Art Contemporain

Éditer pour exister – à propos de Seth Siegelaub

Critique d'art

Comme lors du premier confinement, les musées ont été à nouveau contraints de fermer leurs portes : comment alors faire place à la création artistique ? Peut-être pourrait-on s’inspirer du travail Seth Siegelaub, dont un ensemble d’écrits et d’entretiens a été récemment publié. Cet artiste conceptuel a en effet érigé l’objet livre en support de création, dans une perspective de démocratisation de l’art. À l’heure où se développent les expositions en ligne, la démarche de Siegelaub a le mérite de maintenir un mode d’appréhension « physique », en marge de ces si envahissants écrans…

La publication en 2020 d’un ensemble d’entretiens et d’écrits de Seth Siegelaub (1941-2013) sous le titre Seth Siegelaub: « Better Read than Dead ». Writings and Interviews. 1964-2013 chez Walther König nous offre l’occasion de revenir sur cette pensée d’une complexe actualité. Non seulement son travail trouve un écho majeur dans le cadre des recherches esthétiques sur la publication contemporaine et dans le champs des art visuels, mais il permet aussi de s’interroger sur les modes de communication de l’art à l’heure où la création cherche par tous les moyens à se disséminer dans la société.

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Événement déclencheur, en novembre 1968, Seth Siegelaub publie l’ouvrage Douglas Huebler, également connu sous le titre November 1968. Ce dernier présente avec clarté et simplicité le travail d’édition comme une possible pratique d’exposition ; et l’opus de nous offrir un panorama du travail de l’artiste conceptuel, sous la forme d’un catalogue léger et de la documentation qui s’y réfère. Ce livre que l’on dit « d’artiste » est de petit format, composé d’une vingtaine de pages et imprimé en noir et blanc.

Éphémère marchand d’art, éditeur et commissaire d’exposition, Siegelaub a eu une carrière intimement liée à l’évolution de l’art conceptuel américain et européen. Sa pratique artistique s’inspire du travail de l’archiviste et parfois de celle du chercheur, permettant à certaines approches pratiques et théoriques de sortir des marges où elles sont habituellement enfermées. Au début des années 70, son parcours prend un tour plus politique lors de son installation en France avec les compilations de textes et traductions des ouvrages Karl Marx & Frederick Engels on Literature and Art (1975) ou encore How to Read Donald Duck: Imperialist Ideology in the Disney Comic (1971). Au milieu des années 90, Seth Siegelaub décide de se mettre en retrait du monde de l’art, séparation qu’il évoque lui-même dans un article publié dans la revue Art Press et intitulé « Le Contexte de l’art / L’Art du contexte » (1996) – article qui prend la forme d’un questionnaire en trois mouvements : autour de l’art de la fin des années 1960, des évolutions des pratiques qui y sont initiées et, enfin, des acteurs de ce processus.

Agilité et utopie

Seth Siegelaub n’observe que de loin l’émergence d’une autre révolution nommée Internet. Il n’est également que le témoin éloigné de la conséquente relecture de son œuvre d’éditeur et de chercheur au début des années 2000. Une révolution numérique qui entraîne un nécessaire questionnement sur l’objet livre. L’utopie démocratique qui accompagne les projets éditoriaux et curatoriaux de Siegelaub trouve une autre sensibilité dans les cadres pédagogiques qu’il construit, tels « The Halifax Conferences » (1970) au Nova Scotia College of Art and Design. Celles-ci, en prenant les traits d’une conversation entre des artistes et des étudiants, se fondent sur une vision globale du monde de l’art, hors de son champ borné, et placent les acteurs au-delà de leurs domaines d’expertise et de leurs zones de confort. Elles scrutent le monde de l’art dans ses aspects socio-économiques, nous interrogeant tant sur son institutionnalisation que sur ses aspects financiers ou sur les droits et devoirs des artistes. Cette évolution logique a conduit Siegelaub à participer dès 1969 aux débats de la Art Workers’ Coalition qui opposent artistes et conservateurs du MoMA à New York.

L’agilité théorique et professionnelle qui caractérise son parcours n’apparaît plus aujourd’hui centrale dans la plupart des pratiques éditoriales en lien avec l’exposition. Comme le dit Jérôme Dupeyrat, historien de l’art et enseignant à l’isdaT à Toulouse, « Les artistes ou les éditeurs qui ont aujourd’hui recours au livre comme moyen d’exposition ont bien ces supports de démocratisation en tête, ainsi que leurs limites intrinsèques, mais ils se sont aussi rendus compte que celles-ci ne pouvaient être comprises de manière sérieuse comme une extension quantitative du public. Il s’agit plutôt aujourd’hui de questionner l’espace imprimé. Ils travaillent donc moins un outil de communication de masse qu’en se plaçant dans l’héritage esthétique des années 60. »

À la puissance utopique du hors les murs théorisée dans le travail éditorial de Seth Siegelaub s’oppose la démarche parfois cloisonnée d’un travail passionné, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, la crise sanitaire qui frappe les centres d’art comme les librairies semble nous ramener d’une manière surprenante à cette question première qu’est la diffusabilité des offres culturelles. Celle-ci remet au premier plan le débat interne de l’éditeur-artiste qui paraissait pourtant oublié, et il y aurait un rapport d’inversement autour de la question du moyen de communication. Celui-ci, perçu comme historiquement flexible, s’est transformé en un objet de questionnement – cœur de la recherche artistique aujourd’hui – autour de travaux qui sont, de fait, de plus en plus confidentiels.

Cas pratiques

Au début du mois d’avril 2020, au cœur du premier confinement en France, devait ouvrir l’exposition « Home from Home » du collectif Art and Language au château de Montsoreau dans le Val de Loire. Ce groupe d’artistes conceptuels, proches de Sieglaub et qui s’associent à la fin des années 60 autour de la revue éponyme, réfléchissent à la conception et à la diffusion d’œuvres d’art extraites de leur statut unique et d’un penchant monumental.

C’est dans la poursuite de cette réflexion que s’est métamorphosée l’exposition « Home from Home », désormais téléchargeable depuis le site Internet du musée. Le document et sa notice offrent la possibilité d’un support mobile, léger, que l’on peut construire et agencer à la maison, en famille, le temps d’un après-midi. Bien loin de défrayer la chronique par cette démarche ou de reconstruire un pan complet de la politique des publics, cette exposition (toujours en cours) témoigne de la possibilité de faire vivre la diffusion artistique dans une période de confinement qui devrait perdurer. Le projet se veut également une forme de réponse pratique, au regard d’un champ professionnel qui ne parvient pas, depuis le mois de mars, à s’organiser et se réinventer pour les missions qui sont les siennes.

En effet, un examen approfondi de la situation artistique et culturelle contemporaine comme de celle des années 60 pourrait nous indiquer un croisement des problématiques d’exposition et d’édition. En cela, le support imprimé tel qu’utilisé par Siegelaub s’impose comme une évidence après coup. L’adéquation entre l’objet éditorial et le travail des artistes tels Lawrence Weiner ou Douglas Huebler font du livre un mode de diffusion parfaitement adapté pour leur pratique artistique. L’exposition n’étant qu’un élément partiel de leur travail, le catalogue-exposition en donne une vision globale, cohérente et pertinente. Seth Siegelaub, grâce à ces livres, a su rendre visible ce qui n’est pas exposable, ce qui conduit Sol LeWitt à tenir ce propos : « Dans l’art conceptuel c’est l’idée ou le concept qui est l’aspect le plus important de l’œuvre. Le projet et tous les choix sont pensés à l’avance et la réalisation n’est plus qu’une formalité. L’idée seule devient le moteur de l’art. »

C’est au regard de cette prédominance de l’idée et du pouvoir des mots et des images que s’est construit, au cœur du confinement, le projet arlésien « Rien n’aura eu lieu ». Porté par la prose mallarméenne du Coup de dés : « Rien n’aura eu lieu que le lieu excepté peut-être une constellation » ; et il s’agit ici, de nouveau, de travailler par dissémination et prolifération. L’exposition se construit dans le catalogue et la réunion des œuvres, comme par son existence sur les réseaux sociaux.

La démarche est pensée et accompagnée par les commissaires Grégoire d’Ablon, Margaux Bonopera et Fabien Vallos sous une forme fulgurante, menée dans « un temps présent en attente de devenir, mais on sait qu’il s’en suit un espace et une forme d’expression ». Celle-ci réunit une cinquantaine d’artistes, théoricien.es et commissaire.s d’exposition portés par une question : « Qu’en est-il de cette viralité dès lors qu’un état d’exception est déclaré et suppose un suspens de la circulation des échanges et du droit ? » La viralité de l’exposition et des statements (déclarations) artistiques qui en font partie se présente comme une réponse à l’épidémie, et ce dans l’attente de la publication prochaine du catalogue.

Ce qui nous reste

Il y a dans l’entreprise éditoriale de Seth Siegelaub (comme chez Adrian Piper ou Sol LeWitt) la volonté radicale de modifier la chaîne de production et la diffusion de l’art en s’appuyant sur des outils démocratiques de transmission. S’il demeure aujourd’hui une idée naïve selon laquelle l’objet imprimé viendrait remplacer notre lecture matinale des informations, le fait est que la réponse de Seth Siegelaub s’inscrit dans une vulgarisation (aujourd’hui quelque peu oubliée) des pratiques artistiques, proposant une relation directe entre les artistes et le public. Dimension qui semble aujourd’hui nous manquer à l’heure de la fermeture des galeries, des centres d’art, des musées, des salles de cinéma ou des librairies.

Et c’est bien au seuil de cette modification de l’expérience esthétique que nous parle Douglas Huebler, artiste pionnier de l’art conceptuel et fervent défenseur d’un bouleversement des expériences et des approches artistiques : « […] les livres d’artistes offrent l’emplacement le plus accessible et le plus éloigné de l’accrochage mural pour les idées/œuvres dont la forme essentielle ne dépend pas de médias traditionnels, d’un matériau ou d’un environnement spécifique [1]. »

Le paradoxe de l’héritage de Seth Siegelaub réside dans sa dissonance avec le format numérique. Celui-ci semble priver aujourd’hui le champ de l’édition spécialisée de la vélocité qui était la sienne. Le regard porté par l’éditeur sur le Xerox art (ouvrages et œuvres réalisés avec l’aide d’une photocopieuse) ou encore l’univers des revues et graphzine, qui a permis l’émergence de scènes bigarrées et prolifiques, s’est trouvé démuni face à l’économie (et le champ des possibles) du web. Les années 2000 sont, en ce sens, non le temps de l’innovation mais bien celui de l’écriture d’une histoire, comme nous le rappelle Jérôme Dupeyrat : « L’irruption du numérique et du web a été l’occasion de penser ce qu’était le livre comme objet spécifique, lorsque celui-ci quitte son rôle prescripteur de diffusion par défaut, les acteurs ont commencé à se demander quel était cet objet éditorial et ses particularités. »

À la masse

Le confinement du printemps dernier ne se sera pas tellement accompagné pour les artistes d’une explosion des éditions d’artiste ou d’un transfert vers l’édition papier, mais plutôt d’expositions en ligne, ce qui a favorisé, la plupart du temps, les plateformes instituées. Qu’en sera-t-il des mois à venir ? Doit-on s’attendre à retour de l’objet imprimé dans la diffusion des œuvres ou encore à l’élaboration d’un contenu spécifique ? Cela répondrait à la difficile équation entre la nécessité de l’appréhension « physique », qui nous fait tant défaut, et celle de faire émerger des formes nouvelles capables de nous séparer pour un temps des écrans qui envahissent nos quotidiens.

En effet, la recherche sur l’objet livre ces quinze dernières années semble nous avoir conduits dans la forme d’impasse où se trouvent aujourd’hui les arts visuels. Celle-ci concerne tant le cadre de l’éditorialisation et de l’édition que les pratiques de médiation et de diffusion. Sans en faire la critique, je pense que la déterritorialisation de la pratique de l’exposition, sa nécessaire indéfinition et la subversion apportée par Siegelaub peinent à trouver aujourd’hui son efficience dans les modalités de diffusion des œuvres comme dans leur appropriation par les publics.

La question qui semble se poser est la possible marginalisation des arts visuels au regard de l’ensemble des politiques culturelles, dont le confinement et le coup d’arrêts des expositions et événements artistiques seraient le révélateurs. En cela, l’éclairage critique du travail de Seth Siegelaub est particulièrement saisissant, d’abord dans son entreprise de dissémination contre laquelle tout semblait agir. Sans jamais opposer les expositions hors les murs avec le travail réalisé au sein des institutions, il cherche à travers ses écrits à donner des clés pour une rencontre possible entre la recherche artistique au temps présent et un public qui ne demande qu’à être sollicité.

Seth Siegelaub: “Better Read than Dead”. Writings and Interviews. 1964-2013, Verlag der Buchhandlung Walther König, mai 2020, 352 pages.


[1] Douglas Huebler, « Statements on Artists’ Books by Fifty Artists and Art Professionals Connected with the Medium », Art-Rite, n°14, hiver 1976-77.

Léo Guy-Denarcy

Critique d'art

Notes

[1] Douglas Huebler, « Statements on Artists’ Books by Fifty Artists and Art Professionals Connected with the Medium », Art-Rite, n°14, hiver 1976-77.