne tranche pas sur les idées de Warburg dont la fascination pour l’Antique et les grands maîtres européens le placent au coeur d’une histoire de l’art troublée.
Si l’auteur de What do pictures want ? se détourne volontairement de Warburg, il s’appui ici sur son quasi-contemporain (et collègue) Erwin Panofsky (1892-1968). Cette omission est d’autant plus étonnante au regard du travail mené par Warburg sur la « mémoire sociale », pilier de sa psychologie historique, comme le souligne Ernst Hans Gombrich dans le chapitre qu’il consacre à cette notion clé de l’historien hambourgeois.
L’analyse proposée par Gombrich de « La Théorie de la mémoire sociale » (chapitre XIII) est probablement l’une des plus discutées et des plus discutables de l’ouvrage mais aussi l’un des chapitre les plus passionnant. Point d’orgue des « formulations cryptiques » dont l’auteur se tente de remonter les rivières, il y a dans la démarche de Warburg l’idée de se perdre dans la complexe relation de la mémoire à la culture, prise ici sous l’angle d’un Weltanschauung (terme emprunté à Emmanuel Kant pour désigner une conception englobante du monde). Nous sommes en droit de penser que ce refus de théoriser l’objet mais aussi de se séparer de l’esprit « fin de siècle » est un rempart aux notions d’une « mémoire raciale » très présente à cette période en mitteleuropa, pour le pire et pour le meilleur.
Les notes relevées par Gombrich sur la mémoire héréditaire mettent en exergue un extrait de Reiner Maria Rilke dans ses Lettres à jeune poète, « Et pourtant ils sont en nous, ceux qui s’en sont allés depuis longtemps, ils sont nos dispositions, ils pèsent sur notre destin, ils sont le sang qui gronde en nous et le geste qui monte des profondeurs du temps. » Ils sont à notre disposition, que contient ce pourtant antéposé ? Un pas de côté ? Une mémoire de l’humanité ? Gombrich ne tranche pas, ici, sur les idées de Warburg dont la fascination pour l’Antique et les grands maîtres européens le placent au coeur d’une histoire de l’art troublée.
L’absence quasi-totale de regard sur la situation internationale et les enjeux politiques des conflits qui construisent son époque sont également perturbants. Gombrich semble ignorer volontairement le moment historique, au profit de l’histoire de l’art et de l’iconologie. Comment Aby Warburg, œuvrant à une analyse historique de la psychologie mémorielle, pourrait-il être absent du contexte intellectuel (naissant) du national-socialisme en Allemagne ?
Ainsi, comme le souligne Jean-Yves Trépos dans sa note sur l’ouvrage [5] , s’agissant de mémoire et de formes, le voisinage intellectuel de Warburg se situe plus du côté de la sociologie des formes de Georg Simmel que de celles des formes de classification d’Émile Durkheim, qui chez Maurice Halbwachs renvoient à la médiation des classes sociales. Piste également intéressante, regarder la théorie de la « mémoire sociale collective » comme le lieu de la maladie mentale de Warburg donne une autre actualité à sa biographie comme à son existence.
De fait, c’est dans cette construction d’un trop plein d’images et de souvenirs que semble se perdre la schizophrénie warburgienne, dans l’errance du regard et l’impossibilité d’agir qui génère chez l’historien un confinement effrayant. Dans son contexte historique, être concerné par l’art comme l’entend Warburg signifie assumer pleinement un combat avec ses implications historiques, culturelles, politiques, mais aussi avec des conséquences subjectives personnelles.
L’Allemagne de la fin du XIXe siècle subit la deuxième modernité comme une véritable secousse tectonique bouleversant autant la vie quotidienne que la subjectivité collective. Avec intérêt, nous constatons que son vocabulaire est celui du symptôme, de la superstition et que les passions dévorantes animent chacun des artistes qu’il examine comme le rituel qui se trouve au cœur des constructions artistiques qu’il aborde.
Le Warburg de Gombrich est un étonnant dialogue entre deux historiens de l’art et, peut-être, deux conceptions de cette discipline. Il s’agit aussi dans l’entreprise du biographe britannique de faire ressortir la trajectoire intellectuelle de Warburg au coeur d’une période riche, féconde et trouble. Les « conflits subjectifs » au coeur de la méthodologie warburgienne apparaissent au grand jours notamment dans sa conceptualisation de la réaction de l’artiste à son époque mais aussi dans les désirs transgressifs et la puissance internationaliste d’une période et de la création. L’artiste n’est-il pas avant tout construit, selon les termes d’Éric Michaud, par les invasions barbares ?
Comme je le disais en ouverture, l’auteur de Mnemosyne inaugure par sa démarche un style, une approche et une méthodologie qui trouve un écho assourdissant dans les pratiques curatoriales et artistiques contemporaines. Mnemosyne : le projet n’est autre qu’une gigantesque composition artistique permettant une autre construction des images et de leurs interprétations, c’est-à-dire une exposition et une conception qui devient une méthodologie de travail, dont le titre nous laisse rêveur.
Ernst Hans Gombrich, Aby Warburg. Une biographie intellectuelle. Suivi d’une étude sur l’histoire de la bibliothèque de Warburg par Fritz Saxl, prés. et trad. de l’anglais par Lucien d’Azay, Paris, Klincksieck, 2015, 438 pages.