Littérature

Quand les savants sont siphonnés – sur Lumières aveugles de Benjamin Labatut

Critique Littéraire

Dans Lumières aveugles, Benjamin Labatut dresse un tableau vivant d’inventeurs aussi fantasques que fantastiques. Une fois arrivés au sommet, ils tombent comme des mouches. C’est un récit singulier, une comédie humaine qui ressemble à un opéra plutôt rock. C’est une œuvre personnelle et subjective qui n’a rien du manuel exhaustif de vulgarisation, une fresque hantée par des vérités, des découvertes vitales, et la mort.

Vertige des origines, origine des vertiges : est-ce parce qu’ils touchent du doigt les étoiles et l’infini que les savants fous sont fous ? Ils sont aussi autodestructeurs. Dans Lumières aveugles, Benjamin Labatut dresse les portraits de quelques célèbres mathématiciens et physiciens. S’il n’établit pas distinctement de corrélation entre étude des sciences dures et inadaptation sociale, il nous incite néanmoins à penser que les deux vont de pair.

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Il insiste sur les crises qui suivent leurs coups de génie et sur le repli volontaire dans lequel ils terminent leur existence. Une fois leurs découvertes couchées sur le papier, ces savants se replient sur eux-mêmes. Ils se confinent dans un château délabré ou dans une cabane remplie de détritus ; ce fut le cas de Grothendieck et de Schwarzschild.

Comparable, en moins foisonnant, à La Littérature nazie en Amérique centrale de Roberto Bolaño, Lumières aveugles est un tableau vivant d’inventeurs fantasques et fantastiques. Une fois arrivés au sommet, ils tombent comme des mouches. C’est un récit singulier, une comédie humaine qui ressemble à un opéra plutôt rock. C’est une œuvre personnelle et subjective qui n’a rien du manuel exhaustif de vulgarisation, une fresque hantée par des vérités, des découvertes vitales, et la mort.

« Ce livre est une œuvre de fiction basée sur des faits réels. »

Alan Turing, Karl Schwarzschild, Alexandre Grothendieck, Erwin Schrödinger, Louis de Broglie, Shinichi Mochizuki : tous ont un grain. Certains sont plus attendrissants que d’autres. Schwarzschild mérite la palme d’or dans cette catégorie. Les inventeurs défilent ici l’un après l’autre, et surtout l’un attaché à l’autre, grâce à la geste habile de Benjamin Labatut. Lumières aveugles est son premier livre traduit en français. Auteur chilien et quadragénaire, il a les bras couverts de tatouages. Ses personnages montent sur scène selon le principe du marabout, bout de ficelle, selle de cheval.

Hermann Göring ouvre le défilé. Le monstre n’avait rien d’un honnête savant mais il était en revanche accroc à une drogue, la dihydrocodéine. Göring et cette substance guident Benjamin Labatut jusqu’à Carl Wilhelm Scheele, l’inventeur en 1782 de « l’acide prussique », le « poison le plus important de l’âge moderne », l’ancêtre du Zyklon B. Vert émeraude, l’acide prussique résulte du mélange du bleu de Prusse, inoffensif et superbe, et de l’acide sulfurique. Carl Wilhelm Scheele ne l’a pas absorbé mais il est mort (le foie détruit et le corps recouvert de cloques purulentes) d’avoir goûté à toutes les substances qu’il avait mises au point avant cela. Ce vert, dont l’inventeur ignorait la nature toxique, ornait les jouets de milliers d’enfants européens à la fin du XVIIIe siècle. Il a causé leur perte. C’était la couleur préférée de Napoléon.

Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Benjamin Labatut nous dit sans doute la vérité à ce moment-là de son récit, car il précise que « ce livre est une œuvre de fiction basée sur des faits réels. La quantité de fiction augmente à mesure que le récit avance. » Or la généalogie du Zyklon B inaugure Lumières aveugles. Pour rédiger ce panorama de scientifiques farfelus, Labatut a lu de nombreuses biographies. Il en établit la liste en fin de parcours. Celle d’Hitler par Ian Kershaw y figure.

Le début de Lumières aveugles fait l’effet d’une ouverture d’opéra, ou l’effet d’une bombe. Il insuffle au texte la tonalité et le rythme d’une cavalcade. Ces premières pages sont un plan-séquence qui balaie plusieurs siècles et charrie le Bien, le Mal, le Beau. De Göring, qui se peignait les ongles en rouge lorsqu’il se déguisait en Néron, et qui ne voyageait jamais sans sa drogue, Labatut en arrive aux ampoules de cyanure distribuées aux nazis un soir de concert à la Philharmonie de Berlin, le 12 avril 1945, lorsque la défaite allemande est certaine. L’écrivain fait aussi un sort aux lettres que Heinrich Böll, incorporé à la Wehrmacht, adressait pendant la guerre à sa famille. Il suppliait ses proches de lui envoyer des doses de Pervitine, nom sous lequel était commercialisée la dihydrocodéine.

Après Göring, après Hitler, qui a utilisé son chien comme cobaye au moment d’avaler du cyanure, Benjamin Labatut passe à Alan Turing. Le mathématicien britannique casse le code avec lequel les Allemands chiffrent leurs communications pendant la seconde guerre mondiale. Et pourtant, une rumeur court selon laquelle il aurait été assassiné par les services secrets britanniques. La version officielle dit qu’Alan Turing s’est suicidé en croquant dans une pomme piquée de cyanure. Il imitait ainsi une scène de Blanche Neige, son film préféré.

Les goûts, les us et coutumes des génies réservent des surprises, et le mot « excentricité » est l’un de ceux qui revient souvent dans Lumières aveugles. « Mais la pomme ne fut jamais examinée pour vérifier l’hypothèse du suicide. » Turing avait laissé en évidence la liste des achats qu’il envisageait de faire le lendemain, « pour faire croire à sa mère qu’il est mort par accident, la libérant ainsi du poids de son suicide ». Labatut rappelle au passage que les pépins de pomme sont remplis de cyanure et qu’en absorber un demi-bol peut nous tuer.

Tous, ils dépassent tous les bornes.

« En tout ce qu’il faisait, il allait souvent trop loin » : Labatut note ceci à propos de Karl Schwarzschild, astronome surdoué, physicien, mathématicien et lieutenant de l’armée allemande. Mais cette remarque pourrait s’appliquer à tous les génies de Lumières aveugles, sauf peut-être à Einstein, dont Labatut fait le colosse auquel les autres s’adossent, l’arbitre, le professeur bienveillant auquel ils envoient leurs équations pour vérification et validation. Tous, ils dépassent tous les bornes : Schrödinger en coureur de jupons, Grothendieck en demandant, après un accident de moto, à être opéré sans anesthésie générale, et le mathématicien japonais Shinichi Mochizuki en étant doué d’une « capacité de concentration surhumaine ». Excessif et hautain, Mochizuki prétend créer une nouvelle branche des mathématiques, « un univers complet dont il est, pour l’heure, le seul habitant ». La modestie ne l’étouffait pas.

Quant à Karl Schwarzschild, le plus attachant des originaux de Lumières aveugles, il « fit ses études dans un collège juif où il vint à bout de la patience des rabbins en posant des questions auxquelles personne ne pouvait répondre ». Après avoir observé une éclipse totale trop longtemps, en 1905, en Algérie, Schwarzschild perd l’usage de son œil gauche. « Avec les femmes, il ne savait absolument pas s’y prendre. Ses étudiantes avaient beau lui courir après et l’appeler “le professeur aux yeux brillants”, il n’osa embrasser sa future épouse, Else Rosenbach, que lorsqu’il la demanda en mariage pour la deuxième fois. La première fois, Else avait refusé car elle craignait que son intérêt pour elle soit d’ordre purement intellectuel. »

Quelle perle d’homme. Plus jeune professeur universitaire d’Allemagne, Schwarzschild devient ensuite directeur de l’observatoire universitaire de Göttingen, « malgré son refus de remplir la condition préalable d’être chrétiennement baptisé pour pouvoir exercer la charge ». En 1915, depuis le front où il s’est engagé alors que son âge était déjà avancé, il envoie à Einstein « la première solution exacte des équations de la théorie de la relativité générale ». Einstein avait publié sa théorie un mois auparavant. Il « n’avait résolu ces équations que par des solutions approximatives ». Sidéré, il promet à Schwarzschild « de présenter son travail à l’université le plus tôt possible, sans savoir qu’il écrivait à un mort ».

Grothendieck, c’est encore un autre numéro. « Entre 1958 et 1973, il régna sur les mathématiques comme un prince éclairé, attirant dans son orbite les meilleurs de sa génération. » Il souhaitait « refonder les bases de la géométrie ». Puis il perd la tête et meurtrit son corps comme pour expier des fautes qu’il n’a pas commises. Son père, un anarchiste juif né en Ukraine, avait été internet au camp du Vernet. Il est mort à Auschwitz en 1942, empoisonné par le Zyklon B que Labatut nous a présenté au début de son livre.

Quand il avait cinq ans, Alexandre Grothendieck avait été confié par sa mère à un pasteur allemand, le temps pour elle de rejoindre son mari dans la lutte contre Franco. Un peu plus âgé, Grothendieck s’était évadé en pleine nuit du camp où il était interné avec sa mère pour aller assassiner Hitler à Berlin. La police l’avait retrouvé en chemin et ramené à sa mère. Il jouait du piano et avait appris le chant mongol.

Autre hurluberlu brillantissime : le physicien Louis de Broglie. Il a commencé là où d’autres ont terminé : il s’est d’abord enfermé chez lui sans répondre ni ouvrir à personne. Il a collecté des œuvres artistiques produites dans tous les asiles de France, puis il a soutenu en 1925 une thèse déterminante. Elle avait pour sujet la lumière (pour le dire vite). Comme personne dans son jury, y compris Paul Langevin, ne sut évaluer sa proposition, tant elle était « contraire au savoir partagé de l’époque », il fallut la soumettre à Einstein. Après des mois de silence, Einstein répondit : « C’est le premier faible rayon de lumière dans ce dilemme du monde quantique, le plus terrible pour notre génération. »

Lumières aveugles a du charme parce qu’il se nourrit des comportements des savants, de leurs étrangetés indéchiffrables et non de leurs équations. Benjamin Labatut ne perd pas une seconde son élan. Il ne lève pas le pied pour commenter les bizarreries, ou les fulgurances de ses personnages. Il faut dire qu’elles parlent d’elles-mêmes.

Benjamin Labatut, Lumières aveugles, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Le Seuil, 224 pages.


Virginie Bloch-Lainé

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