Littérature

Récit dans la galerie des glaces – sur L’historiographie du royaume de Maël Renouard

Ecrivain et essayiste

Conte oriental au comique jubilatoire, L’historiographe du royaume est l’occasion pour Maël Renouard de faire « parler les silences de l’histoire », dans le sillage d’autres écrivains contemporains. En ce sens, le narrateur Abderrahmane, historiographe du roi Hassan II, n’est autre qu’un double de l’auteur lui-même, méticuleux dans ses analyses et son travail de documentation. Mais ne nous arrêtons pas là : ce qui se joue, c’est surtout une « folie narrative », un éloge du récit et de la fiction digne des Mille et une nuits. Et ce à travers un style subtile, limpide, cristallin, proche de la langue classique.

Qu’y-a-t-il de plus ingénieux, pour un auteur comme Maël Renouard, que de choisir, pour faire une vraie œuvre de fiction avec L’historiographe du royaume, un pays, une histoire, un roi (Hassan II) avec lesquels il n’a aucune familiarité ? Mais en avait-il davantage avec Zhou Enlai, Mao Zedong et les protagonistes de son court récit, La réforme de l’Opéra de Pékin (Prix décembre, 2013), où, ni sinologue ni non plus expert en maoïsme, il s’immergeait alors dans les intrigues de la Révolution culturelle… Fable confucéenne ou conte oriental, Chine, Maroc, Mao, Hassan II : quel plus bel éloge et illustration des pouvoirs de l’écrivain que, comme l’écrivait Montaigne, de « penser ailleurs » en se faisant lettré chinois ou marocain.

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Sans en avoir l’air, tout en traitant de deux périodes historiques, pas suffisamment récentes pour les avoir connues personnellement, Maël Renouard rumine un seul sujet : de l’auteur libre face à des pouvoirs tyranniques. Après l’écrivain partisan, contraint par les idéologues du Parti, d’écrire collectivement un nouveau répertoire pour l’Opéra de Pékin, l’écrivain courtisan, Abderrahmane Eljarib, commis à la rédaction des discours, notes et histoire du royaume du Maroc sous Hassan II, tremblant sans cesse de mésinterpréter la volonté du monarque, et guettant en toute occasion la survenue de la disgrâce…

Sans être jamais allé au Maroc, Maël Renouard livre ainsi un étonnant récit, jamais pris en défaut d’imprécision, solide dans ses analyses et sa documentation historique.

L’historiographe du royaume est le récit picaresque de la vie de ce narrateur érudit que le roi, au terme d’un exil inaugural aux confins du royaume, dans la région désertique de Tarfaya, va investir d’une fonction prestigieuse autant qu’énigmatique : être l’historiographe du royaume. Chargé ainsi de rédiger les discours et les allocutions (comme le fut l’auteur pour le premier ministre François Fillon), en héros borgésien, il consigne ou célèbre les grands et les petits moments de la monarchie – comme lorsqu’il chronique, en direct, la tentative de putsch de Skhirat. Nommé chef du projet de commémoration des trois cents ans du royaume – sur le modèle des cérémonies de Persépolis en Iran –, il enquête, en historien, sur le personnage du sultan Moulay Ismaël, le fondateur de la dynastie. Du siècle des Lumières, de la fin du protectorat au couronnement de Hassan II en 1961, jusqu’aux années de plomb, dans les ténèbres des répressions et des complots, le texte navigue ainsi dans les moments clés de l’histoire du règne d’Hassan II.

Sans être jamais allé au Maroc, Maël Renouard livre ainsi un étonnant récit, jamais pris en défaut d’imprécision, solide dans ses analyses et sa documentation historique. Ce tropisme vers l’histoire de L’historiographe du royaume s’inscrit en partie, mais de façon originale, dans un mouvement esquissé en France depuis la publication des Bienveillantes de Jonathan Litell (2006). Les auteurs français semblent vouloir, en effet, passer les périodes passées au filtre de la fiction, pour faire « parler les silences de l’histoire » (Michelet). Qu’il s’agisse du nazisme ou encore de la guerre d’Algérie, ils sont nombreux comme Yannick Haenel, Laurent Binet, Laurent Mauvignier, et d’autres, à tenter de « réparer » les blessures et les traumatismes. Sans toutefois s’identifier à cette littérature de la réparation, Maël Renouard s’empare avec ce roman de l’histoire d’un despote oriental moderne dont il est peut-être le premier à interroger littérairement l’obscurité. Est-ce un chemin qu’il ouvre et verrons-nous paraître d’autres textes sur Bouteflika, Ben Ali, Khadafi, Saddam Hussein ?

L’historiographe du royaume poursuit toutefois un projet parallèle, peut-être plus important que celui qui a trait à l’histoire. Ce personnage d’historiographe offre en effet une figure passionnante de l’écrivain à la liberté surveillée. Écrivain fantôme (puisque mort dans une chute d’escalier) qui livre un récit posthume, Abderrahmane est, pour reprendre la distinction qu’élabore Roland Barthes, un écrivant plutôt qu’un écrivain – malgré la publication d’un recueil de poésie, Élégies barbaresques. Il n’écrit pas, au sens intransitif de l’œuvre littéraire, mais il écrit pour, tout occupé à témoigner ou expliquer sous contrainte. Plume instrumentale, qui joue de la langue comme d’un moyen, pour des mémoires ou une apologie. C’est le royaume et le roi dans l’œil d’un courtisan qui écrit. Naturellement on est loin de Notre ami le roi, le livre-charge, best-seller du journaliste Gilles Perrault qui contraignait Hassan II, au moment de sa publication en 1990, à tempérer son gouvernement.

Alors comment faire pour résister, exister ? Il y a le rêve, qui autorise la critique,  probablement ainsi plus acceptable pour la conscience d’un courtisan ! Les songes du narrateur laissent percer le scepticisme de celui qui craint face à celui qui est craint. Ainsi celui où le narrateur recouvre le portrait d’Hassan II par celui de Staline, « qui se trouvait avoir exactement les mêmes dimensions » ! Est-ce dans cette distance entre l’acceptation diurne de la charge de l’écrivant et la décharge d’insoumission nocturne, que le narrateur devient progressivement écrivain ? Toute œuvre tient-elle donc à nos nuits, à ces heures où nous abandonnons nos travestissements du jour pour écrire vrai – à l’image de ces insomniaques qui hantent également ce roman, Proust dans sa chambre de liège ou Saint-Simon dans son château ?

Au-delà, l’historiographe se sauve par le comique. Car on rit beaucoup dans ce roman, et c’est peut-être même le premier mérite de ce livre brillant. Farce, situations cocasses, ironie, autodérision, traits d’esprit, caricatures… Le rire surgit sous mille formes. Comme sous la défroque orientalisante de ce conteur, Abderrahmane el-Iskanderani, qui endormait tous ses auditoires au lieu de les réveiller ! Autodérision du conteur en emmerdeur. Certains épisodes ont des allures de farce. Comme celui, particulièrement réussi, d’un général Oufkir, croqué en slip de bain les armes à la main au moment de la tentative de putsch à Skhirat !

C’est ainsi le portrait d’une curieuse royauté, raillée autant que rieuse, dont le roi, pince-sans-rire, recommande, pour dénoncer le raisonnement d’un expert politique, d’étudier « la république du San Teodoros » (Tintin et les Picaros). Le rire est pour le narrateur sans doute une manière de retrouver des espaces de liberté – parfois même à ses dépens. Il est plus sûrement aussi, pour l’auteur, l’occasion de suggérer, dans ce roman comique du politique, la vacuité des discours assurés ou convenus sur l’histoire, les visions simplistes, les raisons trop univoques. Il y a du mystère et du ridicule, de l’intelligence et de la déraison dans les actes des hommes qui font l’histoire.

Ainsi le roman fourmille-t-il de conteurs orientaux, sortis des Mille et une nuits dont un, si acquis au plaisir du récit qu’il paraît saisi de « folie narrative » !

Sans doute est-ce la singularité de la littérature française, inaugurée par Paludes de Gide (« qu’est-ce que tu fais ? J’écris Paludes »), que de rompre avec une forme d’innocence littéraire et de raconter une histoire, tout en plaçant le miroir à égale distance entre le réel à décrire et la main qui écrit. Le roman de Maël Renouard réalise ce programme avec une égale jubilation. Ainsi le roman fourmille-t-il de conteurs orientaux, sortis des Mille et une nuits dont un, si acquis au plaisir du récit qu’il paraît saisi de « folie narrative » ! Même les personnages les moins soupçonnables de cette manie s’en voient affectés, comme le personnage de Sartre qui, glisse ironiquement le narrateur, « était un conteur dont on ne se lasse jamais ». Des histoires, des fables, des anecdotes, le lecteur est à la fête.

L’historiographe du royaume pourrait bien avoir le statut, dans cette rentrée littéraire, de vigoureux manifeste en faveur du récit, revitalisé dans son détour marocain par le conte oriental. Mais L’historiographe du royaume dessine dans le récit un autre plan qui n’apparaît qu’après coup. Comme une sorte d’image dans le tapis propre à livrer une vérité sur l’acte littéraire. Serviteur au cerveau virtuose, Abderrahmane connaît la « distance parfaite » qu’il lui faut respecter à l’égard du roi. C’est celle que recommande, dit-il, Le livre de la Couronne, d’Al-Jahiz.

Ce vocabulaire du courtisan se révèle parfaitement superposable au jeu d’échec, omniprésent dans le roman à travers de nombreuses parties, et dont Abderrahmane est un maître. Il constitue en effet un fil secret de la lecture à travers cette relation entre le « pion » et le « roi ». Ne faut-il pas regarder sous cet éclairage, tous les mouvements du récit, comme, par exemple, celui qui apparaît dans l’épisode de Skhirat ? Le roi est tout près alors d’être « renversé », comme mis en échec. Abderrahmane, en s’offrant aux putschistes à la place du roi, exécute ainsi le mouvement de pièces, appelé roque d’une « tour » au « roi », destiné à mettre à l’abri cette figure clé. Comme le Tarot dans le roman manifeste de la littérature à contrainte, Le château des destins croisés d’Italo Calvino, le jeu d’échecs fournit (mais sans formalisme littéraire excessif) un système d’engendrement de la fiction, mais aussi d’intelligibilité du réel. L’échiquier devient ainsi l’image des existences. Philosophie pessimiste ou réalisme ? Les pions, au contact des « figures », finissent « fous » comme le reconnaît Abderrahmane dans l’épilogue, quelques jours avant de mourir : « Le roi nous rendait fous. Mais il est dans l’ordre des choses qu’un roi soit entouré de fous, n’est-ce pas ? ».

Mais c’est surtout l’épilogue qui permet au roman de se réfléchir, dans la galerie des glaces des auteurs du passé. Dans ce chapitre terminal, c’est en effet une jeune universitaire (bretonne et normalienne comme l’auteur) qui prend le relais. Du conteur au commentateur, elle mène la réflexion à partir de son sujet de mémoire, « la double influence des Mille et une nuits et des Mémoires de Saint-Simon dans la genèse et la réalisation d’À la recherche du temps perdu ». Proust, lecteur de Saint-Simon, rêvait en effet d’écrire « un livre aussi long que les Mille et Une Nuits peut-être, mais tout autre chose ». Ces interrogations apparemment académiques sur les héritages font écho aux préoccupations de tout jeune romancier – et peut-être au premier chef de Maël Renouard.

Comment être écrivain ? Comment se défaire de ses admirations ? Comment exister quand on n’est, sous le soleil des modèles, qu’une ombre ? Qu’il s’agisse de Proust ou d’un jeune auteur qui se cherche, il leur appartient de perdre de vue leurs « modèles », qui condamnent à la répétition, et d’en faire seulement des « exemples ». Dans ces corridors aux antécédents admirables (entre autres, Saint-Exupéry, Alexandre Dumas, Pierre Benoît, Dino Buzzati, Julien Gracq, Antoine Galland, premier traducteur des Mille et une nuits…), Maël Renouard se perd ainsi avec volupté et évolue sans jamais peser, alternant dans une délicieuse langue « grand siècle », la fable et les mémoires.

En empruntant la langue du XVIIe, transparente et limpide, Abderrahmane parle un autre langage, subtil, capable de nuances, apte à l’argumentation et contraire à tout arbitraire. Est-ce une manière de dire qu’il n’y a pas meilleure langue que celle née dans l’absolutisme monarchique mais retournée contre lui pour lutter contre une tyrannie ? C’est la langue, certes, diplomatique que le grand roi impose à l’Europe alors. Mais c’est aussi celle des philosophes qui contestent toute autorité, et célèbrent la liberté. Le court essai que Maël Renouard  avait consacré, en agrégé de philosophie, à Internet, Fragments d’une mémoire infinie (2016), se signalait déjà par cette passion pour le discours grand siècle. Pastichant La Bruyère ou Diderot, il entrait résolument dans le monde technologique d’Internet pour l’éclairer, le dégonfler, en traduisant par exemple, en langue des Lumières, « Facebook », déclaré, non sans ironie, « Répertoire universel des visages ».

Aussi l’usage de cette langue dans le roman n’est-il fait que pour favoriser cet apparent projet de « penser ailleurs », que l’on notait en introduction ?  Car en ajoutant à ce voyage au Maroc d’Hassan II qui dépayse le décalage d’une langue qui désynchronise, Maël Renouard décolle l’image de sa bande-son, arrache les années 70 à leur langue d’actualité pour rendre le récit intemporel, et faire de ce roman une fable universelle sur l’écrivain.

Maël Renouard, L’historiographie du royaume, Grasset, septembre 2020, 336 pages.


Thierry Grillet

Ecrivain et essayiste

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