Revoir Black Panther, en hommage à Chadwick Boseman
La mort de l’acteur Chadwick Boseman, emporté par un cancer à l’âge de 43 ans ce 29 août 2020, a suscité une vague d’émotion rare aux États-Unis et dans le monde entier. Ce n’est pas seulement Hollywood qui a salué la mémoire d’un des siens. De Barack Obama à Joe Biden, les hommages au « super-héros noir », souvent accompagnés du hashtag #Wakandaforever, ont pris une tournure politique, dans le contexte d’une reviviscence mondiale du mouvement #BlackLivesMatter suite à la nouvelle flambée de violences policières de l’été 2020. Désormais impliqués dans le mouvement, les joueurs de la NBA, au terme d’une grève sans précédent – soutenue par Obama – ont repris les playoffs avec une minute de silence en hommage à Boseman.
Tout se passe comme si la figure de l’acteur, engagé dans la lutte pour les droits civiques, fusionnait dans la mort avec celle du super-héros politique fictif qu’il a incarné, T’Challa, aka Black Panther, pour devenir un super role model de la lutte antiraciste. Déjà à la sortie du film en 2018, le cri de ralliement « Wakanda forever », bras en croix sur la poitrine, avait été repris à la fois dans les manifestations antiracistes et par des personnalités, sportives notamment, s’identifiant et identifiés au fait d’être noirs (américains mais aussi français, comme le tennisman Gaël Monfils ou le footballeur Paul Pogba).
Il est vrai que le film Black Panther, mis en scène par un réalisateur noir, racontant l’histoire d’un (super)héros noir et distribuant dans les rôles principaux des acteurs noirs, a fait événement à sa sortie, deux ans après qu’avait été lancé le célèbre #OscarSoWhite. Un film racontant l’histoire d’un jeune Noir homosexuel et pauvre, Moonlight, avait bien obtenu l’année précédente l’Oscar du meilleur film, signe d’une prise de conscience de l’urgence politique, pour Hollywood, d’affronter enfin de face la question raciale. Mais dans une industrie culturelle où l’argent dit tout, il restait encore à faire un véritable pari économique. C’est ce pari que Kevin Feige, le PDG du MCU (Marvel Cinematic Universe) a abondamment marketé lors de la sortie de Black Panther, insistant sur le fait que « les ressources allouées au film égalaient et même surpassaient celles des derniers films récents »[1] de l’univers Marvel : 200 millions de budget. Peu importe si l’effet d’annonce n’était pas tout à fait exact puisque le budget du film était le même que celui d’Iron Man 3 de 2013 et inférieur à celui de Captain America : civil war de 2016 (250 millions). Le pari fut réussi, et même bien plus qu’espéré : Black Panther a généré 1,34 milliards de dollars de recettes, contre 1,2 milliards pour Iron Man 3, 1,15 pour Captain America : civil war, 1,4 et 1,5 milliards pour Avengers (2012) et Avengers l’ère d’Ultron (2015).
La preuve était faite : les (super-)héros blancs ne sont plus les seuls à faire recette. La sortie de Black Panther a donc aussi été saluée comme un événement politique inédit. Enfin, une production culturelle occidentale mainstream offrait un support d’identification pour les spectateurs non blancs… et pour les sujets politiques qu’ils sont, individuellement et collectivement. Mais en quoi, au juste, le film constitue-t-il un événement politique ? De quel projet politique Black Panther et Black Panther sont-ils le nom ? Car il y a sans doute à distinguer la position du héros de celle défendue par ce film, bien plus subtil qu’il n’y parait…
Un nouvel âge des super-héros
Pour saisir la complexité du propos du film, il faut commencer par rappeler qu’il s’inscrit dans la « seconde vague » de films de super-héros post-tournant du millénaire. On pourrait même dire qu’il en propose une réorientation. Après la mise au premier plan, sur les ruines du 11 septembre, de la façon dont les démocraties doivent faire face aux nouvelles barbaries ou au retour d’anciennes barbaries médiévales (dans les Batman de Nolan notamment) on assiste, depuis la fin des années 2000 et la naissance du MCU, à une nouvelle étape dans la création d’une mythologie cinématographique globale qui réinvestit dans un geste pop des siècles de culture légitime en les mêlant aux formes de la culture populaire du XXe siècle, et notamment, bien sûr, des comics.[2]
Cette seconde vague de films puise d’ailleurs dans une autre tendance structurante de l’histoire de ces bandes dessinées : une introspection de la part sombre de l’Occident, de la façon dont les démocraties contreviennent à leurs principes affichés, d’égalité ou de liberté notamment, et pratiquent des formes de discrimination tout en prônant l’égalité. Le film spécifie cette critique autour de la question raciale et postcoloniale. Par-là, il s’inscrit aussi dans une autre seconde vague, dans le champ social cette fois : celle du mouvement des droits civiques. Black Panther succède d’ailleurs de peu à la création d’une nouvelle série de comics écrits par Ta-Nehisi Coates, considéré par la Prix Nobel de littérature Toni Morrison rien de moins que comme le nouveau James Baldwin[3]. Il s’inscrit aussi clairement dans le contexte du mouvement #BlackLivesMatter, tout comme les premières aventures du héros inventé par Stan Lee et Jack Kirby au printemps 1966 dans Fantastic Four n°52 étaient redevables à la naissance du mouvement du « Black Power ».
De fait, la panthère noire, après avoir été durant la Seconde Guerre mondiale l’emblème d’une unité de l’armée américaine majoritairement composée de soldats africains-américains, est devenue au début de l’année 1966 un symbole du Black Power naissant, quand l’animal a été repris par une organisation d’Alabama qui défendait le droit de vote des Noirs, contre le parti démocrate ségrégationniste de cet État représenté, lui, par un coq blanc[4]. C’est essentiellement en hommage à cette lutte que Kirby et Lee, soutenant comme beaucoup de Juifs américains de l’époque la cause des Africains-Américains, ont repris la figure de la Panthère Noire. Pour autant, le lien avec le Black Panther Party n’est qu’ultérieur, puisque le parti sera créé à la fin de l’année 1966. La référence ne sera d’ailleurs pas vraiment assumée par les auteurs, qui se montreront même soucieux d’éviter toute confusion au point de tenter de rebaptiser leur héros Black Leopard, avant de faire machine arrière sous la pression de leurs fans, furieux, comme le rappelle William Blanc dans le très précieux ouvrage Superhéros, une histoire politique.
Le film Black Panther construit la figure de Black Panther comme support d’identification double. D’un côté, il le figure comme un personnage doublement positif, parce qu’il est présenté comme étant dans le camp du bien, des « good guys », et parce qu’il apparait comme héraut du combat pour les Noirs. Mais de l’autre, il le montre en héros tourmenté dans sa condition même de (super)héros. Une bonne partie du film tourne autour de la question de savoir si le personnage de T’Challa est taillé pour le costume de Black Panther. Et il sera aidé dans sa quête pour incarner ce rôle (et non dans une conquête du pouvoir) par d’autres figures, au moins aussi héroïques que lui. Bien sûr, le choix de décentrer l’attention et de disséminer le pouvoir du super-héros vers d’autres figures, féminines et masculines, tient en partie au fait que le premier blockbuster consacré à un super-héros noir s’inscrit le cadre de la franchise MCU, lancée dix ans plus tôt avec Iron Man, dont le principe même est la collaboration croissante des super-héros, jusqu’aux récits ultra choraux de Infinity War et Endgame. Il reste que cette choralité produit un effet spécifique dans la représentation des masculinités noires.
Le film incorpore ainsi une réflexion sur la difficulté autant que la nécessité de recourir à une stratégie consistant non pas à évacuer mais plutôt à jouer/déjouer, convoquer/détourner les représentations stéréotypées des Noirs et en particulier des hommes noirs, des Africains et de l’Afrique. Le film insiste d’une part sur les défis propres à la représentation des corps, des personnages noirs et des histoires qu’ils portent ; d’autre part, comme l’a souligné Achille Mbembe, sur les enjeux propres à la représentation, à travers le royaume du Wakanda, d’une Afrique utopique, c’est-à-dire une Afrique porteuse d’espoir… mais aussi une Afrique qui n’existe pas, non colonisée, entre idéalisation d’un continent originel et immémoriel et afro-futurisme. Pour comprendre ce avec quoi la représentation de ce personnage (et donc le travail d’acteur de Chadwick Boseman) a dû composer, il faut aussi rappeler que Black Panther est le premier super-héros qui soit à la fois noir et africain. Jusque-là, les « ancêtres » du personnage étaient soit Noirs soit des Africains.
Black Panther, le premier super-héros noir ET africain des comics
Des années 1910 aux années 1940, les rares personnages noirs présents dans les comics reconduisent les stéréotypes racistes, particulièrement les personnages africains, repoussés du côté de la nature sauvage, au mieux des traditions ancestrales. Ils sont par ailleurs réduits au rang de side-kicks serviles des héros blancs. C’est le cas de Lothar dans les comics Mandrake, dont le personnage est créé en 1934. Si les deux héros ne vont pas l’un sans l’autre, le premier, vêtu de peaux de bêtes, puissant physiquement mais faible d’esprit et s’exprimant uniquement en « petit nègre », sert de faire valoir démontrant la supériorité intellectuelle du magicien blanc[5]. Le premier véritable super-héros de comics africain est d’ailleurs un homme blanc : comme le note William Blanc, Tarzan l’homme de la jungle (1912) incarne à la fois « la supériorité de la race blanche sur la nature africaine sauvage » et « une masculinité occidentale régénérée au contact d’un environnement primitif, à un moment où nombre de penseurs occidentaux craignent que le sédentarisme n’affaiblisse la virilité des hommes des pays développés. »[6]
Ce n’est qu’à la fin des années 1940 qu’émergent quelques figures de super-héros noirs et africains clairement positives et autonomes. C’est surtout le cas en juin 1947 avec Lion Man, créé par un journaliste africain-américain proche de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), dans le magazine All Negro Comics. Ce titre ne dit pas seulement que tous les héros représentés sont noirs, mais aussi que le comic book est conçu par des artistes noirs. Lion Man annonce à plusieurs titres le personnage de Black Panther : loin d’être un simple Tarzan noir (bien qu’il porte comme lui un pagne et passe comme lui une grande partie de son temps à arpenter la savane), il est aussi « un jeune scientifique afro-américain mandaté par les Nations Unies afin de protéger une montagne sacrée d’Afrique recélant de l’uranium ». Scientifique et connecté au monde occidental moderne, appartenant même aux instances politiques internationales, BP est comme Lion Man soucieux de préserver les ressources naturelles de son pays (le matériau réel uranium devenant dans BP le vibranium). Mais il n’est pas africain-américain, à la différence de Lion Man et des deux autres super-héros noirs qui apparaissent en même temps que Black Panther, dans le contexte du mouvement des droits civiques : Faucon des Avengers et Luke Cage.
Ce second personnage, apparu en 1972 et devenu le premier personnage noir à avoir sa propre série, avant Black Panther, éclaire par contraste les propriétés de Black Panther. Ces deux héros se construisent selon un jeu subtil de ressemblances/différences qui va se rejouer dans une certaine mesure dans le film Black Panther dans la comparaison entre T’Challa et Killmonger. S’ils sont tous les deux noirs, la différence entre Black Panther et Luke Cage alias Power Man tient aussi à deux éléments : l’un est africain, tandis que l’autre est africain-américain. Et l’émancipation passe chez Luke Cage par la force physique, là où ce n’est pas la qualité principale de Black Panther, qui va être vaincu sur ce plan par son rival légitime et frère ennemi, Killmonger. Comme Killmonger, le personnage de Luke Cage joue avec le cliché raciste d’une masculinité noire repoussoir de la masculinité blanche en tant qu’elle serait menaçante et animale, en excès de virilité et de bestialité[7].
De fait, ce super-héros invincible est doté d’une force surhumaine. Comme le note William Blanc, « Power Man semble reproduire les stéréotypes racistes et colonialistes affirmant que les Noirs sont des êtres dotés d’un corps puissant mais faibles d’esprit » ou qu’ils sont brutaux et sauvages, mais contrairement à Killmonger, dont la figure est de fait essentiellement négative, le corps de Luke Cage opère comme un véritable « outil revendicatif » et peut se montrer dans sa pleine puissance physique sans jamais incarner une hybris menaçante[8]. À cela, une bonne raison : son superpouvoir est avant tout d’être capable de résister à l’usage excessif de la force, puisque son corps arrête les balles – ce qui sera là aussi largement exploité dans la série du même nom créée par Netflix en 2016 (et arrêtée en 2018).
Cette glorification d’un corps noir puissant (mais pas violent) en tant qu’il est dé-chaîné, libéré de ses chaînes, avait pris un premier sens dans le comics, dans un contexte social où « les athlètes afro-américains utilisent leurs exploits sportifs comme un moyen d’affirmation sociale et politique »[9] – on pense en particulier au point levé de Tommie Smith et John Carlos aux JO de Mexico de 1968 ou à la figure du boxer Muhammad Ali, figure emblématique du Black Power.
Dernier élément qui empêche la puissance de Luke Cage d’être considérée comme négative, son métier est de lutter contre le crime, dans un Harlem délaissé par les forces de l’ordre – quand elles n’y font pas régner le désordre aux côtés des criminels qu’elles laissent faire voire encouragent. Ce jeu consistant à partir de la représentation des stéréotypes dégradants pour les resémantiser se manifeste également dans le costume, le personnage étant représenté avec un hoodie. Cet accessoire est associé à la figure du délinquant qui masque son visage pour accomplir ses méfaits… mais aussi à la jeunesse africaine-américaine des quartiers pauvres, et notamment à Trayvon Martin, comme l’a précisément pointé Mike Colter, l’acteur jouant le personnage dans la série. Le hoodie est enfin, dans l’imaginaire pop propre aux comics qui réinvestissent les imageries populaires, un hommage autant qu’une façon de s’inscrire dans la filiation de Robin des Bois, et par là au super-héros défenseur de la justice sociale et des pauvres, par différence avec une lignée de super-héros défenseurs de la loi mais donc aussi garant d’un ordre social au service des puissants et de la propriété privée, selon la ligne de partage établie dès les années 1970 par Umberto Eco à partir de Superman[10].
Bref, Black Panther n’est pas le premier super-héros noir. Mais il est le premier super-héros noir et africain. Et il ne porte pas simplement (ni seulement ni de manière simple) des combats proches ou parallèles à ceux de ses frères noirs américains, il ne porte pas non plus le même positionnement politique. Au début du film Black Panther, le personnage est bien plus proche du Superman des années 1930, dont il partage l’optimisme et la confiance dans un avenir orienté clairement vers le progrès technologique et politique, autrement dit une forme de foi naïve dans un « bon ordre » politico-scientifique légal, légitime et juste. Tout l’enjeu du film sera même précisément, à partir de cette naïveté initiale, de construire une trajectoire progressive de prise de conscience du personnage, et ce projet implique de ne pas le présenter d’emblée comme un super-héros en gloire, ni comme un héros politique indiscutable. De ce point de vue, le film présente un caractère déceptif par rapport à l’horizon d’attente créé par la première apparition du personnage.
Pour rappel, on a découvert T’Challa et on a entendu parler du Wakanda pour la première fois dans Captain America Civil War. Une dizaine d’habitants de ce pays figurent parmi les victimes involontaires de Wanda la sorcière rouge, dommage collatéral d’un affrontement entre les Avengers et des mercenaires criminels. Afin de mettre un terme à la toute-puissance des super-héros et d’encadrer désormais leurs agissements, les gouvernements de plusieurs pays, dont les États-Unis et le Wakanda, ratifient les accords de Sokovie à Vienne. Mais la cérémonie est interrompue par une explosion, au cours de laquelle le roi du Wakanda, T’Chaka, est tué. Il était accompagné par son fils, le prince T’Challa, dont on découvre juste après qu’il est aussi un super-héros quand, pour venger son père, il revient sous la forme de Black Panther pour prendre parti dans le conflit interne qui déchire les Avengers, dans une scène qui met en gloire sa puissance physique et son agilité, son style de combat alliant arts martiaux et capoeira.
Sur le plan politique, le personnage défend la position légaliste, aux côtés d’Iron Man et de ceux des Avengers qui, hantés par leur culpabilité à l’égard des victimes et par les dommages qu’ont causé leurs « exploits », acceptent que les super-héros se remettent et se soumettent à une autorité internationale. Et si guerre civile il y a entre les Avengers, c’est parce que Captain America et d’autres refusent de se soumettre à l’autorité de gouvernements dont l’histoire a bien montré que leurs intentions sont souvent douteuses, même quand les États en question s’affichent comme des démocraties. Bref, dans Civil War, Black Panther apparait clairement comme un super-héros et comme un héros politique aux positions politiques – légalistes – claires.
Sur ces deux plans, quand il revient dans le film Black Panther, le personnage déroute. Peu défini et peu charismatique, il n’est mis en scène ni comme un super-héros, ni comme un héros politique assuré et limpide. Certes, le film joue sur la référence au Black Panther Party. En témoigne une des affiches du film qui représente T’Challa assis sur un trône en costume de Black Panther, clin d’œil évident à la célèbre photo de Huey P. Newton campé, lui, sur un trône africain, un fusil dans une main, une lance dans l’autre. Mais tout au long du film T’Challa n’incarne pas cette posture combative, ni physiquement ni politiquement, loin de là, et si le film peut être dit révolutionnaire, ce n’est pas pour autant que son héros défend la position la plus tranchée, ni qu’il tranche entre les différentes positions.
Tout l’intérêt de Black Panther est ainsi de tenir, jusqu’à la fin, un discours assez sophistiqué sur les enjeux de la lutte des personnes noires contre leurs oppresseurs, en Afrique comme aux États-Unis. Comme l’a bien synthétisé Michel Bampély, avec « le suprémacisme de Malcom X, l’universalisme de Martin Luther King, le panafricanisme de Marcus Garvey, l’afrofuturisme de Mark Dery », ce sont « les courants majeurs de la pensée intellectuelle noire des XXe et XXIe siècles (qui) sont prêtés en filigrane aux différents protagonistes du film de Ryan Coogler »[11].
Le film met donc au centre de l’action non pas les super-pouvoirs du héros, mais le récit de la construction de sa conscience politique, au fur et à mesure d’une série d’épreuves et de confrontation à d’autres personnages, masculins notamment, qui permettent au film de jouer sur différentes représentations stéréotypées des masculinités noires et en même temps d’inventorier les différentes options politiques qui s’offrent aux héros noirs et leurs contradictions respectives. De ce point de vue, nous allons voir que la distribution fait partie intégrante de la narration, les rôles précédents des acteurs venant s’incorporer en quelque sorte à leurs personnages.
Black Panther et ses autres : Black Panther ou la création d’un héros politique collectif
Les super-pouvoirs de Black Panther ne lui servent pas à grand-chose dans le film. L’épreuve de force physique par laquelle il doit devenir le souverain légitime du Wakanda présuppose en effet que T’Challa renonce, le temps du combat, aux pouvoirs de la Panthère noire. Et s’il remporte le combat, face au chef d’une autre tribu, M’Baku, c’est sans surprise mais aussi sans glorification de sa force physique, au contraire. La scène est filmée de façon à montrer que ce qui lui permet de gagner est le soutien manifeste de ceux qui l’entourent : sa famille (sa mère et sa sœur), les représentants des autres tribus, mais aussi le vieux sage Zuri, ami de la famille et maitre de cérémonie garant de la légalité et de la conformité aux traditions de ce combat rituel, ce qui ne l’empêche pas de montrer clairement qu’il est pour T’Challa une figure paternelle de substitution. Pour autant, rien n’est fait pour que le spectateur soit choqué par ce parti pris, d’autant que Zuri est interprété par Forrest Withaker, et jouit donc a priori d’un capital sympathie. Ces soutiens portent le jeune homme et le combat ne se retourne à son avantage qu’au moment où le fils entend sa mère l’encourager. C’est alors qu’il crie « je suis T’Challa, fils de T’Chaka ».
Le retournement du combat se fait aussi précisément au moment où un plan d’ensemble montre de plus en plus clairement quelles sont les deux options pour l’Afrique qui s’opposent à travers les deux combattants. D’un côté, M’baku, chef de la tribu des Jabari, dont l’armée est uniquement composée de mâles ultra-virils et qui ont pour animal totem le gorille, personnage qui flirte dangereusement avec le cliché raciste du noir simiesque et se moque du « gamin » qu’est pour lui T’Challa. De l’autre, T’Challa donc, le guerrier félin dont l’animal totem est féminin, entouré par une armée de guerrières incarnant une féminité forte et victorieuse, les Dora Milaje. Si T’Challa gagne, c’est parce qu’il est porté par le sentiment unanime qu’il est non seulement l’héritier légitime mais le souverain juste du Wakanda en tant qu’il poursuivra l’action et la politique de son père, censée incarner un juste équilibre entre respect des traditions ancestrales et entrée dans la modernité.
De fait, T’Chaka est d’abord apparu dans Civil War en costume trois pièce sous son visage de chef d’un des États membres des organisations politiques internationales. Mais pour autant, il assumait son africanité, et même, par référence linguistique interposée, assumant une forme de militantisme politique. De fait, T’Chaka, joué par l’acteur John Kani, originaire de la province du Cap en Afrique du Sud, parle à son fils en isiXhosa, la langue des Xhosa, un des peuples à avoir combattu le plus vaillamment les colonisateurs européens avant de subir les conséquences de l’apartheid. Dans Black Panther, il apparaît en songe à T’Challa, vêtu d’un costume traditionnel africain, et incarne la figure du bon patriarche, garant des traditions ancestrales et d’un ordre social juste parce qu’aussi ouvert à la modernité politique (on serait tenté de dire simplement à la civilisation), qu’il s’agisse du pluralisme ou du refus de limiter le pouvoir à ceux qui possèdent la force physique.
Durant toute une première partie du film, T’Challa demeure ainsi le bon fils, fidèle à la mémoire de son père et au joli conte de fée que celui-ci lui racontait jadis sur les origines du Wakanda, pays merveilleux dont il fallait à tout prix préserver les richesses, la vie douce, au prix d’un repli sur soi. Car la ligne politique de T’Chaka est l’isolationnisme. Et c’est le prix du sang qu’a impliqué cette posture de repli du pays hors des combats du monde dont prend violemment conscience T’Challa, en même temps qu’il découvre la part sombre de son père. En rompant avec le regard enfantin pour ne pas dire infantile qu’il posait sur son père et qui va de pair avec une conception manichéenne des questions politiques, il accède à un regard sur son père adulte, mais aussi plus proche de celui qu’a déjà le spectateur, qui, lui, a déjà vu un autre visage de T’Chaka via un flashback au début du film.
On y voit, dans l’Amérique des années 1960, T’Chaka jeune affronter son frère N’Jobu, envoyé en mission d’espionnage. Par défiance à l’égard de son cadet ou par conscience que la position qu’il lui demandait de tenir allait mal résister au spectacle des injustices subies par les Africains-Américains et allait le pousser à prendre ses distances avec son pays et ses loyautés d’origine, T’Chaka avait envoyé sous couverture son meilleur ami et confident, le fidèle Zuri, pour espionner l’espion. Zuri alerte le souverain du Wakanda quand N’Jobu en vient à faire alliance avec le trafiquant d’armes, Ulysses Klaue[12], lui vendant du vibranium dans l’espoir que ce matériau aide à armer la résistance des Noirs à travers le monde, face à des puissances étatiques légales mais injustes. La scène rend visible l’opposition entre les deux frères par un jeu de contraste entre le décor (l’appartement de N’Jobu) et les costumes des deux Africains-Américains, clairement inspirés par le style de la blaxploitation, et le costume tribal de N’Chaka. L’écart culturel est aussi politique, et le conflit, irréductible, devient lutte à mort. Alors que N’Jobu est sur le point de tuer Zuri, T’Chaka/Black Panther tue son frère d’un coup de griffe, et prend la lourde décision de ne pas ramener le corps du défunt, ni le fils que N’Jobu avait eu avec une femme américaine, laissant donc son neveu, alors âgé de cinq ou six ans, grandir sans père dans les quartiers pauvres d’Oakland.
Cette part d’ombre familiale qu’il porte dès sa naissance et cette enfance traumatisée par le deuil et la violence politique scellent le destin de celui qui va devenir le frère (cousin) ennemi de T’Challa[13]. Ce personnage, le plus complexe du film et l’un des plus ambigus de l’univers Marvel, est loin de se réduire au « super méchant ». Enfant maudit du Wakanda et de sa famille, il en incarne la part maudite, le refoulé. La dualité est là d’emblée : son nom de naissance wakandais est N’Jadaka, mais son nom d’enfant et son nom social, africain-américain, est Erik Stevens. Et son surnom, « Killmonger », dit l’impact de ce passé sur sa psyché comme sur ses convictions politiques. Sa première apparition insiste sur l’opposition entre les deux cousins, de même qu’elle montre combien leur combat va rejouer terme à terme celui de leurs pères. On le voit dans un musée reprendre vertement une conservatrice qui vante sa collection d’œuvres africaines. D’abord, il la met face à son ignorance sur les cultures africaines qu’elle prétend exposer (elle s’est trompée sur l’origine d’une lance, en fait wakandaise) et d’autre part pour critiquer l’appropriation culturelle à laquelle se livre le musée. Mais Killmonger n’est pas (qu’)un militant anti-raciste nord-américain maitrisant les concepts en usage aujourd’hui. Il a choisi ou plutôt, on le comprend vite, n’a eu d’autre choix que d’assumer, face au racisme bon teint qui a court dans l’Amérique d’aujourd’hui, une politique du pire, en l’occurrence l’alliance avec des criminels. La fin de la scène le montre assassinant la conservatrice pour récupérer une lance en vibranium et la vendre au même Klaue qui traitait déjà avec son père. Le film se structure en grande partie autour de l’évolution de la relation entre T’Challa et Killmonger, « Némésis sexy, terrifiant(e) et ambigu(e) » face auquel le bon fils ne pèse pas grand-chose, ni en termes de clarté de la position politique, ni en termes de charisme.
Le film travaille là un autre stéréotype raciste : le corps de l’homme noir comme corps hypersexualisé, comme celui des femmes, mais sexualisé d’une façon différente, comme un corps actif et non passif, et comme un corps puissant et donc doublement menaçant, parce que susceptible d’être violent et de voler aux hommes blancs leurs femmes. Le film déjoue ce cliché, d’abord parce que l’homme noir affronte un autre homme noir qui, lui, est filmé comparativement avec bien moins de force et de puissance désirable, alors même que les deux corps des acteurs sont à égalité de musculature. Cela dit, ce duel pourrait nourrir une opposition entre deux représentations racistes en miroir, celle de la masculinité noire séduisante mais excessive vs une masculinité noire docile, en l’occurrence castrée psychiquement et bloquée au stade infantile. Mais deux autres éléments éloignent ce risque de reconduction des clichés. La sexualisation ou du moins la sexysation du corps masculin super-héroïque, blanc le plus souvent, est toujours une des formes de son pouvoir d’action, particulièrement quand il s’agit de super-héros positifs et non des super-vilains (ne citons que Logan ou Thor[14]). Bref, l’héroïsation passe toujours par une érotisation de la virilité. Et par ailleurs, cette séduction qu’exerce le personnage n’est pas tant liée à son corps qu’à son côté mauvais garçon, qui en l’occurrence tient précisément à sa force… de conviction politique.
Là encore, la distribution est significative. D’un côté, T’Challa est incarné par Chadwick Boseman, connu pour être l’interprète de Jackie Robinson, le premier joueur de baseball africain-américain à avoir fait carrière malgré le racisme de l’Amérique d’après-guerre (42, 2013), de Marshall, brillant avocat, défenseur des droits civiques qui devint le premier juge africain-américain à avoir siégé à la Cour Suprême dans Marshall. La vérité sur l’affaire Spell (2017), ou plus récemment James Brown, dans Get on Up (2019). Autrement dit, des personnages plutôt solaires et légalistes, dont le parcours est marqué par une forme de réussite sociale. De l’autre, Killmonger est Michael B. Jordan, lui aussi interprète de plusieurs personnages marqués par une identité africaine-américaine mais dont le parcours a été plus entravé par le racisme, dans les séries The Wire et Friday Night Lights, puis dans le premier film de Ryan Coogler, Fruitvale Station, qui portait précisément sur le meurtre d’un jeune Noir par un policier blanc[15].
On a beaucoup dit que le conflit T’Challa/Killmonger incarnerait celui opposant Martin Luther King et Malcolm X, sur la question du rapport à la violence. Cette analyse est à complexifier pour plusieurs raisons. D’abord parce que, comme l’a justement rappelé Christiane Taubira, l’opposition entre ces deux figures de leader du mouvement des droits civiques serait plutôt à comprendre comme deux phases de la lutte des opprimés contre leurs oppresseurs, des colonisés contre les colons, des Noirs du mouvement des droits civiques contre une Amérique blanche raciste et ségrégationniste :
« Le révolté commence par l’amour de son colonisateur. Il n’a pas de haine pour le colonisateur, il essaie de lui parler, il pense le dialogue possible. Il fait donc des efforts, s’habille correctement, adopte la langue du colonisateur. Il essaie de créer les conditions de dialogue. Ce serait plutôt Martin Luther King. Et puis il interpelle sur des choses difficiles, que manifestement l’oppresseur ne veut pas voir. Ça ce serait James Baldwin : l’intellectuel qui explique les choses, rigoureusement, avec obstination. Et puis le révolté constate que l’oppresseur ne veut rien entendre, parce qu’il est installé confortablement dans son système de domination. L’opprimé, le colonisé se dit : “il n’y a rien à faire. Je n’aurai rien, si je ne l’arrache”. C’est donc la phase de la violence, de l’affrontement, brutal, immédiat, sans concession. Et ce serait la figure de Malcom X. »[16]
Mais le parallèle n’est pas si évident. Comme Killmonger, T’Challa est prêt à en venir aux armes. Simplement, ils ne pensent pas leur action à la même échelle ni depuis la même position dans la société. Killmonger entend rendre justice et protéger « les nôtres à travers le monde », parce qu’il se définit avant tout comme un homme noir, membre d’une minorité et d’une communauté discriminée. T’Challa, lui, ne se définit pas comme un Noir mais comme un Wakandais et comme un chef d’État, à ce titre détenteur du monopole de la violence légitime et surtout légale. Et puis, autre différence avec King, T’Challa entend limiter son action politique de protection et de justice au cadre national. Pour lui, « Wakanda forever » est un slogan de défense d’une position isolationniste, à mille lieux du sens pris par l’expression dans la lutte sociale réelle. Il refuse de combattre pour « des peuples qui ne sont pas les nôtres » et se revendique « le roi du Wakanda et pas de tous les peuples » noirs. La différence de position politique entre Killmonger et T’Challa tient surtout à ce facteur décisif : l’un est Africain et l’autre un Africain-Américain. Mais une autre différence entre eux est que, tandis que Killmonger assume sa position, T’Challa défend la sienne moins par conviction autonome que pour être loyal au legs politique paternel.
C’est pour cette raison, et non simplement par défaut de force physique, que T’Challa échoue lamentablement quand Killmonger-N’Jadaka, lui aussi prétendant légitime au trône puisque de sang royal, le défie à son tour. L’enfant maudit africain-américain laisse pour mort le fils à papa au terme d’un combat sans merci, au cours duquel ce dernier n’aura presque fait qu’encaisser les coups. Parce qu’il est moins fort que lui physiquement, mais aussi parce qu’il n’a pas la même rage de se battre. D’une part, parce que son cœur est plein d’amour et pas seulement de haine, et en cela en effet le personnage hérite de manière positive du message du Pasteur King. Mais son absence de rage est aussi un manque de motivation : il ne sait pas/plus pourquoi ni pour qui il lutte, contrairement à son cousin. On ne peut que songer à ce que rappelle Alain Mabanckou dans sa préface à l’édition française du livre de Ta-Nehisi Coates Une colère noire, intitulée « Lettre à mon frère d’Amérique » :
« fruit d’un voyage funeste – la traite négrière – l’Africain-Américain veut reconstituer le parcours de cette traversée qui le catapulta de l’Afrique aux champs de coton dans lesquels on entendait s’élever des refrains de Gospel entrecoupés de coups de fouets et d’aboiements de chien de garde. Il n’a pas oublié ses désirs de rébellion, sa jambe coupée, la corde et le regard méprisant des maîtres blancs qui le traitaient comme un animal sauvage. (…) Cette « terre d’accueil » l’avait réduit à un statut si humiliant qu’il ne participait pas aux décisions de cette nation pourtant multiraciale, mais dirigée par une seule race. »[17]
Bien sûr, comme y insiste Mabanckou, les Africains ne sont pas non plus des hommes libres de tout rapport ambivalent à leur terre natale, du fait de la longue « présence du colonisateur qui prétendait être investi d’une mission de civilisation », devant « apporter les Lumières aux barbares ». La lutte des Africains et celle des Africains américains ont donc dû emprunter des « directions » différentes, mais avec la « même idée en tête : « l’urgence de devenir des êtres libres ».[18] Et c’est en cela que T’Challa n’est pas seulement différent de l’Africain-Américain mais qu’il est aussi un Africain pas comme les autres : parce que son pays n’a jamais été colonisé. De fait, comme pour les super-héros, le super-pays du Wakanda est protégé par son identité secrète.
Le Wakanda, ou comment construire un super-pays avec un kaléidoscope de clichés
Au début du film, une image qui zoome sur le Wakanda depuis une carte représentant l’Afrique le situe à l’emplacement du Malawi, un des pays les plus pauvres de la planète, où l’espérance de vie n’est que de 27 ans. Si le pays fictif n’a pas un destin aussi sombre, c’est que le Wakanda apparaît aux yeux du monde comme un « pays du tiers monde avec du textile, de l’élevage, des tenues colorées » comme le dit l’agent Ross, un Américain qui va découvrir dans sa chair la puissance secrète de ce pays, qui tient à la fois à la possession d’un matériau exceptionnel, le vibranium, et à une avancée technologique qui place ce pays à la pointe du progrès technique mondial. Mais ce miracle n’a été rendu possible que parce que le pays a été à l’abri de siècles de pillages et de désorganisation de sa construction politique par l’esclavagisme puis la colonisation de l’Occident. Et bien sûr, tous les étrangers qui ont connaissance de cette ressource cherchent à s’en emparer, le film mettant presque sur le même plan l’avidité des États-Unis et celle du super-méchant Klaue. Le Wakanda incarne donc une Afrique puissante mais aussi une Afrique fantasmatique. L’engouement pour Black Panther tient aussi à la manière dont le film « renoue avec la thèse de l’anthropologue Cheikh Anta Diop, d’une civilisation noire pharaonique ayant rayonné sur le monde : “Ils découvrent avec stupeur que ceux qu’ils ont mis en esclavage sont également ceux-là même qui les ont civilisés” ».[19]
Les tensions que portent la représentation du Wakanda sont celles de l’afro-futurisme. Ce courant philosophique et esthétique qu’a consacré le critique américain Mark Dery s’inspire des fictions spéculatives sur l’Afrique qui existent depuis la fin du XIXe siècle, caractérisées par le recours à « une imagerie technologique » et à l’idée d’un « futur prothétiquement augmenté »[20]. L’afro-futurisme a été à l’origine une manière pour les Noirs Américains de « cracker les codes de leurs oppresseurs »[21], « pas seulement pour garder une longueur d’avance sur le pouvoir des Blancs » mais aussi pour « lutte(r) contre le déni constant de leurs capacités technologiques »[22] et « mettre au point un cryptage renforcé que leurs maîtres ne pourraient pas lire »[23]. L’afro-futurisme place donc la lutte sur le front des normes esthétiques et culturelles. Il propose un art de la résistance fait de ruse, de reprise, de resémantisation et de démultiplication des significations et des codes par lesquels les Africains-Américains ont été oppressés culturellement, doublé d’un travail d’élargissement des normes sociales qui ont abouti à dévaloriser les formes de leurs cultures.
Dans une certaine mesure, le film reprend cette stratégie par la manière dont il joue sur des clichés éculés dans la représentation du continent. Ils sont là et bien là, de la beauté des paysages et de la nature « africaine » à la supposée supériorité/pureté du rapport direct des « Africains » à la nature. Le Wakanda incarne une Afrique fantasme positive mais chimérique, faite d’emprunts à tel ou tel pays du continent : les rituels ici, les costumes là, l’architecture là-bas. Mais le film transcende et déplace ces clichés parce qu’il les fait côtoyer une représentation totalement inédite d’un pays africain utopique doté d’une avancée technologique inégalée dans le monde entier. Si le Wakanda avait existé, il aurait été question de représenter de manière réaliste et positive un pays d’Afrique situable. Avec le Wakanda, l’enjeu est autre : non pas nier l’existence des clichés occidentaux sur l’Afrique mais en partir précisément, pour les déstabiliser et tenter de créer un autre regard, moins binaire, décolonialisé.
La trajectoire de l’agent Ross, l’un des rares personnages blancs du film, avec Klaue, et donc le seul à camper une figure positive, est de ce point de vue significative, en tant qu’il incarne le point de vue occidental et les clichés que le film va déconstruire. D’abord ignorant du pouvoir du Wakanda, puis apprenti prédateur de ses richesses, il devient un allié soucieux de préserver la puissance et donc le secret de ce pays après qu’il a été soigné par Shuri, la jeune sœur de T’Challa – dont le génie scientifique s’avère tout au long du film au moins aussi utile que le superpouvoir de son frère. Fait significatif, c’est aussi à travers le regard de Ross que le film déconstruit partiellement le cliché raciste qu’incarnait initialement M’Baku évoqué plus haut, lors d’une des rares séquences comiques du film qui donne aussi à voir une posture politique affinée du personnage. Après la mort de T’Challa, sa mère Ramonda, Shuri et l’agent américain Ross vont trouver M’Baku sur ses terres pour lui demander de défier à son tour le nouveau souverain du Wakanda. Celui-ci refuse d’abord, assumant de défendre uniquement sa tribu et ses terres et non les intérêts d’une nation à laquelle il ne s’identifie pas, refusant de dire « nous » en parlant du Wakanda, et réservant le pronom à sa tribu des Jabari.
La scène commence donc par en rajouter dans la présentation d’un chef tribal, violent et arriéré, isolé dans une montagne enneigée qui contraste avec le climat ensoleillé de la capitale du Wakanda. Il refuse de laisser Shuri, une jeune fille, s’exprimer, et réplique à Ramonda que la défaite de T’Challa est due à un excès de féminisation du pouvoir de ce gouvernement. Et quand Ross, qui les accompagne, tente de prendre la parole, M’Baku et sa garde le font taire à coups de bruits gutturaux, aussi menaçants que bestiaux, avant de lui lancer, d’une voix caverneuse : « Tu ne peux pas parler. Encore un mot et je te donne à manger à mes enfants. » Puis, il éclate de rire et, d’une voix légère, ajoute : « je rigole, on est végétariens ». La rupture de ton s’accompagne d’une mise en lumière d’une position politique différente du personnage de M’Baku, qui a conservé T’Challa dans la glace, lui sauvant la vie. Plus tard, M’Baku reviendra sur sa décision de ne pas participer à la guerre civile consécutive à l’accession au trône de N’Jadaka et s’alliera à T’Challa.
Celui-ci, revenu à la vie après une confrontation salutaire avec l’esprit de son père, décide en effet de combattre Killmonger, non plus en tant que bon fils ou chef d’État, mais comme combattant illégal cependant porté par la légitimité de son combat pour le Wakanda et pour les Noirs du monde entier. La guerre civile oppose les frères et les sœurs, notamment Nakia, l’ex-compagne et conseillère officieuse de T’Challa, et Okoye la chef des Dora Milaj, qui décide que l’armée n’a pas d’autre choix légal que de servir le nouveau roi. Elle implique aussi les différentes tribus, et les positions initiales se trouvent bousculées. Alors que M’Baku s’allie à la famille de T’Challa et à Nakia, Killmonger se trouve un allié imprévu en la personne de M’Waki, chef de la tribu de la Porte. Au début du film, le responsable du contrôle des frontières soutient d’autant plus fortement la position isolationniste de T’Challa qu’il voit d’un très mauvais œil le risque d’un afflux de migrants.
Une scène ironique montre cet homme noir, en habit traditionnel africain, tenir à peu près le même discours que Donald Trump, avec en arrière-plan des rhinocéros et la savane. Mais M’Waki en vient ensuite à soutenir la politique du rival de T’Challa non seulement par légitimisme mais parce qu’il est acquis à son discours de défense d’une fierté noire – et l’on comprend enfin le choix d’avoir distribué dans le rôle Daniel Kaluuya, connu pour son rôle dans Get Out, un film qui utilise lui aussi les codes du film de genre pour produire un discours antiraciste. C’est que Killmonger n’est pas qu’un chef brutal, il défend une certaine forme de solidarité des groupes racisés à travers le monde. Quand il annonce son programme politique au conseil des tribus du Wakanda, expliquant que « le monde va savoir exactement qui nous sommes », il précise : « le monde va renaître et nous serons les maîtres cette fois », alors que jusqu’ici « les Noirs se sont révoltés sans avoir de puissance ». Il refuse également de penser toute postérité à son règne double de souverain et de Black Panther. Bref, contrairement à T’Challa, il cède clairement à l’hybris et, surtout, à la pulsion de vengeance. Car ce qui distingue surtout les deux cousins, et leurs positions politiques respectives, c’est que T’Challa ne veut pas la lutte à mort, car il a pour lui autre chose que la haine. Killmonger, lui, n’a rien eu d’autre, et il assume de créer une guerre civile.
Avec le combat collectif final, le film fait un nouveau pari en termes de jeu sur les clichés racistes : celui de céder à la représentation d’une Afrique rongée par des guerres tribales de sauvages s’étripant entre eux. Mais le conflit déjoue évidemment ces stéréotypes. D’abord parce qu’il est dédoublé : il se joue « en haut », dans la savane, mais aussi en bas dans la mine de vibranium, les deux Black Panthers s’affrontent dans un décor futuriste. Et ils s’affrontent enfin à égalité de force et plus précisément de conviction. Pour le dire autrement, T’Challa occupe enfin son costume de héros. L’autre raison pour laquelle le conflit déconstruit les stérétoypes, c’est parce que le conflit entre Killmonger et T’Challa, et derrière eux, entre les partisans et les détracteurs du nouveau souverain, est en fait multifacettes et tous les plans de l’opposition ne se superposent pas.
Ainsi, si Nakia, ex compagne de T’Challa, refuse d’accepter l’autorité d’un souverain qu’elle sait violent et dépourvu d’amour pour le Wakanda et son peuple, elle défend depuis le début du film une position en partie proche de celle de Killmonger : non la logique de vengeance mais la volonté de justice qui implique de sortir de l’isolationnisme. Le personnage, membre des Dora Milaje, apparaît pour la première fois dans le film dans une scène qui se passe dans un autre pays d’Afrique ravagé par la guerre, et apparaît en tant que guerrière. Et la position politique qu’elle tient se trouve en quelque sorte accréditée par l’un des rôles antérieurs de l’actrice Lupita Nyong’o, révélée par son rôle d’esclave en lutte dans 12 Years a slave. Comme Killmonger, Nakia considère qu’il est impossible de ne pas résister à la violence armée subie par les Noirs à travers le monde, et qu’il faut pour cela prendre les armes à son tour. La seule différence entre l’ex-amoureuse de T’Challa et son frère ennemi est qu’elle aussi a connu la douceur de la vie wakandaise, et de l’amour de ses proches, qu’elle sait donc faire la part entre le souci de justice et la pulsion de vengeance. Et in fine, T’Challa écoute Nakia, et incorpore le souci de justice qui se logeait au cœur de la haine qui a consumé Killmonger.
Le film donne une issue tragique à ce personnage, qui meurt non comme un super-méchant, mais comme un héros en négatif. Il finit par se suicider (retournant plus profondément encore dans son ventre la lance que lui a planté T’Challa). Il meurt au terme d’une scène mélancolique où les deux frères ennemis se réconcilient face au coucher de soleil sur le Wakanda, tout en prenant acte de la différence irrémédiable de leurs positions sur le monde et dans le monde. L’un a eu la joie de vivre réellement la vie bonne que le Wakanda offre, tandis que l’autre en a été spolié et n’a pu la goûter, enfant, que sous la forme du récit lointain d’une Afrique fantasme et fantôme, que lui faisait son père. Et ce n’est pas en tant que Black Panther le super-héros ni en tant que Black Panther le héros du Black Power, mais en tant que chef d’État du Wakanda que T’Challa, dans l’avant-dernière scène du film, décide d’ouvrir son pays au monde et s’adresse à ce monde ou plus précisément à l’ONU, pour annoncer à une assistance sceptique face à ce chef d’une nation de bergers que « les Wakandais sont désormais prêts, « pour la première fois de (leur) histoire », à « partage(r) (leurs) richesses et (leurs) ressources ». La dernière scène les montre, lui et sa sœur, prêts à ouvrir un centre de ressources technologiques à Oakland, dans l’immeuble même où N’Jobu a été tué et où Killmonger a grandi.
Mais pour ouverte qu’elle soit, la ligne politique que défend T’Challa n’est toujours pas très claire. S’il ouvre son pays au monde, il n’explicite pas le fait qu’il s’agira d’aider spécifiquement les Noirs. Et quand cette aide spécifique est évoquée, c’est donc sur le mode du soin, de la réparation des effets des discriminations et non de la lutte contre les causes. Autrement dit, une posture garantie sans menace pour le pouvoir blanc, au risque d’être peu efficace. Et c’est cette position politique du care que défend officiellement T’Challa quand il s’affiche face à la communauté internationale, non comme chef d’État africain mais comme gentil noir qui fait comme s’il ne l’était pas, et/ou comme si tout cela n’avait guère d’importance, l’essentiel étant que l’avancée technologique du Wakanda soit mise au service du progrès politique du monde et en particulier du monde occidental.
Certes, on peut apprécier cette liberté de renverser ainsi les représentations. Mais cette négation de la réalité des rapports Nord-Sud n’est-elle pas, loin d’un super-pouvoir politique du film, sa super-faiblesse ? Comme le film s’achève au moment de l’ouverture, ses conséquences ne sont pas représentées, et l’épreuve de réalité à laquelle l’ouverture au monde d’un petit pays d’Afrique plein de richesses va fatalement le confronter n’a pas lieu. Finalement, la figure dont T’Challa/Black Panther se rapproche peut-être le plus est non pas celle d’un super-héros mais celle d’un chef d’État réel que beaucoup considèrent comme un héros politique, Barack Obama.
Le premier président noir de l’histoire des États-Unis fut, rappelons-le, figuré dans des comics comme un super-héros lors de sa première campagne. Et réciproquement, le héros réel a largement médiatisé son amour pour les comics et pour le film Black Panther. Barack et Michelle Obama ont rendu tous deux un vibrant hommage à Chadwick Boseman, « héros talentueux, jeune et noir » pour lui, « héros pour les enfants noirs et pour tous les enfants » pour elle. Comme Barack Obama, T’Challa est tout à la fois l’incarnation par sa personne d’un symbole d’espoir limpide et, par son action, d’une ligne politique qu’on peut juger peu claire et un peu décousue. La présidence d’Obama a d’ailleurs été vertement critiquée, à la fois par la nouvelle présidente du New Black Panther Party Krystal Muhammad pour qui « Obama n’a rien fait pour les Noirs »[24], et par Ta-Nehisi Coates qui lui reproche d’avoir ignoré la question raciale par souci d’incarner une posture rassembleuse[25]. Et s’il n’a rien fait, et a en tout cas moins fait que d’autres présidents démocrates antérieurs, c’est justement parce qu’il était noir. Autrement dit, Obama s’est trouvé prisonnier de ce costume rigide dans lequel se trouvent encore engoncés les super-héros politiques noirs : être un symbole politique œcuménique.
Il en va de même pour T’Challa/Black Power. Si le film maîtrise de manière très fine le jeu avec les stéréotypes négatifs et parvient ainsi à reconfigurer les représentations des masculinités noires et de l’Afrique, il parvient moins bien à figurer un super-héros ou même un héros politique noir. Parce que la façon de représenter les corps et les sujets individuels dépend évidemment de la position politique tenue sur la question raciale. Or, le film ne défend aucune position claire et crédible quant aux principes de justice au nom desquels lutter contre les discriminations dont sont victimes les Noirs dans les démocraties occidentales. De même, le film ne tranche pas si clairement qu’il y paraît la question des moyens de lutter contre les rapports de domination et d’exploitation économique, politique et culturels à l’œuvre dans les relations entre ces démocraties et les pays du Sud et notamment du continent africain. La position panafricaniste évoquée par Bampély n’est en réalité pas vraiment portée dans le film. Le suprémacisme opère quant à lui comme un repoussoir, au-delà même de la question du recours à la violence. L’afro-futurisme est convoqué, mais comme courant esthétique avant tout, et le film concrétisant le risque d’une « éviscération du discours radical de l’afrofuturisme »[26].
Et sur le plan strictement politique, Black Panther en reste, à la fin, à la défense de la position universaliste mais dans son versant naïf ou plus exactement faisant comme si la question raciale n’existait pas, et comme si l’histoire des rapports ayant structuré durant des siècles les rapports entre les Blancs et les non-Blancs, construits comme « autres », n’avait aucun effet. Autrement dit, le film en reste à l’universalisme abstrait, dénoncé au moins depuis Césaire et sa lettre de rupture adressée à Maurice Thorez au Parti Communiste comme un « faux universalisme » qui permet, sous couvert d’une prétendue égalité et indifférence à la couleur de peau, de perpétuer un vrai paternalisme racial. Bref, pour rester dans une métaphore (super)héroïque, il manque encore à Black Panther de remuscler politiquement le concept d’universalisme. Ce qui n’enlève rien à la super-force d’un film qui a su jouer de manière impériale avec les clichés et par là, les siècles d’inconscients racialisés, et est parvenu à les déconstruire et les réassembler pour forger de nouvelles images inédites et politiquement puissantes. Et ce travail a notamment été porté par la grâce du jeu de son interprète principal.
RIP Chadwick Boseman/T’Challa
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