Société

Sortir du plan-séquence collapsologue ?

Chercheur en Lettres, Professeur de littérature et médias

Les réalisateurs de la série L’effondrement, diffusée l’an dernier sur Canal + ont fait le choix filmique du plan-séquence pour nous immerger dans la réalité (provisoirement fictionnelle) d’un écroulement de nos institutions et de nos infrastructures d’approvisionnement. Ce choix est révélateur de la façon dont est structuré l’imaginaire de la collapsologie, dans lequel nous a brièvement plongés le récent épisode viral. Apprendre à naviguer en « collapsonautes » les délitements en cours de nos sociétés thermo-industrielles implique de s’arracher à cet imaginaire en plan-séquence, pour mobiliser les ressources des arts du montage.

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La série L’effondrement, diffusée récemment sur Canal+ et accessible en partie sur YouTube, propose huit épisodes d’une vingtaine de minutes, réalisés chacun en un unique plan-séquence : la scène est tournée en une seule prise, s’interdisant toute coupe de montage, avec une virtuosité technique époustouflante, qui plonge la caméra, et donc les spectateur.es, au sein d’une scène de vie (ou de mort) en train de se réaliser comme « en temps réel ».

L’effondrement en série(s)

Le collectif de jeunes cinéastes Les Parasites a réalisé depuis 2013 des formats courts diffusés sur une chaine YouTube et produits essentiellement grâce à Tipee, plateforme de financement participatif. Souvent associées à des questionnements socio-politiques et au registre de l’anticipation, leurs créations précédentes trouvent une résonance cohérente dans leur premier travail télévisuel financé par la section Création décalée de la chaine câblée.

Si une web-série documentaire pionnière consacrée aux théories et aux pratiques du milieu collapsologue avait été initiée par Clément Monfort dans les deux saisons de Next, L’effondrement représente la première tentative télévisuelle française d’incarner l’imaginaire de la collapsologie dans une écriture fictionnelle audacieuse et saisissante.

L’objectif de Monfort et cie était essentiellement d’informer autour de la perspective effondriste, loin des radars médiatiques. Le but du travail des Parasites est plutôt de nous plonger dans une expérience affective et narrative d’un contexte d’écroulement systémique, de plus en plus discuté dans nos médias.

Par ailleurs, l’attention urgente à la question écologique ne concerne pas seulement les contenus de cette mini-série. Elle envahit également son atelier de fabrication, où tout aurait été disposé en prenant en considération l’impact environnemental de la création télévisuelle.

La préparation de L’effondrement se fait fort d’avoir respecté les principes d’une éco-production répondant à la réflexion récente sur la possibilité d’un « ciné vert », matériellement soutenable, qui n’échappe sans doute pas aux risques de green washing, mais qui témoigne néanmoins d’un désir louable de cohérence.

Une vision générale et surplombante – propre aux approches « collapsologues » – du processus d’écroulement relaté par la série fait défaut : ses causes et ses repères nous restent forclos. L’effondrement prend plutôt le parti « collapsonaute » de nous plonger in medias res,  dans quelques points de vue singuliers d’individus qui, désemparés, tentent de se frayer une voie de survie dans la crise globale de leur système socio-économique. Les différents épisodes de la série représentent autant de carottages dans un phénomène d’effondrement en cours, observé par des perspectives particulières et à des niveaux différents d’une même progression temporelle (chaque épisode est daté par rapport à un jour J identifié à « l’effondrement »).

Qu’il s’intéresse à un supermarché en rupture de stock (J+2) ou bien à la difficile acceptation d’un groupe de survivants dans un éco-village (J+25), chaque chapitre dessine une sorte d’entonnoir à haut taux de tension où les protagonistes sont entrainé.es fatalement dans une chaine causale au-delà de leur compréhension et de leur maitrise. Comme si la logique générale de l’écroulement ne cessait pas de se reproduire à l’échelle de chaque épisode : un effet domino – bien connu chez les collapsologues – scande l’enchainement des épisodes dans cet effondrement en série.

Cette situation est sublimée, au niveau formel, par l’adoption du plan-séquence comme seul outil narratif qui inscrit toutes les histoires dans le point de vue immanent de leurs personnages, suivis par le regard de la caméra dans la trajectoire de chute qui pilote leur déplacement désespéré à travers l’espace et le temps. Ce qui donne parfois la sensation angoissante de se retrouver dans l’univers artificiel – clos et sans issue – d’un jeu vidéo à la première personne, où la course balisée des héros est destinée à l’arrêt d’un imprévisible mais inéluctable game over.

Au plus près de la vérité

Le réalisateur Michael Haneke justifiait le choix du plan-séquence pour son film Code inconnu (2000) en invoquant sa plus grande proximité avec une certaine forme de vérité : « Le cinéma, c’est toujours une manipulation, bien entendu. Chaque position de la caméra est une manipulation, mais on peut réduire le niveau de manipulation en faisant des plans-séquences, qui réduisent la part de manipulation propre au montage, parce que le montage joue avec le facteur temps. Dans un plan fixe ou dans un plan-séquence, le temps du film est le temps réel.[1] » Comme l’avaient déjà relevé de nombreux théoriciens du cinéma, chaque coupe de montage trahit une occasion de mensonge, d’artificialité.

À l’ère de l’analogique du moins, filmer en champ-contrechamp la rencontre d’une star avec un lion permet de les tenir à une bonne distance de sécurité l’un de l’autre ; les filmer tous les deux dans le même champ et montrer leur confrontation en plan-séquence implique de prendre « réellement » des risques. Les éléments assemblés sur l’écran doivent avoir pu « tenir ensemble » dans « la réalité » du lieu de tournage. Cela impose aux réalisateur.es de grandes (et coûteuses) prouesses techniques, puisqu’il faut tout recommencer si le moindre élément foire à la dix-neuvième minute. On peut tout rattraper sur une table de montage, mais on ne triche pas avec le plan-séquence.

Il est significatif que les auteurs de la mini-série, le collectif des Parasites, soient également les porteurs du média indépendant à grand succès Thinkerview qui, depuis quelques années, propose lui aussi des émissions réalisées en direct, selon une logique du temps réel similaire au plan-séquence. Là non plus, on ne triche pas : on pose des questions (parfois embarrassantes) aux invité.es, qui n’ont pas le choix de couper, de supprimer ou de re-phraser ce qui aura été dit pendant leur entretien pouvant durer plusieurs heures.

Cette « authenticité » fait l’une des forces principales de la mini-série diffusée sur Canal+. Nous sommes aussi tendus par les acrobaties athlétiques de la réalisation que par le suspense de l’histoire, et ce redoublement de tension a pour effet de décupler notre sidération. L’admiration esthétique pour la conception et l’effectuation maitrisées des plans-séquences entre en contradiction vertigineuse avec le désarroi de personnages perdant toute maîtrise sur ce qui conditionne leur survie. Une double fragilité est ainsi mise en scène et en résonance fulgurante : celle d’un tournage exposé à sa précarité actuelle et celle d’un monde fictionnel qui nous expose d’ores et déjà notre précarité future.

Le choix du plan-séquence pour nous plonger dans la perspective collapsologiste relève d’un réalisme qui peut se targuer de coller au plus près de notre vérité existentielle. Dans la réalité des années 2020 comme dans la fiction de la mini-série, nous collons à un déroulement inéluctable et irréversible d’événements, dont la succession causale et temporelle ne laisse place à aucune échappée possible. Si seulement les réactions aux premières nouvelles de Wuhan avaient été mieux inspirées, les victimes européennes du Coronavirus auraient été bien moins nombreuses. Mais pas moyen de rewind dans le temps qui passe, ni vers les premières annonces de l’épidémie, ni vers un état du monde où l’émission de CO2 serait plafonnée à 280 ppm, au lieu des 415 ppm actuels (et en courbe ascendante). 

Nul.le parmi nous ne peut « couper le plan », interrompre le tournage pour faire réélire Jimmy Carter au lieu de Ronald Reagan en 1980, ni même Alexandria Ocasio-Cortez au lieu de Donald Trump en 2020. Et, à une plus petite échelle,  chacun.e de nous vit sa journée, sa semaine, son année sur le mode du plan-séquence : pas moyen de voir le monde dans une autre temporalité ni par un autre point de vue que celui qui nous enferme dans la perspective emprisonnée entre nos deux yeux et oreilles.

Les courbes exponentielles dont la collapsologie hante nos imaginaires (augmentation des températures, de la consommation énergétique, des déchets plastiques ; effondrement de la biodiversité, des réserves de poissons, d’eau potable…) nous enferment elles aussi dans la même chronologie linéaire d’un scénario unique et inéluctable. Non seulement le passé n’est pas « remontable », mais le présent se trouve emporté dans des inerties terriblement difficiles à infléchir – tel un paquebot titanesque dont la trajectoire ne peut être modifiée que par des heures de manœuvres, alors que l’iceberg s’en rapproche à chaque seconde.

Comme dans l’épisode 5 de la mini-série, consacré à la défaillance du système de refroidissement d’une centrale nucléaire (J+45), nous n’avons que le choix de nous épuiser à verser des seaux d’eau sur un réacteur dont rien ne peut arrêter l’emballement. Le plan-séquence collapsologue mérite bien son nom en ce qu’il est un révélateur de conséquences : il nous colle à l’angoissante vérité des inévitables conséquences futures de choix passés et présents, dont nous ne parvenons pas à nous décoller. Nous savons que cet enchainement nous emportant vers un écroulement est aussi inéluctable que systématique, sans réussir pour autant à y croire jusqu’au bout : nous en sommes médusés, paralysés, comme le spectateur scotché à l’écran par la montée de la tension narrative dans chaque épisode si bien ficelé de L’effondrement.

Vers des arts du montage collapsonautes ?

C’est l’immense mérite de la série produite par les Parasites que de nous faire sentir, de la façon la plus saisissante possible, la nature dramatique de cette situation historique qui est effectivement la nôtre. Chaque bloc particulier d’espace et de temps voué à un effondrement inévitable, dans chacun de ses chapitres, nous laisse percevoir les contraintes spatio-temporelles bien précises de la planète sur laquelle nous vivons, et que nous sommes en train de transformer dans un tunnel étouffant, sans sortie de secours.

Le dernier épisode, daté J-5, montre un commando d’activistes faisant irruption sur un plateau de télévision pour imposer un message d’avertissement collapsologue, au milieu d’un entretien lénifiant avec une ministre de l’environnement soucieuse de ne pas décourager Billancourt. La mini-série vise évidemment à porter le même message, avec l’espoir louable de contribuer à une prise de conscience conduisant à un retournement drastique de nos politiques actuelles, trop souvent séduites par la possibilité de disqualifier la crise écologique comme le « coup monté » d’un complotisme pessimiste (Trump docet).

Pour complémenter ce type d’alarmes angoissantes soulignant l’inéluctabilité des conséquences futures de nos (absences d’) actes et de nos comportements présents, nous publions ces jours un ouvrage, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement (Seuil, mars 2020), qui en appelle à des arts du montage susceptibles de pluraliser les perspectives sur les multiples formes de délitements en cours. Dork Zabunyan, dans un article récent d’AOC, a souligné pertinemment la relative pauvreté des imaginaires filmiques de la catastrophe écologique – qui pourrait ne pas être si étrangère aux récits d’action de la série évoquée. Compléter et enrichir le régime de l’alarme collapsologue par celui de la navigation collapsonaute implique de mesurer en quoi le plan-séquence catastrophiste demande à être supplémenté par une conscience plus acérée des possibilités de (re)montage inhérents à notre réalité intensément spectacularisée.

Cela implique d’abord de comprendre que notre réalité quotidienne est certes vécue comme un plan-séquence, mais comme un plan-séquence déjà habité – et hanté – par d’innombrables opérations d’assemblage et de raccord, opérées par les médias qui structurent notre accès à l’état du monde actuel. Même si, du matin au soir, je ne perçois mon environnement que depuis la caméra 3D située entre mes deux yeux, cet environnement immédiat est saturé d’innombrables petits films qui ont déjà monté pour moi – d’une certaine façon plutôt que d’une autre façon – ce qu’il y a à connaître au-delà de mon espace proxémique.

La radio matinale, le journal quotidien, le 20 Heures télévisé, un rap, un roman, une mini-série de Canal+, mais aussi mon fil Twitter ou Facebook, les histoires que me racontent mes proches : tout cela, au sein de mon plan-séquence perceptif, monte activement « une certaine réalité », qui ne saurait se confondre avec « la réalité » de notre époque. Cette réalité qui accélère notre emportement vers des catastrophes déjà en cours (parfois depuis aussi longtemps que l’origine du colonialisme européen) est une réalité que nous nous montons quotidiennement les un.es pour les autres – et que nous pourrions dé-monter ou re-monter différemment.

Tous les épisodes récents de la saga Coronavirus montrent à quel point nous pouvons (en mars) monter une réalité apocalyptique imposant de tout confiner, et remonter (en septembre) une réalité où un confinement devient impensable – ou monter les masques tantôt comme inutiles (en avril), tantôt comme indispensables (en juillet).

Même s’il continue à s’inscrire dans un déroulement irréversible du temps, ce (re-)montage (possible) de nos réalités invalide le modèle du plan-séquence en ce qu’il relève d’« une pluralité de perspectives ». Les huit chapitres de notre essai déclinent huit décadrages possibles par rapport à ce qui semble être devenu le modèle le plus prégnant du plan-séquence collapsologue : l’imaginaire de la chute soudaine, de l’urgence, de la menace à venir, de la courbe linéaire, de la centralité occidentale, de la nouveauté, de la tragédie, de la réalité unique.

« Naviguer par temps d’effondrements » implique de savoir que nous pouvons d’ores et déjà sortir de la position du caméraman pour nous élever à celle du régisseur de studio télévisé qui, devant sa table de mixage, a le choix entre différentes sources d’images montrant d’« autres réalités », ou montrant les mêmes réalités sous « divers angles de vue » : ceux du comique, des délitements lents, des contextes décoloniaux, des résurgences, du recul rétrospectif, de l’écart fictionnel…

Effondrement catastrophiste ou chute libératrice ?

Cette élévation du statut de caméra(wo)man à celui de monteur.e implique aussi de questionner l’hypothèse du continu qui sous-tend le modèle perceptif du plan-séquence. Oui, le défilement du temps chronologique est irréversible, mais non, notre rapport au temps n’est pas celui d’un déroulement métronomique à sens unique. Dans nos rêves, dans nos cauchemars, dans nos réflexions et nos associations d’idées, nous passons notre temps à monter les temps de façon discontinue. Se remémorer un souvenir, craindre un accident possible, noter un rendez-vous ou lire un livre d’histoire : autant de discontinuités et d’assemblages créatifs que nous introduisons par nos activités mentales les plus banales dans le défilement métronomique et unitaire du temps.

Lors d’un colloque récent consacré à La Méthode du montage, le philosophe Bernard Aspe caractérisait le montage par les trois opérations de « prélever, joindre, diviser ». Ces trois opérations de discontinuité correspondent d’assez près à celles que les neurologues, psychologues et autres philosophes cognitivistes identifient dans notre activité attentionnelle : sélectionner, connecter, distinguer. En regardant le téléjournal comme en visionnant le plan-séquence d’un épisode de L’effondrement, notre attention sélectionne certaines figures au sein de l’image, certaines paroles au sein des dialogues ; elle les connecte à des souvenirs ou à des hantises personnelles ; ce faisant, elle distingue certains traits du contenu comme plus signifiants que d’autres. Nous re-montons constamment, par le travail de notre attention singulière, ce que les monteur.es de nos flux médiatiques – en faveur de la propagande capitaliste autant que d’une certaine critique effondriste – ont déjà pré-monté pour nous.

Dans un article intitulé « In free fall » (« En chute libre »), l’artiste et théoricienne Hito Steyerl – dont le Centre Pompidou prépare une exposition pour février 2021 – propose des remarques très inspirantes pour envisager les arts du montage collapsonautes. Elle commence par revisiter la colonisation européenne du monde comme la conséquence de l’imposition d’une certaine perspective horizontale artificiellement stabilisée. Les navigateurs au long cours, pour se repérer dans leurs trajectoires, ont dû vaincre l’instabilité du tangage pour fixer un horizon en rapport auquel la position des astres leur permettait de déduire leur emplacement actuel. Les peintres et architectes de la Renaissance ont mathématisé cette perspective horizontale stabilisante, dont les progrès de nos technosciences ont engendré la numérisation en cours de nos milieux de vie.

Ces principes d’orientation horizontale se sont trouvés à la fois renforcés et menacés par le développement du vol aérien qui, des montgolfières de la fin du XVIIIème siècle aux satellites et aux drones actuels, ont apporté une perspective verticale en passe de devenir aujourd’hui dominante dans nos régimes de pouvoir (et de violence).

Hito Steyerl s’intéresse plus précisément aux expériences de chute libre à très haute altitude qui, comme celles de Joseph Kittinger  ou de Félix Baumgartner, impliquent un moment de complète désorientation du fait d’un incontrôlable tournoiement. Les horizons se multiplient tout autour du corps en chute libre, qui échappe difficilement alors à l’évanouissement. La théoricienne voit dans ce moment de désorientation par tournoiement des horizons un emblème de notre situation perceptive actuelle : nous semblons n’avoir aucune valeur stable à quoi nous raccrocher, nous nous trouvons emporté.es dans un effondrement collectif qui nous donne le vertige, nous sidère, nous désoriente, nous paralyse et nous condamne à l’évanouissement de toute capacité d’agir.

Au lieu de n’y voir qu’une source de lamentation désespérée, l’artiste en fait toutefois l’occasion d’un retournement : « ce qui semblait être une chute impuissante dans un abîme s’avère en fait être une nouvelle liberté de représentation[2] ». Si c’est l’horizon artificiellement stabilisé du colonialisme qui a conduit les Européens à coloniser et à ravager les milieux de vie de la planète Terre, si la perspective verticale de la cartographie, des bombardiers, des épandages de pesticides et des drones n’a d’abord fait qu’exacerber cette conquête autodestructrice, les modes de perception multipliés par nos dispositifs techniques peuvent conférer à notre désorientation actuelle des vertus émancipatrices.

Hito Steyerl invite ainsi à rapprocher la désorientation du corps en chute libre de la distraction si souvent reprochée à une jeunesse dont l’attention se disperse entre de multiples écrans allumés en simultanéité. Dans les deux cas, on voit s’ouvrir « un espace de visualisation dynamique, dispersant la perspective et les points de vue possibles. Le spectateur n’est plus unifié par un tel regard, mais plutôt dissocié et submergé, enrôlé dans la production de contenu. Aucun de ces espaces de projection ne suppose un horizon unique et unifié. » Les corps en chute libre de Kittinger ou de Baumgartner sont certes prisonniers d’un plan-séquence difficilement soutenable. Mais nos corps environnés d’écrans peuvent jouer avec cette multiplication de perspectives d’une façon davantage encapacitante – dès lors que nous en faisons l’objet d’arts du (re)montage pensés, exercés et pratiqués comme tels. En ce sens, nous pourrions ajouter aux images aériennes de Kittinger et Baumgartner les films au montage tourbillonnant du cinéaste-aviateur Robert J. Fulton, qui brise la perspective unique – autant horizontale qu’en surplomb – et la clôture du récit par des rafales de plans hétérogènes faisant écho à la structure bariolée et instable d’une composition jazz.

Des remontages d’avenirs exigent des interruptions du présent

On peut envisager la figure de la chimère, qui émerge dans toute une série de créations contemporaines, comme l’un des modes d’apparition principal de tels arts du (re)montage. Le roman éponyme d’Emmanuelle Pireyre nous plonge dans un monde où les formes d’être, de croyances, de savoirs, d’activités se recombinent de façon à la fois inquiétante, désorientante, affolante, et comique, réjouissante, génératrice d’échappées inconcevables pour notre rationalité établie. Les expérimentations proposées par Grégory Chatonsky avec la recombinaison par réseaux de neurones des stocks d’images et de récits partagés sur internet génèrent elles aussi des chimères dont la vertu principale est d’excéder les limites de nos imaginaires institués. L’écrivaine comme le plasticien se mettent en position de monteur.es d’une réalité qui peut se recombiner de façons différentes, par mixages et chimérisations inattendues de nos « données ». En jonglant avec nos multi-écrans, c’est aussi ce que nous pouvons faire au quotidien dans nos têtes, par le travail incessant de nos attentions et de nos imaginations.

Il est pourtant une différence fondamentale entre la table de mixage du régisseur d’une émission de télévision diffusée en direct et la table de montage du cinéaste. Le premier peut certes sélectionner tel point de vue plutôt que tel autre, insérer telle séquence distante ou passée plutôt que telle autre, ce que ne permet pas le choix du plan-séquence. Mais il reste soumis au flux continu de la diffusion et à son urgence : il serait tabou de laisser un téléviseur momentanément noir, et les choix doivent se faire « en temps réel », sans possibilité d’inverser le cours de leur défilement.

Le monteur de cinéma – tel que l’a théorisé Patrizia Atzei dans le colloque récent sur La Méthode du montage et tel que l’illustre par exemple le merveilleux film de Pedro Costa montrant Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en train de monter Sicilia[3] – instaure toutefois un rapport au temps tout à fait unique. Il peut et doit se donner le temps de considérer méticuleusement chaque image, voire chaque photogramme, avant de décider où le couper, où le placer dans l’ordre de succession du film, quelle autre image lui faire succéder, etc.

La distraction déplorée chez une jeunesse dont l’attention est dispersée entre de multiples écrans n’est pas néfaste du fait de cette multiplication elle-même, qui est porteuse de vertus émancipatrices. Elle devient aliénante du fait de la pression et de la saturation urgentiste toujours accrues que lui impose le compétivisme néolibéral qui a envahi depuis longtemps le champ de la communication et de le perception. La précondition de possibilité des arts du montage collapsonautes tient à notre capacité à suspendre et désœuvrer un certain flux impératif du temps qui nous enferme, de fait, dans une situation de plan-séquence collapsologue. Comme l’écrivait Giorgio Agamben à propos de la pratique de Guy Debord, l’opération de montage implique une double capacité d’ « interruption » et de « répétition » : c’est autour de l’articulation entre ces deux gestes que les arts du montage renouent un rapport politique et libérateur avec le temps historique, dont nous ne sommes pas des passagers passifs.

Nous avons appris à considérer l’histoire par une perspective surplombante et unique comme un enchainement homogène et linéaire : telle est l’approche du progrès moderniste, « développementiste », qui voit dans ce flux un avancement optimiste et inexorable, guidé par la souveraineté humaine, la supériorité occidentale et sa maitrise technique. La collapsologie, au bout du compte, incarne l’ombre (complémentaire et symétrique) projetée par cette vision linéaire, proche du modèle de plan-séquence. En ce sens, elle risque de se limiter à inverser simplement la polarité de ce mouvement spatio-temporel fatal et unitaire : là où on annonçait une progression inévitable et universelle (vers le haut), on relève plutôt la menace d’un écroulement systémique et inexorable (vers le bas).

Ce retournement collapsologue ne suffira pas à nous arracher à un statut de spectateur « indigné mais impuissant », c’est-à-dire dépouillé de sa puissance génératrice de multiples futurs possibles – statut caractéristique des flux médiatiques selon Agamben. À la logique impitoyable et étriquée du « réalisme capitaliste » imposée par un plan-séquence néo-libéral (insouciant des conséquences de son « développement » sur nos environnements sociaux et naturels), se substituerait un « réalisme effondriste » potentiellement responsable de paralyses similaires de nos puissances politiques.

À l’encontre de tels fatalismes, les arts du montage collapsonautes appellent à inventer des variations – multiples, précaires et alliées – de la réalité catastrophiquement programmée par notre monde capitaliste. Pour ce faire, selon Agamben, il est nécessaire d’exercer d’abord un arrêt qui interrompe la continuité donnée, et qui désagrège l’organicité de son système (démontage). Il faut mettre en pause sa course et faire éclater sa structure bien trop compacte et écrasante, pour en recoudre ensuite les multiples éclats dans d’autres assemblages, plus désirables et justes. En réponse à la fin unique et désastreuse prévue par les effondristes, plutôt qu’à son encontre, en correspondant avec ceux-ci pour faire de leur tendance monologique un dialogue ouvert, les gestes collapsonautes opèrent dans notre présent des interruptions plurielles de l’inertie calamiteuse qui semble nous destiner à une catastrophe écologique inéluctable.

Les monteurs et les monteuses collapsonautes refusent l’alternative binaire entre un avenir triomphant et éblouissant du monde donné – croissant, développé, colonisateur, extractiviste – et un effondrement total, soudain et définitif, de celui-ci. Ni croissance illimitée, ni extinction irréversible. D’autres mondes peuvent être composés collectivement dans l’espace d’attention, de réflexion et d’organisation dégagé par la suspension de nos salles de montage. Il ne s’agit pas ici du montage automatique à la chaîne, où la continuité de l’assemblage est rigidement établie en amont selon une chronologie homogène et fléchée, à l’instar de l’univers industriel productiviste d’où le terme de « montage » est émergé – comme le rappelle Antonio Somaini.

Tout au contraire, les « possibilités du montage » relèvent de l’artisanat et du bricolage créatif où se tressent avec soin et patience les composants hétérogènes et impurs que libère l’éclatement du monde donné. Par ces montages, des soulèvements créatifs et métisses se soustraient à la chute des systèmes hégémoniques et insoutenables ordonnant notre horizon commun,  sans se laisser entrainer dans leur inévitable délitement. Un penseur comme Baptiste Morizot en fournit des exemples emblématiques dans son dernier ouvrage, Manières d’être vivant. Le « barbouillement moral » de notre désorientation tournoyante y génère une nouvelle « diplomatie » des « interdépendances », soucieuse de « tissages » entre des entités hétérogènes et potentiellement antagonistes, mais dont les « égards ajustés » – parfois synonymes de « traitrises », mais jamais réductibles à des « exploitations » extractivistes – nourrissent une nouvelle boussole collapsonaute, dont les seuls véritables ennemis sont « les ennemis du tissage[4] ».

C’est peut-être à la lumière de ces « communautés d’importance » et de la nécessité d’interrompre l’urgence collapsologue que devraient être envisagés les arrêts de l’économie, les mouvements de blocage des ronds-points, de grève des transports et d’opposition au flux continu et au plan-séquence des (contre-)réformes néolibérales, menées au pas de charge par la grande marche en avant macronienne (si imbue de son développementisme). Il est sans doute déjà trop tard pour espérer échapper à des effondrements déjà en cours (parfois depuis longtemps). On ne pourra y naviguer (au lieu d’y sombrer) qu’en se donnant le temps de moratoires et de tissages pluralistes – et  nous plaçant dans la position du monteur de cinéma plutôt que dans celle du mixeur de télévision ou du caméraman de plan-séquence.

NDLR : Yves Citton et Jacopo Rasmi ont publié au printemps  Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement aux éditions du Seuil.

 


[1] Michael Haneke, Entretien proposé dans la version DVD du film Code inconnu, publiée par MK2.

[2] Hito Steyerl, « In Free Fall. A Thought-Experiment on Vertical Perspective » in The Wretched of the Screen, Berlin, Sternberg Press, 2012, p. 12-30.

[3] Pedro Costa, Où gît votre sourire enfoui, 2001, disponible dans le DVD n° 5 des œuvres de Huillet et Straub, Editions Montparnasse, 2010.

[4] Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020, p. 239-287.

Jacopo Rasmi

Chercheur en Lettres, maître de conférences en arts visuels et études italiennes à l'Université Jean Monnet (Saint Etienne)

Yves Citton

Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Co-directeur de la revue Multitudes

Rayonnages

Écologie

Notes

[1] Michael Haneke, Entretien proposé dans la version DVD du film Code inconnu, publiée par MK2.

[2] Hito Steyerl, « In Free Fall. A Thought-Experiment on Vertical Perspective » in The Wretched of the Screen, Berlin, Sternberg Press, 2012, p. 12-30.

[3] Pedro Costa, Où gît votre sourire enfoui, 2001, disponible dans le DVD n° 5 des œuvres de Huillet et Straub, Editions Montparnasse, 2010.

[4] Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020, p. 239-287.