Politique

Une vitrine de saison ou la mise en mémoire du Covid-19

Professeur de littérature comparée

Il y a quelques jours le très officiel Institut Covid-19 Ad Memoriam a démarré ses travaux. « Préserver la mémoire d’une pandémie » : tel serait désormais le mot d’ordre. Invités à raconter nos expériences, nous devenons les sondes mémorielles de notre propre vécu, mais aussi, du même coup, les relais d’un discours qui porte sur un présent juste passé, mais appelé d’emblée « mémoire ». Cette mise en scène de nos expériences est une vitrine en trompe-l’œil, qui contribue à brouiller la conscience des enjeux et des conséquences de cette crise.

Avant même que le déconfinement soit effectif, on a assisté à une effloraison de projets d’archivage rappelant des initiatives équivalentes lors des récents attentats. On continue aujourd’hui de nous solliciter régulièrement pour fabriquer une mémoire locale de la pandémie mondiale. Or, contrairement à la distance que nous devons désormais pratiquer dans l’espace public, cette mémorialisation manque de recul. Si l’on peut déjà s’étonner qu’un tel présent à peine passé devienne objet d’étude, on peut aussi craindre qu’il s’agisse là d’une vitrine mémorielle contribuant à brouiller la conscience des enjeux et des conséquences de cette crise.

Après que la crise sanitaire du « Covid-19 » a été formulée en termes de guerre, on a entendu dire qu’il s’agissait plutôt d’un « temps de guerre » auquel allait naturellement succéder un « après-guerre » où le monde ne serait plus « comme avant ». Nous y sommes et, ce faisant, l’on est passé à un nouveau registre de langue pratiqué par une diversité d’acteurs parmi lesquels des chercheurs universitaires apportant avec eux leur caution scientifique. Il s’agit de garder la mémoire de ces semaines de confinement qui ont placé entre parenthèses le rythme habituel de nos vies de travail, sociale et sentimentale, parfois en les bouleversant et, à coup sûr, en modifiant le destin des catégories les plus exposées économiquement de la population. Qu’en est-il de cette nouvelle scène mémorielle ? Quelle réalité va-t-elle représenter ? À quelles motivations ou élans répondent ses acteurs qui sont, sans nul doute, animés des intentions les meilleures ?

Voilà en effet que depuis quelques semaines l’on est sollicité pour faire parvenir nos photos et journaux intimes, vidéos et poésies, objets, dessins, décorations de fenêtre, lettres de manque ou de rupture et si cela était possible, pourquoi pas, nos applaudissements de 20 heures filmés par nos smartphones. Tel est le mot d’ordre citoyen porté par des musées, des archives départementales, celles de l’Aube, la Creuse, la Mayenne, les Vosges, l’Yonne ont été les premières, des municipalités : Nantes, Ploemeur, Saint-Hilaire-du-Harcouët, Villeneuve d’Ascq, et j’en passe, la presse, les radios.

Des laboratoires avec bientôt des projets d’envergure nous invitent à rejoindre, tous et au plus vite, la vaste collecte empathique. Plateformes contributives, revues en ligne et, bien sûr, Facebook, Twitter, Instagram sont mobilisés, des équipes du CNRS, à pied d’œuvre, et les universités ne sont pas en reste. « Relevons le défi collaboratif », « Nos vitrines parlent à l’heure du confinement ». Voici venu le temps, non pas des cerises, bien que nous soyons au printemps, mais de « l’archivage des écrans d’un “entre-temps” ». La récolte se doit d’être « collective, collaborative et participative ». « Rappelez-vous ce qui, sur vos écrans, a capté votre regard, votre oreille ou votre attention […] et partagez-le avec nous en nous écrivant » (revue Entre-temps).

Nous sommes les sondes mémorielles de notre propre vécu, les enregistreurs de l’intimité de notre passé immédiat, mais aussi, du même coup, les relais d’un discours mémoriel qui ne se satisfait plus de représenter le passé, mais se rapproche au plus près d’un présent juste passé décrété d’emblée comme « mémoire ». Nous sommes fortement invités à sa fabrication en lui confiant les traces tout ensemble de notre intimité et de notre sociabilité confinées. Mots d’ordre : « Préserver la mémoire d’une pandémie » (groupe Documenting now) ou bien : « Covid-19 : pour une mémoire ordinaire de l’extraordinaire » (Libération, 24 avril). « Dessins, masques, récits… une collecte pour constituer la mémoire du confinement » (Le Figaro, 27 avril). « Comment à la BNF, les archivistes du Web sauvegardent l’Internet français du confinement » (Le Monde, 15 mai). Le MUCEM de Marseille collecte « vos objets en mémoire de la période historique que nous traversons » (23 avril).

Du côté présidentiel, on n’est pas non plus à la traîne. Sortant le 25 mars de la rhétorique de guerre, Emmanuel Macron désigne l’horizon d’un après en lançant le mot magique d’« opération résilience », terme polyvalent au médical, au psychologique et au mémoriel. La mémoire est effectivement portée aujourd’hui par un dispositif complexe disséminé dans toute la société faisant que des acteurs d’affiliation ou de champs très distincts, voire d’opinions ou d’engagements antagoniques, empruntent les mêmes formules, diffusent les mêmes énoncés, exposent les mêmes clichés.

Le mémoriel fait du temps quel qu’il soit un objet à contempler, étudier, fétichiser, et produit l’illusion de sujets resplendissant de leur individualité en souffrance.

Il est, certes, encore trop tôt pour clamer un « Covid-19 “plus jamais ça” ». Toutefois, l’heure de « repentance » ne va pas tarder à sonner – ce discours est peut-être même en train de s’écrire à l’heure qu’il est, on l’attend déjà –, ce qui aura pour effet de dessiner plus nettement encore le cercle de la mémorialisation. D’ailleurs, l’attraction est telle que l’idée d’un « mémorial » pour les victimes du Covid-19 a été avancée par le Président le 17 avril – « son entourage y réfléchirait » –, même si elle a vite été moquée (c’est aussi la règle du jeu). Le problème n’est pas ici que le mémorial se fasse physiquement ou non – d’ailleurs l’annonce d’un musée virtuel sur Instagram n’a pas tardé à circuler (Le Figaro, 26 mai) –, ou que ce soit plutôt un monument, voire un « contre-monument » à la Jochen Gerz, mais que ces idées alimentent un discours qui, avec sa propre théâtralité, fasse office, au sens propre, de vitrine en trompe-l’œil nous détournant des enjeux que recèle cette crise continuant de nous toucher. Je m’explique en trois mots-clés : violences, immédiateté, miroir.

Violences. L’archivage est devenu une des phases préliminaires à la mémorialisation d’actes de violences radicales. Cette pratique s’est généralisée et, progressivement, instituée lors des attentats qui ont frappé les sociétés occidentales depuis ceux du 11-Septembre. Des collectes de traces ont alors accompagné des recueils de témoignages plus ou moins élargis à l’échelle de la population dont certains groupes ont eux-mêmes lancé des tentatives commémoratives parallèles aux initiatives politiques.

Mais le confinement et la pandémie n’ont rien à voir avec un acte terroriste ou une catastrophe climatique ou écologique dont on peut craindre, dans ces différentes situations, que les traces et les restes de ce qui a eu lieu soient trop vite effacées, ne serait-ce que par le passage du temps. Ce qui nous a, pour ainsi dire, submergé à partir de février, s’inscrit dans le processus long et sournois d’une double négligence de l’état du système hospitalier et du péril pandémique dont les instances décisionnelles scientifiques et politiques sont averties depuis des années. Faire appel à de mêmes pratiques mémorielles que pour les attentats, sans que celles-ci soient clairement mues par des principes critiques, c’est non seulement nous détourner de ce qui est en train de se réaliser, mais nous inviter à être complices et spectateurs de cet aveuglement.

Immédiateté. La rapidité compulsive avec laquelle se mettent en place ces procédures de mémorialisation reproduit ce temps de l’urgence que nous impose le régime ultralibéral contemporain. Peut-être l’archivage assure-t-il une fonction cathartique calmant l’angoisse que recèle un avenir dont le présent porte déjà les stigmates sociaux les plus sombres, mais c’est là, du même coup, jouer le jeu d’un discours qui, à travers l’empathie mémorielle, dépolitise la prise de conscience de notre situation. Rien de tels pour cela que les registres émotionnels de l’intimité et du corps.

Les acteurs de ces initiatives mémorielles sont, à leur insu, les agents de dispositifs qui reconfigurent le présent, contribuant à renforcer l’idéologie présentiste qui écrase notre temps, non seulement en éteignant toute étincelle dialectique entre passé et présent, mais en réduisant le présent à devenir le miroir du passé, et inversement. Si d’aucuns disent que le présent nous envahit, c’est aussi parce que le mémoriel ne cesse de le rattraper pour, en aplatissant la prise de conscience de ce que l’on nous impose, amoindrir les réactions que celle-ci déclencherait. La multitude de ces initiatives montrent que le mémoriel ne laisse même plus au temps le temps de passer, il fait du temps quel qu’il soit un objet à contempler, étudier, fétichiser, et produit l’illusion de sujets resplendissant de leur individualité en souffrance.

Miroir. Après avoir été infantilisé, voilà que ce nouveau discours bienveillant se donnerait pour tâche de nous redonner un statut de sujet, à l’instar de ces témoins que nous sommes tous potentiellement à même de raconter nos propres expériences. À cela, on va me rétorquer qu’il s’agit de donner du sens. Mais quel sens ? Quel miroir va nous tendre cette mémoire du Covid-19 ? Ce discours s’adresse implicitement à ceux qui ont les moyens non tant de se faire un récit de leur confinement – ce qui est à la portée de la plupart d’entre nous –, que d’avoir la distance intellectuelle suffisante pour porter un regard dessus et pouvoir s’y regarder. Des selfies mémoriels ? Les premiers et probablement les seuls concernés sont ceux qui ont suffisamment pu se dégager de leur condition sociale pour trouver des mots leur permettant de se situer. Car se situer relève déjà d’une condition privilégiée dont ne disposent pas ceux qui sont immergés dans l’angoisse non du présent, mais de ses lendemains, pris en otage par l’attente des indemnités à venir et de ce qui décide de leur précarisation.

Aussi, telles qu’elles nous sont présentées, ces fameuses vitrines du confinement remplissent-elles cette fonction éminemment contemporaine de la mémoire qui est de nourrir des processus de réconciliation et de pacification à l’échelle de sociétés entières en s’appuyant sur des récits de victimes expurgés de leur potentiel politique. Qu’il y ait des changements dans nos habitudes et que cette onde se prolonge encore est une chose indéniable, mais pourquoi ne pas plutôt mettre en évidence les continuités que cette sortie de crise renforce : procédure de contrôle, stratégie émotionnelle forant au plus profond des subjectivités, renforcement du rapport entre pouvoirs scientifique et politique, démultiplication des zones hors-champ de non-droits sociaux. Ce discours de la mémorialisation s’emploie à nous faire oublier que la modernité capitaliste génère ses propres crises pour mieux se reproduire.

 


Philippe Mesnard

Professeur de littérature comparée, Université Clermont Auvergne

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