Littérature

Demain – lecture croisée de 2030 de Philippe Djian et des Émotions de Jean-Philippe Toussaint

Écrivain

Philippe Djian et Jean-Philippe Toussaint font paraître cet automne deux livres dont les thématiques se rejoignent, même si leurs manières diffèrent : 2030 et Les Émotions parlent du futur (en particulier de l’horizon proche et peu rassurant de l’année 2030…), donc de notre présent, individuel ou collectif. C’est l’occasion de s’interroger sur les trajectoires parallèles de ces deux romanciers, qui sans doute nous disent quelque chose des capacités contemporaines de la littérature à dire un monde aux perspectives bien peu sûres.

Nous étions jeunes, et lecteurs déjà des premiers livres de Philippe Djian et Jean-Philippe Toussaint : c’était encore le début (ou presque) des années 80, et il semblait alors que le rapport au présent, cette drôle d’époque, rendait possible une certaine littérature, insoucieuse de l’avenir.

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Ces deux écrivains étaient eux-mêmes plutôt jeunes et furent vite célèbres (ou quasi). Jean-Philippe Toussaint en tout cas était à la mode, il était même la mode, à lui tout seul : sa Salle de bain (Edmonsson, Venise, la préparation des poulpes, le match de foot à la radio…) se révélait presque instantanément culte, qui donnait aux Éditions de Minuit l’éclat neuf d’un possible « nouveau nouveau roman » (le premier publié par l’auteur, quoi qu’il en soit). Nous étions en 1985, et Philippe Djian faisait paraître chez Bernard Barrault des livres lyriques et touffus, dont le cinéma allait changer le statut (Béatrice Dalle surgissant dans le 37°2 de Beineix, dont l’esthétique publicitaire faisait débat, nous hérissant : on avait le droit de préférer Carax ou Jean-Pierre Limosin, c’était il y a si longtemps…).

35 ans plus tard – est-ce seulement possible ? –  Toussaint et Djian publient en même temps un roman « de rentrée » : Les Émotions (toujours chez Minuit) pour le premier, 2030 (chez Flammarion, après des années chez Gallimard) pour le second. Qu’est-ce qui a changé ? Le présent, qui n’est plus le même, bien sûr, comme irradié par la peur d’un futur approchant, couleur sombre, dans une ambiance déjà funèbre de monde asphyxié, presque agonisant, à force de pollution. Ce n’est pas très drôle, a priori, mais il est frappant de constater que les deux romans de ces auteurs volontiers pince-sans-rire ont pour thème commun le futur, et ses noirceurs possibles.

Chez Djian, le titre annonce le décor d’une sorte de science-fiction moite, à petite distance de notre aujourd’hui, mais où le dérèglement climatique s’est accéléré, provoquant une situation d’inconfort général, sur fond d’empoisonnement chimique dissimulé, de pannes récurrentes, d’émeutes écolos qui tournent plus ou moins mal. Chez Toussaint, c’est par la personnalité du héros, échappé du roman précédent, La Clé USB, que se pose explicitement la question du futur, à travers la notion de « prospective » : Jean Detrez, qui travaille toujours à la Commission européenne, raconte dans la première partie des Émotions sa participation en 2016 à une « retraite de prospective » au château de Hartwell House, en Grande-Bretagne.

À lire ces belles pages en apesanteur, et ce qu’y passe de désabusement un peu ironique – l’avenir indécis de la planète, la sûre perspective de notre mort… – on se demande si les deux écrivains n’ont pas discuté, quelque jour, un verre à la main, de leurs projets respectifs, où l’horizon de l’année 2030 apparaît communément comme une drôle de menace proche, pas seulement symbolique :

Leur œuvre a évolué, au fil des ans, pour rencontrer – presque malgré eux – une sorte de réalité référencée, datée, nommée dans sa trivialité présente.

« D’entrée, puisqu’il fallait produire un scénario à l’horizon 2030, elle [Carmen Zuniga, l’une des participantes à la retraite de prospective] s’interrogea sur la perception subjective qu’on pouvait avoir de 2030. Si, a priori, cela pouvait sembler une date éloignée de 2016, disait-elle, en réalité, si on voulait se faire une idée de la distance temporelle qui nous sépare de 2030, il suffit de se retourner et de regarder derrière soi, on constate alors que la distance qui nous sépare de 2030 est à peu près la même que celle qui nous sépare de 2001. Et, 2001, cela vous semble si éloigné que ça dans le temps ? demanda-t-elle. Il y eut un consensus, autour de la table, pour s’accorder à penser que 2030, malgré les apparences, était une date beaucoup plus proche qu’il n’y paraissait et que ce n’était en rien un avenir utopique ou chimérique sur lequel nous n’aurions aucune prise. Au contraire, à cette échéance, l’avenir est déjà largement en germe dans notre présent. Continuant à cerner la question, Carmen Zuniga expliqua alors que l’objectif de l’Europe à l’horizon 2030 pourrait être d’essayer de créer, en opposition à ce ring of fire dont nous avait parlé Peter Atkins, un ring of prosperity qui pourrait être mis en œuvre grâce à une politique européenne d’aides ciblées (…). L’universitaire australien, assis à côté d’elle, mutique, les bras croisés, ne quittait jamais une attitude de défiance sceptique et semblait désapprouver systématiquement tout ce qui était dit autour de la table. À l’inverse de ces gens qui opinent du chef en permanence pour approuver l’orateur, il ne pouvait s’empêcher de faire « non » imperceptiblement de la tête. »

Un « non » qu’illustrerait le pessimisme assez radical du roman de Djian ? Bien sûr, il est un peu arbitraire de rapprocher les deux livres, et les personnalités de leurs auteurs sont assez clairement distinctes pour ne pas les superposer… Pourtant les deux hommes se connaissent, il nous est même arrivé naguère de contribuer à leur rencontre, peu en importe les circonstances. Ce qui est frappant, en tout cas, c’est la façon dont leur œuvre a évolué, au fil des ans, pour rencontrer – presque malgré eux – une sorte de réalité référencée, datée, nommée dans sa trivialité présente.

Chez Djian, le processus est depuis longtemps enclenché, qu’il commente d’ailleurs à l’envi, en expliquant par exemple dans ses entretiens à quel point l’esthétique des séries télévisées a influencé et transformé sa façon d’écrire… De fait, 2030 est un récit qui multiplie presque jusqu’à la coquetterie les ellipses, ou en tout cas les accélérations narratives, pour faire se succéder des scènes – et des dialogues – dans une logique catastrophiste, mais sans que l’ensemble soit réductible à une quelconque thèse, ou même simplement à une thématique.

Ce qui demeure fort, dans l’histoire de Greg, résistant tant bien que mal au monde dans sa vieille Porsche 911, c’est comme toujours chez Djian son fond d’humanité souffrant, presque par essence, des blessures ordinaires de l’amour, de la jalousie, des désirs contrariés ou à demi assouvis. L’apocalypse climatique n’est peut-être que l’actualisation, en somme, des questions auxquelles l’auteur s’est toujours confronté, avec une sorte d’instinct de raconteur d’histoire(s) qui va en s’asséchant, vers le nerf, même si parfois l’incongru resurgit, comme l’humour si spécial d’un portraitiste (des femmes, en particulier) tellement affûté. Dans 2030, l’amour se fait (aussi) de manière virtuelle, à distance, mais on peut encore en mourir pour de vrai.

Plus que des romanciers du futur, Djian et Toussaint sont d’abord des écrivains du couple.

Et c’est également ce qui se passe dans Les Émotions, où il est au moins autant question du passé (du personnage) que de prospective (pour l’humanité). Le monde est là, qui semble impossible à éluder – telle est peut-être la question, pour un romancier aujourd’hui – mais si sa réalité toute contemporaine s’invite, et depuis longtemps, dans les livres de Toussaint, c’est pour mieux mettre en lumière une forme d’invariant sentimental, qui donne au texte sa force évocatoire, imparable : les « émotions » sont celles du désir ou du deuil, de l’échange incertain dans l’amour qui commence, qui s’achève… qui peut-être recommence.

Plus que des romanciers du futur, Djian et Toussaint sont d’abord des écrivains du couple, et de ce qu’il implique d’anticipation : leur science de la fiction tient au savoir qu’ils ont, dégagé à force d’expérience de tout effet inutile, du principe d’incertitude. À leur savoir du non-savoir, pourrait-on dire : dans 2030 comme dans Les Émotions, il y a des trous, des blancs dans les souvenirs, des doutes quant à l’avenir. Tout l’édifice narratif se construit sur ces vides, qui sont aussi les interstices de la vie… Il suffit par exemple à Toussaint de juxtaposer trois séquences qui feraient chacune une fiction possible, en soi, sans les raccorder explicitement par une quelconque intrigue, pour que le livre tienne, échappant dans son mystère même à toute réduction thématique. Et c’est encore la mort, inévitablement, dont l’œil se devine au fond du gouffre où nous allons (mais lequel est-ce ?) qui autorise cette liberté de l’écrivain non pas vieillissant, mais si proche pourtant du futur qu’il met en scène.

Le héros de Toussaint traque ses propres traces comme les indices, magnifiques, d’une aporie (la vie) ; celui de Djian fait se rejoindre dans sa trajectoire brutale le souvenir et l’avenir, vers un mur inconnu, ou l’invisible issue d’une route qu’on quitte, sans freiner. Plutôt que d’affirmer quelque pouvoir démonstratif, les deux écrivains assument ainsi une forme de démiurgie ajourée, en scénaristes rusés d’un monde plein de doutes : ils taisent ce qu’on ne peut dire, et nous font par là imaginer ce futur dont l’incertitude nous laisse vivants, et lecteurs, ébahis.

Philippe Djian, 2030, Éditions Flammarion, septembre 2020, 224 pages. 

Jean-Philippe Toussaint, Les Émotions, Éditions de Minuit, 240 pages. 


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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