Littérature

Savoir résider en son voyage – à propos du roman Malakoff de Gregory Buchert

Critique

Le premier roman de l’artiste plasticien Gregory Buchert n’est pas seulement un roman : Malakoff est une ville dans laquelle l’auteur entre en résidence, Malakoff est une fiction de Russie en pleine banlieue parisienne, Malakoff est un rêve d’enfant. Dès lors, ce qui s’écrit là-bas en résidence (non d’écriture, mais d’art), n’est pas seulement un roman, mais un documentaire, une trace, une œuvre plastique, une forme d’introspection et peut-être tout simplement, le journal de bord d’une rencontre dont Malakoff est le théâtre.

C’est un « roman » de l’artiste plasticien Gregory Buchert que les éditions Verticales ont fait paraître au printemps, et même un « premier roman » – un genre plus spécifique encore, un genre qui s’annonce : celui de débouler, nouveau-venu, dans une forme et des milieux littéraires avec un fracas indispensable.

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Malakoff est pourtant et à nouveau un roman retors, qui résiste bien à son genre littéraire. À nouveau, puisque la déconstruction des genres a bon train, et qu’en matière de roman, elle s’est aussi étrangement formalisée dans le domaine de l’édition par une redistribution sensible des catégorisations : ainsi en 1993, le recueil de poésie d’Olivier Cadiot Futur, Ancien, Fugitif a été publié par P.O.L accompagné du sous-titre de « roman ».

Or il est bien évident et annoncé que Malakoff n’est pas seulement un roman : Malakoff est une ville dans laquelle Gregory Buchert entre en résidence, Malakoff est une fiction de Russie en pleine banlieue parisienne, Malakoff est un rêve d’enfant. Dès lors, ce qui s’écrit là-bas en résidence (non d’écriture, mais d’art), n’est pas seulement un roman, mais un documentaire, une trace, une œuvre plastique, une forme d’introspection et peut-être tout simplement, le journal de bord d’une rencontre dont Malakoff est le théâtre.

De fait, avant d’être un lieu de résidence de création pour un jeune artiste plasticien, Malakoff est de longue date la résidence de « l’un des plus grands pastellistes du XXe siècle ». De ce Sam Szafran dont peu connaissent le nom que ce soit du côté de l’art ou de celui de la ville de Malakoff, Gregory Buchert se voit offrir une monographie à 16 ans. Il se construit à partir de l’ouvrage une puissante rêverie, nourrie de fictions à l’égard de la ville à consonance russe autant que de son habitant illustre – une rêverie dont le flou constitue le projet que présente l’artiste et qu’accepte le jury de la résidence, et la raison même de son séjour à Malakoff.

Quand le premier roman signe généralement l’entrée de l’écrivain en littérature, un tel roman signe plutôt l’intrusion de l’artiste dans le roman : l’intrusion de méthodes, de pratiques, de références et de façons de voir aussi étrangères au roman que Gregory Buchert est étranger à Malakoff, et qui se montrent notamment par l’apparition entre les paragraphes de photographies d’œuvres, de lieux, de détails évoqués par le texte.

L’étrangeté de l’artiste dans le roman se ressent au fil d’une déroute permanente ; il apparaît bien vite que la « résidence » est l’occasion de questionner profondément le chez-soi. Depuis la maison natale où continue de vivre la mère – et comment la mère se réapproprie-t-elle ce chez-soi devenu trop grand, quand le chez-nous a été déserté par les enfants déjà grands ? – au chez-soi de l’espace de l’exposition qui accueille les œuvres, au chez-soi fictionnel.

Si le travail de Gregory Buchert construit une connivence prolongée – commencée bien avant Malakoff et notamment à travers son film 858 pages plus au Sud (2011)avec l’Odyssée homérique, le roman met en tension les deux horizons de l’œuvre que sont à la fois le récit de voyage – le fantasme du grand voyage russe à travers le nom évocatoire de Malakoff – et le désir de rentrer chez-soi (« Heureux qui comme Ulysse ! »).

Ce désir de rentrer, abordé sous le thème du Heimat, « un mot allemand chez nous sans équivalent, évoquant une contrée natale, à la fois région, ville et maison, que l’on continuerait de porter en soi malgré l’éloignement et qui, peut-être, n’a jamais existé autre part qu’à l’intérieur de nous-même », est aussi fictionnel que la force centrifuge qui envoie les héros d’odyssées et de romans par le monde. D’un côté comme de l’autre, est Malakoff – dans le rêve d’ailleurs comme dans le retour au chez-soi, dans le besoin de s’ancrer autant que le désir de fuite.

Si l’exigence de production et de rendu est une condition de la résidence d’artiste, n’est donc pas tout à fait résident l’artiste n’ayant pas produit cette œuvre qui n’aurait pas pu naître ailleurs – cette œuvre qui, chez elle dans cet endroit, atteste du fait même de résider, au sens d’une part de soi qui s’installe pour constituer cet Heimat, ce chez-soi. Qu’en est-il, dès lors, de l’artiste plasticien qui ne rend qu’un roman, une œuvre virtuelle, un texte, des mots ?

Comme les reproductions des œuvres que recueille le journal et au contraire des originaux, le roman se diffuse, sème aux quatre vents, et d’une main à l’autre voyage ; il habite plusieurs bibliothèques, plusieurs maisons et plusieurs villes à la fois, il réside en tout lieu. À ce résident qui ne sait pas bien ni au fil de sa recherche ni à son terme ce qu’il est venu chercher en résidence d’artiste à Malakoff, l’ensemble de l’entreprise apparaît parfois un échec au vu des ambitions et du désir initial.

Une peur légitime découle d’une telle position, que le roman rend palpable dans l’évocation réitérée du faux : du russe en toque au russe en « toc », de l’imitation des signatures, des faux noms et des falsifications diverses d’objets et de documents, en fin de compte et derrière toute une série de faux espoirs, la peur d’être nulle part à sa place et partout étranger, indésiré ou imposteur, la peur d’être, en résidence d’artiste, dans le déguisement du romancier et en fin de compte partout, à côté de la plaque.

Mais si cette plaque est la fameuse plaque de Walk of Fame sur laquelle Sam Szafran a posé ses mains, dans le sol d’une fondation suisse – un peu comme on pourrait couler ses pieds dans le béton, c’est-à-dire pour s’engager dans une éternité qui est toujours la même, et qui se surajoute, s’alourdit, s’entasse sur elle-même comme les pastels sur la toile, comme la poussière sur le sol de l’atelier – alors cette plaque a peut-être aussi quelque chose d’un tombeau, comme le peuvent avoir aussi certains lieux, certains gestes, certains souvenirs et certains désirs.

Au cœur des ténèbres : une odyssée de la forêt

Ainsi les motifs réitérés de l’œuvre finissent par construire, non un récit tel qu’on pourrait l’attendre à l’issue ou au cours d’un voyage, mais un entremêlement de liens de sens, de germes d’idées, enfin de prolifération intérieure et parfois étouffante de détails, de rappels. Parmi ces motifs et emblématique de la densité littéraire qu’ils créent dans l’œuvre, la forêt tient lieu de cœur du roman. Elle est d’abord la forêt des balades avec le premier des compagnons de voyage, Nastase, le chien.

Ce dernier (seul à reconnaître Ulysse dans l’Odyssée), est le premier à connaître Gregor au travers de Gregory, puisque c’est au cours d’une promenade avec son chien que le narrateur tombe sur, ou fait tomber, le bâton qui lui tiendra lieu de Y, et qui signe comme une baguette magique l’entrée dans une fiction de personnage – qui n’est rien d’autre non plus qu’une fiction de narrateur, que le plasticien incarne dans cet objet avant d’entrer dans son roman.

La forêt envahit le roman comme la végétation recouvre le parc de Malakoff, abandonné à sa prolifération ; la prolifération lente et inlassable des plantes comme l’infusion discrète et tenace du mot, Malakoff, Malakhov, et même dans le pluriel si singulier des beignets malakoffs. « Ces différentes combinaisons graphiques seraient-elles autant de postiches favorisant les réincarnations d’un mot qui ne cesse de muter pour assurer sa survie, comme le ferait un virus au gré de ses hôtes ? » – comme un virus, ou comme un pissenlit au gré du vent.

Ainsi qu’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, une autre odyssée dont le film de Francis Ford Coppola Apocalypse Now a su fournir la juste image, tropicale, végétale, de jungle furieuse et fébrile, jalousement refermée sur la folie comme un sanctuaire, le roman est une expédition vers le temple ou le « tombeau » touffu que sont l’obsession de travail de Sam Szafran et son atelier engorgé de feuilles, de plantes, de dessins et de pastels. Impénétrable comme un secret trop vieux et trop intestin pour être ramené en surface, la forêt noire et intérieure ne s’approche dès lors que fugacement, par détours, dans l’entrebâillement de la porte de l’atelier convoité par la curiosité du narrateur, ou dans cet autre cadre d’une image : Saint-Georges terrassant le dragon.

Ce tableau d’Altdorfer est finalement, pour le jeune artiste qui offre son journal au vieux peintre, le contre-don fait presque par mégarde par celui-ci à son jeune « groupie », une clef essentielle, le cœur livré, non seulement celui du peintre, qui n’est autre que celui de l’atelier, mais encore celui du roman : « En fait les coupables sont les plantes. Y en a tellement, que dans la partie basse de la pièce, là où je travaille, elles n’ont plus assez de lumière et libèrent donc du gaz carbonique, beaucoup, bien plus qu’elles n’en absorbent, et moi pendant ce temps je suffoque, je suffoque littéralement sous le motif comme un personnage d’Altdorfer ». Et le narrateur de se remémorer ces vers du Pelléas et Mélisande, cités dans le livre monographique qu’il connaît par cœur :

Je ne pourrai plus sortir de cette forêt !

Dieu sait jusqu’où cette bête m’a mené.

Je croyais cependant l’avoir blessée à mort ;

et voici des traces de sang .

Mais maintenant, je l’ai perdue de vue,

 je crois que je me suis perdu moi-même,

et mes chiens ne me retrouvent plus.

 Je vais revenir sur mes pas.

Une adresse généreuse

C’est au lecteur (et peut-être au lecteur que devient tout auteur de journal qui se relit après quelques mois, après quelques années, ou après la publication qui transforme le journal en « premier roman ») de revenir sur ses pas et sur ce constat difficile du jeune artiste en résidence, qui fuit, est souvent tenté de fuir, que ce soit à Trouville ou derrière un double fictif, ou est parfois gagné au fil des pages par la honte, l’impression de n’avoir pas tout à fait sa place en résidence.

Oui, il revient plutôt au lecteur de revenir et constater qu’il s’agissait plutôt de ne pas résider – de ne pas rester – à Malakoff, de n’être pas ancré non plus ; ni à Malakoff ni ailleurs, ni dans les formes pratiquées de l’art contemporain quand les mots invitent à un ailleurs, de ne pas s’arrêter non plus – à être un artiste, pour être aussi un écrivain. Ce que l’immédiateté de l’écriture en forme de journal ne permet pas tout à fait à l’auteur de saisir aussi immédiatement, c’est la richesse des ponts qu’il bâtit par-dessus les eaux de l’oubli, la richesse des liens et de ce qui fait sens au travers des mots et de ce récit en catastrophe du jour-le-jour.

Avant même de pouvoir libérer son auteur de l’étouffement feuillu, toute la générosité et la sincérité du roman est de se rendre entièrement au lecteur comme seul dépositaire de cette vérité-là, écrite en dépit des faux espoirs et de l’illégitimité que suspecte en permanence son narrateur : si le récit effondre les attentes de celui-ci, gagné par un ultime désir de fuite qui signe le terme de son journal, il construit au contraire une puissante poésie, capable de transporter d’un monde à l’autre dans un remous permanent, au fil de la lecture comme au gré des flots.

En regard de l’étouffant motif végétal qui installe, alourdit et encombre parfois les ateliers comme les souvenirs d’une mémoire, le thème de l’eau, soldé par une crue – l’eau passe sous les ponts de la Seine, l’eau qui l’emmène vers ses nouveaux horizons – est un mouvement opposé et libérateur à bien des égards. Pour Gregory Buchert, qui a pris l’habitude d’occuper des ronds-points avant que cela devienne une pratique nationale, et dans la solitude emblématique d’un Robinson sur son île, l’horizon marin se poursuit auprès d’Ulysse, invite ces motifs d’Odyssée que sont le père parti, le voyage et ce qu’il a de fantasmé, ce nom de i grec que porte le Y de Gregory, l’improvisation de l’auteur en aède au terme de sa résidence.

Toute cette trame discrète invite le lecteur à se plonger dans le roman comme dans une mer et naviguer entre les références explicites et les échos parfois lointains et troublants comme des chants de sirènes, toujours à la lisière de l’oubli. Puisque les livres, les monographies, les Sam Szafran et les souvenirs d’enfance finissent toujours par tomber dans l’oubli et se rendre à l’envahissement des plantes, il ne peut se trouver que le désœuvrement d’un poète pour œuvrer à maintenir les liens de la mémoire en « s’amusant » de ces concordances, en les cueillant et les tramant dans un récit comme des motifs dans une tapisserie.

Tout semble faire ainsi sens, d’une coïncidence à l’autre, d’un rappel à autre. Il y a non seulement tout ce que construit le narrateur, donnant l’air tout au plus de le décrypter : la construction du double russe, le personnage de Gregor, son costume, sa symbolique et sa mystique avec son Y en bâton à côté de lui et signant la scission, et puis la personnalité de ce double-là, son acharnement et ses remous ; mais aussi tout ce qui se relie au fil des pages de façon moins explicite – l’étrange rapprochement par exemple, entre la fuite du fils vers Trouville, quelques pages après avoir évoqué sa dernière entrevue avec son père, et dans son enfance la fuite qui fut celle de ce père parti au-delà de la Méditerranée : un autre rivage, sur un autre axe (l’axe du Y selon le référentiel des logiciels 3D, si important pour le narrateur).

Enfin, il y a aussi tout ce qui ne peut apparaître à l’auteur, mais qui appartient profondément à sa poésie et relève de ce don le plus entier et sans contrepartie qu’est le livre, et le fait de se livrer : ce qui fait lien avec la lectrice ou le lecteur, résonne profondément avec son désir ardent de partir aussi pour Trouville, de trouver son propre Malakoff, son Heimat, se débarrasser de son Y ou de ses majuscules ; ou qui fait lien avec cette lectrice ou ce lecteur en faisant de Gregor, Y ou non, un nouveau Sam Szafran, un autre Malakoff.

Comme il y a eu Sam Szafran-Malakoff pour Gregory Buchert, il y a un Gregor Buchert-Malakoff pour qu’à la lecture nous découvrions chacun·e cette impression de familiarité telle que l’on se dit qu’il nous faudrait un jour concevoir un voyage pour mieux saisir comment se joue cette image-là, cette réflexion, cette fiction – comme le Sam Szafran du roman est une image, une ombre ou une lumière portée du vieux peintre disparu en 2019, comme Malakoff s’est elle aussi transportée comme une image venue de Russie, venue de la guerre et des oublis autant que des mémoires, le roman Malakoff et son personnage d’auteur sont de solides charpentes existentielles comme poétiques.

C’est sans doute ce chez-soi insoupçonné et bien plus infini auquel Gregory Buchert aspirait confusément encore au début de son entreprise d’écriture. S’il n’a rien d’un artiste qui pose ses mains sur une plaque ni coule ses pieds dans le béton, il n’a pas non plus l’inhospitalité indifférente et sans égard de Sam Szafran ; il accueille avec une générosité à toute épreuve autant les œuvres plastiques et littéraires, sous la forme de reproductions, d’hommages et de citations, que les visiteurs (à la manière des différents centres d’art du roman).

De fait, s’il est écrit par un initié des milieux de l’art contemporain, issu des écoles d’art nationales, représenté et accompagné dans son travail par son galeriste, Jérôme Poggi, le roman brasse quant à lui tout une série de références plus ou moins pointues, sans jamais que celles-ci n’excluent le lecteur qui n’en a pas connaissance. Au contraire, et en les livrant toujours comme emballées dans le contexte et l’histoire à travers lesquels les a rencontrées Gregory Buchert, le roman offre ses œuvres accompagnées d’un mode d’emploi intime. Aux antipodes d’un entre-soi, l’auteur livre ainsi une culture habitable, en forme de résidence accueillante, de chez-soi hospitalier et chaleureux.

À la façon du Merzbau de Schwitters, ou plutôt de cette énième reproduction, que Gregory Buchert emmène sous forme de carte postale, toujours avec lui au fil de son odyssée, le roman ne tourne sur soi que pour mieux accomplir cette « fonction première d’accueillir, dans une infinité de replis éclairés à la chandelle, des souvenirs personnels, des choses glanées sur les trottoirs ou des œuvres d’amis ». Loin dès lors de l’enfermer, ce Merzbau emmené avec l’écrivain dans son voyage incessant est le refuge ouvert, toujours ouvert à la possibilité d’une rencontre.

Gregory Buchert, Malakoff, Verticales, 2020, 320 pages


Rose Vidal

Critique, Artiste

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