Littérature

Lire sans gants ? – à propos de Notre dernière sauvagerie d’Éloïse Lièvre

Écrivain

Notre dernière sauvagerie est un livre d’images mais sans image : un livre d’imagination, où il faut réinventer la recension des situations de lecture et couvertures des volumes photographiées dans le métro par Eloïse Lièvre. L’écrivaine et presque enquêtrice envisage et met en ordre les mille et une façons de penser notre rapport aux livres. Mais, au milieu de ceux-ci, il y a un autre fil : le nœud défait du couple, telle une blessure prête à s’ouvrir à nouveau.

Il y a dans Notre dernière sauvagerie plusieurs livres, puisque c’est un livre sur les livres, qui est d’abord un livre sur soi : un livre sur la solitude, et peut-être la solitude des livres, celle qui les rend possibles, qu’on les écrive ou qu’on les lise.

Le principe en est assez simple, selon un dispositif qui n’étonnera pas de la part d’Eloïse Lièvre, dont le précédent ouvrage, Les Gens heureux n’ont pas d’histoire, avait été très remarqué : on y découvrait, comme une sorte de calendrier de l’avent, le compte à rebours photographique de l’écrivaine récapitulant sa vie jusqu’à l’anniversaire de ses quarante ans.

Notre dernière sauvagerie est à nouveau un livre d’images, mais sans image : un livre d’imagination, où il faut réinventer les photographies « des gens qui lisent dans le métro » qu’Eloïse Lièvre a décidé de prendre, à partir du 12 décembre 2014. La date n’est pas sans importance, qui signale un protocole précis, dont compte surtout l’origine : la fin d’une histoire, celle d’un couple qui se sépare et dont l’aimé devient « le père de mes enfants », ainsi qu’il sera dès lors désigné, mais aussi la fin définitive de l’enfance, à quelques jours des attentats de janvier 2015 à Paris, dont Eloïse Lièvre évoque la perspective dans de belles pages assez risquées, où se disent et se nouent, à travers le motif de la lecture, les liens parfois tragiques du monde et du moi.

L’écrivaine et presque enquêtrice envisage et met en ordre les mille et une façons de penser notre rapport aux livres.

« Le père de mes enfants » : voilà d’une certaine façon le héros-fantôme de ce drôle de récit, et son nom absent désigne un blanc, un vide, l’étiquette effacée d’une vie passée, ou du moins qu’on ne peut plus dire au présent, mais qui se poursuit tout de même avec la vivacité entêtante d’un souvenir de lecture : comme une identité perdue à laquelle on participait, dont les enfants continuent d’être l’incarnation, mais qui s’est, d’une certaine façon, dissoute dans la solitude. Et c’est ici le point le plus passionnant, sans doute, de Notre dernière sauvagerie, presque le chas d’une aiguille où passerait comme un fil – ténu, tendu – le lacs d’une thématique à l’autre, qui ne font en définitive qu’un seul et même sujet : les livres, la vie (à deux).

Ce sont les premiers, les livres, qui constituent à priori le motif principal sur lequel Eloïse Lièvre va broder brillamment une série de variations, à la faveur de chapitres qui ressemblent à des moments musicaux, presque trop travaillés, si bien écrits, composant en définitive un essai sur la lecture : « L’identification », « Les pensées sauvages », « Manières de lire », « Le désir »… Il y a dans tout cela un côté à la fois virtuose et studieux, le texte se fondant en quelque sorte sur la recension des situations de lecture et couvertures des volumes photographiées dans le métro : l’écrivaine et presque enquêtrice envisage et met en ordre les mille et une façons de penser notre rapport aux livres (Georges Perec ne sera pas oublié, dans le penser/classer du magnifique dernier chapitre intitulé « La bibliothèque »).

Sans prétention sociologique, c’est donc un travail d’observation, de classement, de réflexion, à partir d’un matériau livré par le hasard des rencontres muettes, des croisements silencieux. Et ce pourrait être seulement cela, ce serait déjà un beau texte, nourri de considérations sur Joseph Kessel, Robert Antelme ou Un Bonheur parfait de James Salter, qui apparaît comme en passant tel un signe ou un fétiche, l’indice possible d’un partage heureux… mais il y a, au milieu de tant de livres, l’autre fil, et le nœud défait du couple, cette blessure prête à s’ouvrir à nouveau, comme un retour du corps (du cœur battant, meurtri, saignant).

Où donc est cette personne, absente et là tout à la fois, un livre à la main ?

Ainsi Eloïse Lièvre photographie-t-elle des livres, mais aussi, surtout peut-être, les mains qui les tiennent et le mystère de l’être entier, littéralement engouffré dans cet étrange objet dont parfois même la couverture est camouflée… Que se passe-t-il, alors ? Où est l’autre devant moi, dont l’attention n’est pas prise – puisque cela arrive encore – par un téléphone ou un écran, mais une page dont on ne sait pas ce qu’elle (lui) raconte ? Où donc est cette personne, absente et là tout à la fois, un livre à la main ?

L’écrivaine propose à cet égard une séquence assez merveilleuse sur le trouble que lui procurent les gens qui lisent avec des gants : « Une autre liste d’expressions françaises : “prendre des gants”, “faire quelque chose avec des gants”, “y aller avec des gants”. Elles signifient la précaution, le ménagement de l’autre, mais effacent la réciprocité du petit accessoire dont la fonction première est de protéger la main des agressions de l’hiver, des dangers d’une tâche laborieuse, de la brûlure d’un liquide ou de la morsure d’un outil, des épines, des échardes. Qu’est-ce qui protège qui ou quoi ? […] Qu’est-ce que “lire avec des gants ” ? Lire du coin des yeux, en se tenant sur ses gardes ? Lire sans abîmer le livre ? Où est le danger ? […] Pourquoi les gants des lecteurs me procurent-ils un malaise ? C’est peut-être le mystère. Quelque chose est caché. Quelque chose est dérobé. Mais quoi ? Peut-être pas seulement la main, mais la lecture même, sa partie tactile et physique, visible. Ma gêne vient de cela, de la dérobade. Quelque chose est caché, mais ostensiblement. Le lecteur ganté montre son esquive. Ce qu’il refuse à celui qui le regarde, c’est son intimité avec le livre, cet échange peau à peau, l’osmose à nu. »

Peau du lecteur ou de la lectrice, mystère de cette présence/absence seulement croisée, sans nom : voici que s’annonce, d’une certaine façon, le retour du fantôme, celui qui traverse le récit comme le miroir d’une solitude essentielle, telle que le révèle peut-être notre rapport à la lecture (à l’écriture) ? Eloïse Lièvre s’intéresse aux lecteurs/trices pour ce qu’ils/elles lui disent sans le savoir de sa propre solitude, celle d’après le couple, celle aussi qui y demeurait déjà close, puisque la vie même est possiblement ainsi : comment lire à deux ? qu’est-ce que partager un livre, une lecture ? une bibliothèque même ? Quelle est donc aussi cette drôle de vie des livres qui accompagnent la nôtre et peuvent subir ce que les bibliothécaires appellent un « désherbage », eux dont l’alignement appelle la métaphore des arbres, de la forêt ? L’écrivaine raconte qu’à leur mariage, elle et « le père de ses enfants » choisirent pour la traditionnelle « liste de mariage » un compte dans une librairie… mais ensuite, douze ans plus tard, à l’heure de la séparation, comment se décider au partage, au tri, à la séparation encore ?

Le miroir des pages où l’on se retrouve se retourne ici en une manière de vertige.

Les livres, évidemment, racontent quelque chose de leurs lecteurs, de ceux qui les possèdent et peut-être en ont oublié le contenu, ou qui ne les ouvriront jamais : c’est ce reflet de la vie, avec ses incertitudes, qui fait le prix du récit d’Eloïse Lièvre – car évidemment, d’une reliure à l’autre, si l’on ose dire, c’est une autobiographie qui se révèle ici (comme une photographie) : les amants d’avant, la famille, les lieux d’enfance, toutes les lignes du passé, qui aboutissent à la rêverie superbe d’une chambre aux murs cachés par une unique tapisserie de volumes, assimilée au ventre maternel, caverne ou cachette, creux douillet d’un monde contre le monde.

Ce qui est beau, jusque dans l’excès de méticulosité, pourrait-on dire, de ce parcours de soi, c’est la manière dont l’écrivaine fait entrer son propre livre dans le rêve de cette bibliothèque qui est à la fois la vie et son refus-refuge… Le miroir des pages où l’on se retrouve (cette paradoxale découverte qu’est toujours l’acte de lecture) se retourne ici en une manière de vertige, comme si c’était du livre lui-même que venait la vie, son énergie neuve, presque violente, dont notre existence réelle, concrète, ne serait au fond que la continuation. En ce sens, Notre dernière sauvagerie porte magnifiquement son titre.

Éloïse Lièvre, Notre dernière sauvagerie, Fayard, août 2020, 320 pages.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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