Littérature

Être vieille, ça veut dire quoi ? – lecture croisée de Laure Adler et Chloé Delaume

Journaliste

Est-il plus difficile d’être vieille que d’être vieux ? Y aurait-il, là encore, une inégalité que notre société réserverait aux femmes ? Deux livres prennent ces questions à bras-le-corps en cette rentrée littéraire : La voyageuse de nuit de Laure Adler et Le cœur synthétique de Chloé Delaume. Essai composite très sensible pour l’une, roman drolatique et enlevé pour l’autre, et pour les deux un questionnement moins sur le vieillissement, que sur ce que la société en fait.

Chacune à leur manière, deux femmes puissantes ont décidé en cette rentrée littéraire de se saisir d’une même thématique : ce qui advient d’une femme qui avance en âge.

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Laure Adler publie La promeneuse de nuit, texte puzzle qui croise essai, récit personnel, enquête sociologique, analyse politique, recueil de témoignages et réflexion philosophique. Bien qu’elle parle de l’expérience du vieillissement en général, l’autrice de Les femmes qui lisent sont dangereuses propose avant tout une précieuse analyse sur la façon dont cette situation est vécue par les femmes. Adler a interrogé Annie Ernaux et Mona Ozouf, épluché les écrits de Simone de Beauvoir et Marguerite Duras, se souvient de ses dernières rencontres avec Dominique Rolin, disparue en 2012 à l’âge de 98 ans. Elle observe des inconnues dans la rue et parle de sa propre expérience et de sa propre vision des choses. Autant d’éclairages sur ce que cela signifie, dans une vie, d’être soudain vue comme vieille, ou de se voir ainsi, alors qu’on n’y est pas forcément préparée.

De son côté, Chloé Delaume a choisi, pour aborder le même sujet, la fiction et avant tout l’humour. L’autrice de Mes biens chères sœurs s’est visiblement beaucoup amusée en mettant en scène la vie d’Adélaïde, 46 ans au début du livre. Delaume analyse avec acuité les clichés qui entourent cette femme fraîchement séparée de son dernier compagnon, souligne les mauvaises habitudes qui la lestent, nous fait partager ses engouements, ses déconvenues, ses victoires, et surtout les obligations qu’elle s’impose encore en milieu de vie et dont elle doit se libérer pour vieillir en paix.

Vieillir est-il un accroissement ou un amoindrissement de la vie ?

« On ne se sent pas vieillir », remarque Laure Adler, et voilà exactement ce que pourrait dire Adélaïde. Lorsqu’elle quitte Elias, son compagnon depuis plusieurs années, elle pense dans un premier temps retrouver intacte son ancienne vie de jeune adulte, avec fêtes et amants à profusion. Et tombe de très haut lorsqu’elle se rend compte que les hommes ne la regardent plus. Trouver un remplaçant à Elias risque de se révéler plus difficile que prévu.

Adler analyse nos vies et propose des pistes de réflexion. Elle note que de nos jours, les étapes de la vie s’estompent, brouillant les pistes et retardant le moment où un individu se considérera lui-même comme une personne âgée. De ce fait, à quel âge pourrait-on estimer raisonnablement être vieux ? « L’âge est un sentiment et non une réalité », explique-t-elle, en ajoutant : « Nous pouvons, dans une même journée, avoir plusieurs âges ».

Quoi qu’il en soit, puisqu’on avance tous et toutes forcément en âge, Adler comme ses interlocutrices vont tenter de réfléchir à une même question : vieillir est-il un accroissement ou un amoindrissement de la vie ? Adélaïde, elle, va avoir besoin du roman entier pour parvenir à trouver une réponse.

Car dans une société comme la nôtre, vieillir n’est à priori pas valorisé. Si, dans d’autres civilisations ou à d’autres époques, la vieillesse est considérée comme le chemin vers la sagesse, ici « l’équilibre entre savoir et âge s’est rompu », note Adler : « Vieillir est perçu la plupart du temps comme une altération qui entraîne un sentiment de dévaluation ».

Pourtant, contrairement à ce que des esprits hâtifs pourraient imaginer, prendre de l’âge peut être vécu comme une bénédiction par une femme. « Les contraintes conscientes, ou semi-conscientes, disparaissent progressivement, […]. On se fait de plus en plus confiance. Ce sentiment de ne plus avoir d’âge donne des ailes, on n’a plus de comptes à rendre qu’à soi-même », poursuit Adler. Dans son livre se succèdent des témoignages qui vont dans le même sens : Annie Ernaux parle de « la chance de devenir vieille », ressentie après un cancer du sein dont elle avait pensé mourir. Mona Ozouf explique : « On a trié à peu près et on sait distinguer l’essentiel de l’accessoire. On ne gâche plus sa vie avec des détails ».

L’héroïne de Chloé Delaume fera le même constat, mais l’autrice ajoute une dimension supplémentaire à cette vision d’un possible vieillissement heureux des femmes : il se fera souvent sans les hommes. Ainsi son dernier chapitre s’intitule « Les guerrières », et Delaume décrit une Adélaïde âgée qui vit avec ses amies de toujours à Montreuil, dans une grande maison. Ensemble elles ont monté une minuscule structure qui édite des ouvrages, organise des lectures, des performances et des concerts : « Une communauté de filles, parce qu’il faut être lucides et toutes s’y préparer. Il y a plus de femmes que d’hommes et ils meurent en premier. A défaut d’être lesbienne, il faut être inventive. […] Il n’y a que l’amitié et la sororité qui sauvent de l’abîme. Mode de vie adapté, en cercle se regrouper, s’organiser pour rire et ne pas crever toute seule », écrit Delaume.

Mais il y a l’âge physique auquel on est forcément confronté, et dans une société où le corps des femmes se doit d’être parfait, l’expérience du vieillissement peut être compliquée. Les deux autrices évoquent l’épreuve du miroir, qui vous renvoie une image à laquelle vous n’êtes pas préparée. « Adélaïde devant le miroir a les yeux et les cheveux mouillés. Elle se trouve déjà vieille, le teint fané […] Adélaïde comprend que sa jeunesse n’est plus, toute fraîcheur l’a quittée », écrit Delaume. « L’épreuve du miroir est toujours décisive, insiste Adler. Encore faut-il avoir le courage, non de se regarder, mais de se voir. Combien de fantômes de visages superposons-nous sur celui que nous voyons en face de nous ? ». Comme si nous avions une image interne de nous-même, qui ne change pas avec les années, et occulte dans notre esprit notre véritable apparence. D’où la surprise lorsqu’un miroir, ou une autre personne, nous renvoie à la réalité.

Vieillir signifie parvenir à se libérer du regard des hommes qui dans nos sociétés peuvent avoir la possibilité de choisir des compagnes plus jeunes qu’eux.

Reste ce qui est la question centrale des deux livres. Est-il plus difficile d’être vieille que d’être vieux ? Y aurait-il, là encore, une inégalité que notre société réserverait aux filles ? La question est analysée de mille manières par Chloé Delaume. L’autrice parle de l’angoisse qui saisit ses personnages féminins à propos de « cette histoire de seconde partie de vie » : « C’est autre chose que la crise de la quarantaine, celle où tout le monde étouffe et fait un tas de conneries, celle où tout le monde se prouve qu’il est encore vivant. Cette fois-ci, rien n’explose, tout se dissout lentement ». Hermeline, l’une des copines de son héroïne, « perçoit la violence d’une réalité à laquelle elle échappe du fait d’être lesbienne : ses amies sont soumises au désir des hommes, or ce désir s’érode ».

Vieillir signifie parvenir à se libérer du regard des hommes qui dans nos sociétés peuvent avoir la possibilité de choisir des compagnes plus jeunes qu’eux. Arrêter d’attendre le désir des hommes, telle est la tâche à laquelle Adélaïde va s’atteler bon gré mal gré. Elle et son amie Clotilde ont quarante-six ans et « sont perçues comme périmées ». Cette situation foudroie Adélaïde dès les premières pages. Ce qui est intéressant dans le livre de Delaume c’est qu’Adélaïde, attachée de presse dans une maison d’édition parisienne, est une intellectuelle indépendante qui pensait justement s’être détachée du regard des hommes. C’est lorsqu’elle réalise qu’elle est à peu près invisible à leurs yeux, qu’elle se rend compte qu’elle n’en était pas aussi libérée qu’elle ne le pensait.

Qu’en est-il de la sexualité ? Adler trouve dans la littérature et dans des témoignages des exemples, de la matière à penser. Elle analyse autant La femme de trente ans de Balzac que le phénomène des cougars, et relit le journal posthume de Benoîte Groult, qu’elle confronte aux textes de Philip Roth et à ses personnages de professeurs en quête de jeunes femmes. L’héroïne de Delaume pour sa part lit Valérie Solanas, qui estime que le sexe est « une pure perte de temps » et pense que les femmes peuvent se conditionner à ne plus éprouver de désir sexuel : « s’en dégager pour devenir totalement cool, cérébrale, libre de choisir des relations et des activités vraiment enrichissantes ».

Ainsi Adélaïde va tenter de se passer des hommes pour accéder à une certaine indépendance. Elle essaie d’être rationnelle , et les différentes étapes de son raisonnement sont énumérées avec beaucoup d’humour par Delaume. Ainsi quand Adélaïde remarque qu’à Paris, on compte 13 700 femmes célibataires de plus que les hommes. « Adélaïde se sent denrée excédentaire, elle est parmi elles, elle visualise ces femmes, elle fait partie d’une foule, 13 700 personnes ça remplit les arènes de Bézier ».

Mais tout est toujours question d’image, et le cœur du problème tient peut-être au fait que, dans notre société, l’âge des femmes n’est pas montrable, au sens propre. Et peut-être encore moins aujourd’hui qu’avant. Adler remarque : « À la télévision aussi, depuis très longtemps, une certaine image de femme lisse, plutôt blonde et jeune, envahit les chaînes. Les présentatrices de météo doivent avoir l’air séduisantes, les journalistes et les productrices d’émission de plus de cinquante ans ont quasiment déserté les écrans. Les présentateurs et les producteurs, eux, qui ont le même âge et/ou plus, sont toujours là ». Même constat pour Adélaïde, dont Delaume décrit avec minutie – et beaucoup de justesse – le milieu professionnel, ce monde de l’édition parisienne que l’autrice connaît bien. Et elle pointe un problème précis : la précarisation qui guette les femmes lorsqu’elles vieillissent, écartées de certains postes au sein des entreprises, et l’inadaptation d’Adélaïde à des formes de travail absurdes et brutales, qui la fragilisent et lui donnent l’impression de tout rater.

C’est bien ce décalage, entre ce qui est vécu intimement et ce qui est construit par notre société, qui est au centre de ces deux livres. Reste que la vieillesse est ce qui nous rapproche, inexorablement, de notre disparition. Adler explique : « Je ne veux pas retrouver ma jeunesse. Surtout pas. Je ne suis pas dans la nostalgie du passé. Je ne me trouve pas si différente. […] Pourtant chaque printemps est poignant : combien m’en reste-t-il à vivre ? ». L’autrice invite à regarder la fin de vie en face, et enquête sur le fonctionnement des Ehpad, en se demandant comment pourrait être mieux géré ce temps compté.

Delaume aussi observe le quatrième âge. Car au cours du roman, son Adélaïde va apprendre à vivre et à ne compter que sur elle-même et ses amies. Bien évidemment, Adélaïde peut trouver un nouveau compagnon qui lui convienne et qu’à deux ils s’inventent une fin de vie douce. « À moins qu’Adélaïde ne rencontre personne », car elle « correspond statistiquement aux exclues du marché, les femmes surdiplômées trouvent moins facilement de compagnon ». Delaume imagine une Adélaïde apaisée, « seule et libre, soumise à aucune contingence relevant du conjugal ». Du coup, elle se consacre à sa carrière et son horizon s’élargit. Delaume imagine pour elle une fin de vie créative et assez rigolote, dans la maison de Montreuil où elle vit avec ses amies. Mais remarque : « Vers les quatre-vingt ans, elles auront beaucoup de mal à trouver un dealer ».

Laure Adler, La voyageuse de nuit, Grasset, septembre 2020, 224 pages. 

Chloé Delaume, Le cœur synthétique, Seuil, août 2020, 208 pages.


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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