Art Contemporain

Le véhicule des images – sur l’exposition « L’aventure générale » d’Alain Fleischer

Critique

Que ce soient les photographies, les sculptures ou les scénographies, les œuvres d’Alain Fleischer sont de mots et d’images, figées ou animées, en surgissement visible dans le processus chimique de leur révélation, ou dans l’obscurcissement progressif qui les fera disparaître. Elles sont tout cela, et tout cela à la fois, plurielles en chacune. Obsédé par la survivance des images, l’artiste conçoit ses œuvres comme autant de pédagogies de la révélation.

Une « Aventure générale » : l’œuvre d’Alain Fleischer est sans doute cela, une vaste narration, une aventure généralisée à tous les domaines, à mille pratiques, aux mots et aux images, aux images et aux mots, selon les termes d’Alain Fleischer – générale et générique. Une exposition dense de son œuvre nous est ainsi proposée au Centquatre par les commissaires Danielle Schirman et Dominique Païni, et sous la direction artistique de José-Manuel Gonçalvès : dans les différents bâtiments divisés en ateliers, elle occupe de nombreuses salles regroupant les travaux d’une série, ou au contraire consacrées à des dispositifs ou des installations uniques.

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Les œuvres sont des photographies, des sculptures, des scénographies ; elles sont de mots et d’images, figées ou animées, en surgissement visible dans le processus chimique de leur révélation, ou dans l’obscurcissement progressif qui les fera disparaître. Elles sont tout cela, et tout cela à la fois, plurielles en chacune comme l’est toujours, et peut-être systématiquement, la pratique d’Alain Fleischer, même si celui-ci demeure mieux connu pour ses pratiques de l’image et de ses techniques que pour la somme imposante de ses écrits, sculptures et installations nombreuses.

Quelques unes de ses œuvres les plus connues sont par ailleurs visibles dans l’exposition : le reflet d’un visage le long d’un couteau à beurre ou l’ombre d’un autre, portée par les plis d’un drap. Différents visages de femme, dont certains sont des portraits reflétés dans des cadres ou des visages de statue sans yeux, et qui tous se rejoignent dans leur statut d’image, comme une présence sur un autre mode, sur un autre ton, d’un autre temps.

Dans ce qu’elle a pourtant de partiel puisqu’elle ne retient que quelques images comme des clichés photographiques, leur notoriété singulière est aussi justement signifiante. En premier lieu, si de Fleischer les images se laissent plus facilement connaître, c’est qu’elles durent et perdurent, survivent et persistent. Elles survivent à leur historicité, à leur inscription dans l’histoire, qui est nécessairement l’histoire de différents périls : la corruption, le détournement, l’oubli, la désuétude. La désuétude des objets du quotidien passés de mode, la corruption de la statue qui rejoint celle de la photographie ; l’oubli d’un visage du passé, sans nom, que transgresse un temps le tirage photographique, lui-même engagé dans un processus d’affadissement, de disparition. La lumière donne à voir en abîmant, abîme en donnant à voir, et c’est une règle générale, une histoire globale qui est autant celle de l’art que celle des familles, et des individus. Une histoire des objets qu’emploie l’artiste : une série de sculptures de verre qui n’existent que dans leur rapport à la lumière, et disparaissent dans ce même rapport qui les traverse en dénaturant les formes.

Cette tension abstraite est amplifiée par le noir et blanc, récurrent dans les nombreuses séries autour de cette problématique ou cette obsession de Fleischer (s’il est une différence) pour la disparition. Le noir et blanc est ainsi l’impression de la dualité qui travaille systématiquement son œuvre. Le noir et le blanc, le fixe et le mouvement, la présence et l’absence, la disparition et la révélation, le surgissement et le retrait. Il n’y a pas lieu de trouver de la facilité dans cette organisation duelle, une évidence, ou la clef de lecture qui suffirait à tout dire. Le travail de ces antinomies se singularise dans les images, simultanés du noir et du blanc de chacun des pôles, de l’un et de l’autre. L’instantané est instantanément insoluble ; il ne peut que se singulariser dans le fait de toujours paramétrer, réitérer, différencier le geste – en d’autres termes, dans le jeu pratique des techniques de l’image et de sa révélation.

Ce qu’enseignent les images : pédagogies de la révélation

Alain Fleischer se plaît à surimprimer non les images, mais leurs paramètres : à filmer une projection, à projeter sur un objet dont la forme déforme l’image, comme pour « Autant en emporte le vent » (1979-1981), ce portrait filmé de femme qui cligne des yeux ; elle cligne des yeux parce qu’un ventilateur projette de l’air sur son visage ; son visage filmé est projeté sur le ventilateur, il cligne à la vitesse des pales du ventilateur ; l’image projetée sur un ventilateur qui cligne d’une femme qui cligne des yeux est filmée à nouveau, et projetée sous nos yeux. Elle s’abîme dans l’abyme, Fleischer joue sur les mots et les images indifféremment : « Autant en emporte le vent ».

Il y a effectivement et systématiquement abîme dans l’abyme, puisque les images de Fleischer sont toujours plus hautement subordonnées à ce qui les rend fragiles : toujours d’obtention complexe, elles sont issues de la multiplication des paramètres, des outils, des étapes de production. Développer une image, c’est construire l’installation nécessaire à son surgissement, qui est toujours aussi la construction de sa limite : le bord du cadre, la limite de la projection ou sa fin, la durée de vie de la machine, de sa mise en fonction. Par l’usage de différentes machines et de techniques plus anciennes (notamment des projecteurs cinéma) l’agencement qui permet de voir une image fait l’objet de bricolages, l’enchâssement des outils et des gestes et la synchronicité qui leur sont nécessaires multiplie le risque de faillite technique, l’imprévu, l’erreur.

Plus le dispositif est fragile, plus l’image est difficile, soit visiblement abîmée, difficilement visible, soit d’autant plus précieuse que l’installation permettant son apparition est trop complexe pour être reproduite. L’image se développe dans le processus difficile d’une gestation à la fois mécanique et chimique ; une fois développée elle s’arrache à cette sculpture éphémère d’un dispositif, que l’on devine pour certaines œuvres, qui reste insoupçonnable pour d’autres.

Dans ce processus, l’image prend vie comme un monstre naît de l’alchimie d’une expérience. Les œuvres de Fleischer appellent cette impression de vie étrange, parce qu’elle est aussi ce qui permet aux images de mourir, en affinité avec les corps, les visages, les individus, les parents qui peuplent toute l’exposition, à moins qu’ils la hantent comme ils hantent l’imaginaire de l’artiste. À ce titre, la survivance des images n’est pas seulement l’obsession de l’artiste qui les laisserait l’envahir comme des réminiscences, des fantômes ou fantasmes ; elle est aussi la réussite de l’artiste qui parvient à redonner vie, faire durer, arracher leur existence au temps pour la suspendre ou la faire passer devant nos yeux.

Alain Fleischer récolte les images pour mieux les essaimer : il récolte des lambeaux de vêtements de ses proches pour tisser une narration en les liant les uns aux autres. Ou dans une autre installation intitulée « Autoportraits sous le masque », il laisse son visage se faire habiter par les existences multiples d’autres proches encore, dont il imagine les noms à partir des patronymes de sa famille ou de personnages. C’est une vaste et imposante collection de masques au mur, de doubles, alter ego ou parents, autant de fictions d’identité auxquelles il prête son visage moulé dans du papier d’aluminium, papier d’argent propice à la révélation, à l’empreinte et à l’emprunt.

Plus loin et dans une variation de ce geste de collection, le spectateur est invité à se recueillir dans une salle consacrée à l’installation « À la recherche de Stella ». Dans ce mausolée, les figures de femmes mortes, étrangères cette fois-ci, sont convoquées à travers une série de noms et de visages. Le spectateur peut s’emparer d’un miroir et déjouer la projection fixe des visages, difficilement discernable sur l’un des murs de la salle, pour la mener avec plus d’intensité lumineuse sur les autres murs de la salle. Ce geste révèle le texte qui tapisse le reste de la salle, écrit Fleischer à partir de l’épitaphe qui accompagnait indifféremment la sépulture de chacune de ces figures ; ces dernières ne sont plus qu’une vague date, une mort, un nom et un visage sur lequel des lettres s’impriment.

Il y a probablement quelque chose d’un peu didactique dans l’apparition de ces images-là. Il n’est ainsi pas anodin que la notoriété d’Alain Fleischer soit aussi largement liée à celle de l’école du Fresnoy, le Studio national des arts contemporains, qu’il a créé en 1997 et dont il est toujours directeur. La pédagogie est une technique de révélation des images, dont l’on pressent qu’elle se joue à la fois dans le métier de professeur et dans le fait de professer, dans les paroles souvent explicatives qui accompagnent les œuvres, et encore dans les œuvres elles-mêmes qui sont des dispositifs de monstration, c’est-à-dire d’enseignement.

La révélation est une pédagogie : plusieurs installations sont à l’évidence consacrées à cela, dont deux notamment, « Le Tableau/la Séance » et « Hitchcock recadré » de part et d’autre de l’un des ateliers, sont des procédés de recadrage dans l’image. La séance est une séance de cinéma, le tableau Le Pèlerinage à l’île de Cythère d’Antoine Watteau. Caché derrière un rideau rouge un peu désuet, face à un projecteur de cinéma un peu ancien, il semble appeler à ce que l’on renouvelle notre regard sur lui. Dans la pénombre, le rideau s’ouvre sur le tableau à peine perceptible. Il appartient au seul projecteur de choisir où le cadre de lumière se posera, glissera, révèlera : c’est une taille dans l’image, un regard qui critique (qui discerne, isole, fait des différence) pour mieux montrer. Le cadre s’élargit et le regard avec, l’image est révélée dans une narration choisie où le tableau de maître devient le tableau d’un maître d’école.

Au fil de l’exposition, il apparaît que cette pédagogie est omniprésente et généralisée : elle se donne dans la précision des cartels, qui sont massifs, évidents, parfois de part et d’autre des œuvres et accompagnés de flèches pour éviter de confondre les œuvres. Les titres sont toujours éclairants, lorsqu’ils ne sont pas littéraux. Alain Fleischer n’est pas un artiste avare d’explications, et il se compte nombre de documentaires qui révèlent en plus des images leurs dispositifs, les matières ou les objets utilisés, les étapes de production. Le dévoilement de détails techniques est souvent une entrée nouvelle et féconde dans l’œuvre, et l’exposition compte pour chaque salle un ou deux médiateurs qui font ce travail auprès du public. Ils lancent les installations sous nos yeux et les explications à nos oreilles, nous mettent les miroirs en main le pied à peine posé dans la pièce ; tout va très vite et à vrai dire trop vite lorsqu’on se prend à regretter qu’il ne soit pas laissé aux œuvres le temps de développer, comme l’on développe une image, comme l’œil se fait à la pénombre, à la lumière, leur propre pédagogie.

Comme les images, les œuvres d’art et les discours qu’elles abritent sont fragiles, partiels, ne se donnent pas toujours entièrement, parfois ne se donnent pas du tout, ou sont déceptifs, ou encore perdus – il y a là quelque chose à accepter en tant que tel, et peut-être à célébrer aussi, et protéger.

Images fortes, les images forcent

L’inconnu, l’insaisissable et le mal saisi sont des problématiques fortes du travail d’Alain Fleischer, fortes mais fragilisées ainsi exposées à un excès de didactisme. Voilà le pendant de la pédagogie, ou le travers que risque l’œuvre d’Alain Fleischer telle qu’elle prend à corps et à charge un désir de révélation. En choisissant d’accentuer cette profession des œuvres, l’exposition est parfois à l’œuvre ce que la surexposition est la photographie : une manière de perdre l’image pour l’œil, ou de forcer le trait.

Or les images d’Alain Fleischer sont déjà fortes, c’est-à-dire impressionnantes comme ces portraits de momies et les cuisses ouvertes de ces modèles, d’autant plus lorsqu’elles sont décuplées dans les salles où le dispositif n’est plus fragile ni précaire ni disparu, mais solidement contrôlé dans une installation : la marge de manœuvre est délimitée, cadrée. Le déplacement aléatoire des pièces dans un bassin circulaire projette certes des images découpées au fil des remous de l’eau, mais ces mouvements-là, s’ils ne sont pas réglés, ne dérèglent rien non plus, ne menacent pas tout à fait les images.

De même, l’installation « À la recherche de Stella » implique un déplacement imprévisible et singulier des images : le public peut déplacer lui-même les visages sur le mur de texte, là où il veut et comme il veut, mais cela reste où et comme on lui enseigne. Il se produit alors cette autre chose que l’on risque à trop contraindre, trop contrôler : il surgit un sentiment autre et inverse, soit de déception ou de résistance, ou de défiance et de regret. Il semble que ce lieu de mémoire consacré à quelques femmes manque la délicatesse d’un véritable recueillement, comme il ne permet pas d’investir la singularité de chacune. Le texte de leur sépulture est remplacé par le texte de Fleischer, dont la police qui tapisse les murs est finalement un mausolée à elle toute seule ; il s’imprime sur les visages, s’interpose toujours entre leur mise en lumière et notre regard.

Qui sont ces femmes ? Sans doute, l’œuvre ne vise pas à répondre à cette question, puisqu’elle joue avec la perte d’identité historique de ces personnes réduites à une commune épitaphe, une poignée de noms, quelques photographies. Mais si nous, devant l’installation, nous posons cette question, nous interrogeons par-là même nécessairement l’œuvre à cet autre endroit : montre-t-elle des femmes pour leur offrir une mémoire ou une forme de nouvelle vie, ou montre-t-elle des images de femmes ? Que fait l’œuvre, mais aussi, que pense-t-elle faire de toutes ces images ? Il y en a de fait beaucoup : les images de modèle féminin sont récurrentes dans le travail d’Alain Fleischer, et ce de façon très classique, en thème indissociable ou du moins indissocié des techniques de la photographique, comme il y a temps de pose et pose du modèle, par exemple. En plus de ces clichés-là, Alain Fleischer emprunte à la peinture néo-classique d’autres images archétypales de nus féminins, et s’inscrit ainsi dans une certaine généalogie de l’image de la femme modèle.

Quelques-unes de ces images célèbres passent sous nos yeux au fil de l’exposition, notamment dans une très belle série de photographies réalisée avec un dispositif à la fois astucieux et cocasse : des miroirs charriés par un petit véhicule (un petit train d’enfant) reflètent sur leur passage « un nu célèbre de l’histoire de la peinture ». Ces corps de femmes surgissent dans le passage du petit train, qui est ainsi le passage de l’imaginaire au voyage. D’une grande élégance, la série mêle fantasme et humour, réminiscence cultivée et jeu d’enfant. Elle dit aussi ce que sont les images d’Alain Fleischer, saisies au passage des narrations, récoltées, collectionnées ou capturées comme les petits oiseaux dans cette cage intégrée à l’une des installations, au milieu de la halle et entre les ateliers : ces images sont des véhicules qui charrient avec eux des imaginaires, elles sont des machinations d’imaginaire, elles sont des imaginations.

Elles sont riches et nombreuses, à profusion, même si elles connaissent une limite, la même limite qui fait que le modèle n’est plus un corps. Et quant à moi qui suis une femme, ce corps de femme me fatigue, je l’ai habité mille fois, il m’a habitée mille fois. D’une certaine manière et comme Alain Fleischer, je véhicule aussi ces images, et bien d’autres, et je suis parfois malgré moi ce petit train qui reflète des choses sur son passage. Qui charrie des miroirs, qui charrie des images ; un dispositif qui donne à voir des choses, et abîme aussi ; un véhicule qui se traîne des choses, qui se les traîne aussi depuis le temps et l’imaginaire immémorable de l’enfance, et véhicule des images.

Voilà peut-être où Alain Fleischer joue le terme de ses images : en-deçà duquel son travail est d’une ingéniosité, d’une culture et d’une sensibilité évidentes, d’une richesse de pratique étonnante, et œuvre d’intelligence ; au-delà duquel les images seraient en déroute, non véhiculées, ou profondément affectées dans leur transport : transformées.

Alain Fleischer travaille des dispositifs pour produire des images, mais ne produit pas ses dispositifs pour travailler les images. De l’un à l’autre, il n’y a qu’un transport (que l’on peut nommer désir). Dès lors que nous les charrions et les véhiculons, nécessairement et inévitablement, nous sommes responsables des images que nous faisons vivre. Et il ne faut s’interdire, par crainte de signer la mort des images, d’interroger cette vie dans la responsabilité que nous en avons, puisqu’au contraire il y aurait sans doute là pour nous une façon singulière de survivre à toutes les images que nous véhiculons.

L’exposition « L’aventure générale » d’Alain Fleischer a lieu au Centquatre du 10 octobre au 6 décembre 2020 .


Rose Vidal

Critique, Artiste